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Robert Hudson, Michael Bishop et Luc Faucher ont trouvé plusieurs points de discussion intéressants et offert de nombreux éclaircissements dans leurs commentaires sur mon livre Reconstructing Reason and Representation (MIT, 2004). Je leur suis redevable ainsi qu’au directeur de Philosophiques de cette occasion de clarifier ma perspective. Je répondrai séparément à chaque auteur. Je commence avec Robert Hudson.

A. Hudson

La discussion éclairante de Hudson est centrée sur l’aspect fiabiliste de la justification épistémique. Il commence en affirmant que je désire intégrer une dimension externaliste aux théories internalistes de la justification épistémique. Regrettablement, je ne sais pas où il a trouvé cette idée dans mon livre. J’ai offert une perspective sur la connaissance purement externaliste, fiabiliste et modulaire dans le chapitre six du livre. J’ai aussi offert une analyse de la connexion entre les aspects externaliste et internaliste de la justification épistémique dans le chapitre cinq. Dans ce chapitre, je suggère que le projet mélioratif d’offrir des conseils épistémiques à l’agent cognitif, sur la base d’une mise à jour rationnelle de ses croyances et à la lumière de données nouvelles, peut être mené, d’un côté, en étant conscient de la littérature empirique sur le raisonnement humain en psychologie et, de l’autre côté, en ayant clairement à l’esprit un aspect non mélioratif de la justification et de la connaissance. La justification non méliorative concerne les caractéristiques permettant aux croyances d’être de bonnes croyances et qui leur fournissent la justification épistémique, le type de justification qui fait que de telles croyances sont probablement vraies. Un tel aspect non mélioratif de la justification devrait, ai-je soutenu, être externaliste par nature. Le point n’était pas d’intégrer un élément externaliste dans un aspect internaliste de la justification mais de clarifier les connexions conceptuelles entre ce que je crois être deux types discrets de justification. Mon avis est qu’un aspect externaliste de la justification épistémique est nécessaire pour la connaissance alors qu’un aspect internaliste de la justification épistémique n’a pas de place dans une contribution à la connaissance. Le sens internaliste de la justification est plutôt, en fait, porté vers la poursuite de l’enquête. Dans cette perspective, l’enquête n’a pas à voir avec la connaissance per se mais avec les normes publiques de satisfaction, c.-à-d. les standards disciplinaires que les pairs partagent collectivement mais implicitement. Par exemple, les standards implicites adoptés par les journaux scientifiques pour l’acceptation des articles constituent une exemplification de telles normes publiques et illustrent les standards internalistes de justification épistémique. Dans ma perspective, c’est une confusion de suggérer que nous devrions intégrer des éléments externalistes à un aspect internaliste de la justification parce que les racines des projets internaliste et externaliste sont dirigées vers des questions épistémiques différentes. Ayant ces rappels à l’esprit, je vais maintenant m’attarder aux affirmations plus spécifiques que Hudson a formulées sur le problème de la généralité.

Le problème de la généralité concerne le degré d’ouverture des types de processus en question. Comme je l’ai noté dans le livre :

Goldman affirme qu’une croyance est justifée si et seulement si elle est causée par un processus fiable. Un processus fiable est un processus qui tend à produire la vérité. Le problème de la généralité peut être posé comme un dilemme. Si nous interprétons les types de processus trop étroitement alors un processus fiable risque d’avoir une seule instance; toutes les croyances vraies seront formées de façon fiable et toutes les croyances fausses ne seront pas formées de façon fiable. Telle est la facette du « cas singulier » du dilemme. D’un autre côté, si nous interprétons le type de processus trop largement, alors la facette « sans distinction » du dilemme surgit. Par exemple, la perception visuelle doit être pensée comme un type de processus. Mais les croyances à propos des vaches qui surviennent lorsque celles-ci sont à dix pieds semblent être bien plus justifiées que les croyances à propos des vaches qui surviennent à un demi-mile de distance. Toutefois, la contribution du processus fiable semble n’avoir aucun moyen de marquer cette importante distinction. Apparemment, Goldman et les autres théoriciens du processus fiable n’ont aucune façon de spécifier, en principe, le degré de généralité des types de processus.

Conee et Feldman, 1998; Clarke, 2004, 85-86

J’ai suggéré dans le livre que ma perspective ne rencontre pas le problème de la généralité a priori et le problème conceptuel parce que les types de processus sont déterminés empiriquement par des psychologues évolutionnistes et d’autres scientifiques. Les modules cognitifs représentent les types de processus qui donnent naissance aux croyances bien formées. J’ai pointé les modules darwiniens de raisonnement comme exemple central de tels types de processus. Hudson pense que ce transfert de la responsabilité conceptuelle aux psychologues évolutionnistes ne marchera pas. Comme il le note :

Cette réponse aurait été excellente s’il existait une voie empirique toute tracée pour isoler les modules — mais il n’y en a pas. Pour identifier les modules, il faut identifier les comportements propices à l’évolution qui sont observables chez les organismes et inférer alors l’existence d’un module qui permet, de par sa structure, ce comportement.

Toutefois, il poursuit :

Je voudrais soutenir que cela revient à présumer une solution au problème de la généralité, non pas à y répondre. Parce que le problème précis qui nous intéresse est la mesure par laquelle nous pouvons déterminer quand un processus générant des croyances est fiable. Le problème de la généralité suggère que cette évaluation de la fiabilité doit attendre une détermination antérieure du niveau approprié de description pour ce processus — et rien de ce qu’a dit Clarke ne supprime ce réquisit.

En d’autres mots, Hudson affirme ici que, par définition, déterminer le degré de généralité d’un type de processus doit être accompli a priori. D’où ce qui compte comme un type de processus (qui, dans ce cas, équivaut à un type de module) peut uniquement être déterminé par une analyse conceptuelle a priori. Puisque c’est ainsi, nous allons informer les psychologues évolutionnistes que les philosophes doivent d’abord déterminer ce qui peut compter comme un type de module a priori avant qu’ils commencent leurs expérimentations sur le raisonnement humain. Tout le travail conceptuel doit être effectué prioritairement à l’accomplissement de l’enquête empirique sous peine de circularité. Je ne trouve pas cette approche de l’investigation empirique plausible. Les scientifiques devraient attendre le travail conceptuel des philosophes chargés de les éclairer afin que leur travail puisse procéder rapidement. Je doute qu’une science ayant connu un certain succès ait déjà procédé de cette façon ou qu’elle procède jamais de cette façon ou, encore, que si elle procède effectivement de cette façon, le succès de cette science soit redevable à un tel travail.

Naturaliser l’épistémologie requiert une méthode qui diffère de l’analyse conceptuelle traditionnelle. Exposer une telle méthode était un objectif central de mon livre. Je suis satisfait d’adopter une telle approche novatrice en philosophie mais je comprends que Hudson ne soit pas aussi satisfait que moi. Pour voir le problème avec cette approche, demandez-vous, est-ce que Cosmides et Tooby, ou d’autres psychologues évolutionnistes, ont produit les résultats importants et intéressants qui continuent de marquer leur travail s’ils avaient adopté la méthode conceptuelle a priori de Hudson? La réponse, je crois, est un « NON » retentissant et résonnant. À mon avis, c’est une bénédiction que les philosophes ne dictent pas les méthodes appropriées aux scientifiques. Je tiens pour acquis que discerner ce qui constitue un module ou un type de processus est difficile et impossible sans le type de travail continu et soigneux qui caractérise la recherche de scientifiques comme Cosmides et Tooby. Après tout, ce n’est pas comme s’ils affirmaient allègrement l’existence de nouveaux modules tous les jours de la semaine. Mais imaginer que de tels types de modules puissent être déterminés a priori, ou déterminer le degré de généralité que de tels types peuvent posséder a priori tend vers la crédulité. Aucune réussite scientifique n’a, à ma connaissance, été précédée de façon notable du travail conceptuel des philosophes, et en reposant d’abord sur lui. Comme je la comprends, la tâche du philosophe des sciences qui est intéressé par la méthodologie est de tenter de comprendre la méthodologie scientifique, et non pas de prescrire une telle méthodologie. Je suggèrerai que le taux de réussite des philosophes tentant de pourvoir des solutions prescriptives aux scientifiques est comparable avec le taux de réussite de ceux qui prédisent que le marché boursier sera favorable.

Dans ce contexte, la suggestion de Conee et Feldman selon laquelle une chose comme des conditions nécessaires et suffisantes est requise pour spécifier l’importance des types de processus est problématique. Une telle requête découle d’une conception des concepts, c.-à-d. le définitionnisme, qui a été rejetée il y a longtemps par la psychologie (voir Fodor, 1998; Margolis et Laurence, 1999). La chasse à de telles conditions nécessaires et suffisantes représente le désir utopique de précision là où une telle précision ne peut exister et n’est même pas nécessaire à une bonne science. Dans leur article The Generality Problem for Reliabilism, Conee et Feldman mènent ce désir presque obsédant de trouver de telles conditions à sa conclusion logique — qui est à couper le souffle. Après avoir rejeté une variété de solutions scientifiques au problème de la généralité, Conee et Feldman concluent que « bien que la science fournisse des outils pour sélectionner les candidats aux types pertinents, il n’existe pas de bonnes raisons de penser que les classifications scientifiques fournissent des outils pour résoudre le problème de la généralité » (Conee et Feldman, 1998). Il en est ainsi parce que, même pour le cas simple de la perception visuelle, ce que sont les types d’explications psychologiques pertinents n’est pas clair, et la question de savoir comment ces types peuvent être utiles pour les théories fiabilistes de la justification ne l’est pas non plus. En général, Conee et Feldman doutent qu’il n’existe qu’une seule et unique explication psychologique pour chaque croyance. Les tentatives d’Alston, Goldman et Baergen pour spécifier ce qui compte comme type de processus demeurent en attente de solutions. Les deux auteurs concluent que les théories fiabilistes de la justification et de la connaissance semblent sans espoir puisque le problème de la généralité est insoluble. Je devrais ajouter que les explications psychologiques ont l’air extrêmement difficiles, sinon impossibles à réaliser de leur perspective et, pour cette raison, la science est rendue inapte à répondre à ses propres questions. Mais, à coup sûr, une erreur s’est glissée ici. Comme je l’ai suggéré plus tôt, le type de solution définitionniste au problème de la généralité que Conee et Feldman recherchent est utopique. Étant donné les standards irréalistes qu’ils proposent pour solutionner adéquatement le problème de la généralité, il n’est pas surprenant que toutes les propositions soient considérées comme des échecs et que la science elle-même demeure en attente de solutions. Mais pourquoi suivre ceux qui trouvent que ces standards, imposés par Conee et Feldman ou ceux qui sont prêts à rejeter des parties significatives de la science dans l’optique de satisfaire ces standards apparemment irraisonnables, sont raisonnables? Ce sont exactement de tels standards (ou ce que j’appelle plus généralement dans mon livre des « moulins à vent scolastique ») qui ont occasionné une quasi-absence de progrès en épistémologie. Le résultat est que le travail des épistémologues traditionnels, aussi légitime qu’il puisse paraître, est à mon avis largement improductif et franchement inutile à la fois à la communauté scientifique et à de larges sections de la communauté philosophique. C’est sur ce point que j’ai mis l’accent dans mon ouvrage. En tous cas, je m’occupe à présent des commentaires incisifs de Michael Bishop sur le livre.

B. Bishop

Bishop a soulevé, de manière articulée, trois problématiques dans sa revue critique : ma défense de la modularité massive, ma solution partielle au problème de la disjonction, et ma proposition selon laquelle la connaissance est fragmentée. Je le suivrai en m’occupant à mon tour de ces problèmes.

1. La modularité massive

Bishop a correctement remarqué que, dans le livre, j’ai soutenu que l’hypothèse de la modularité massive est liée à l’idée que l’esprit consiste essentiellement en processeurs darwiniens possédant un domaine spécifique qui agit sur des ensembles de données chomskyens dont le domaine est spécifique. C’est pourquoi il doit exister certains processeurs dont le domaine général agit sur des ensembles de données qui ont un domaine général ou spécifique, ou des processeurs darwiniens qui ont un domaine spécifique agissant sur un ensemble de données qui ont un domaine général. Je réfère à ces trois dernières possibilités comme étant les cas D, B et C dans la page six du livre. Le reproche de Bishop, emprunté à Richard Samuels, est qu’il n’y a pas de raison de préférer l’idée que l’esprit consiste essentiellement en modules ayant des domaines spécifiques plutôt qu’en processeurs ayant des domaines généraux agissant sur des connaissances dont le domaine est spécifique, étant donné les effets liés au contenu dans la tâche de sélection de Wason.

D’où même si Cosmides et Tooby ont raison de penser que l’esprit ne peut pas consister seulement en processeurs ayant un domaine général qui agissent seulement sur l’information perceptuelle, ils ont tort de penser que l’esprit ne peut pas consister seulement en processeurs ayant un domaine général qui agissent sur des ensembles de données dont le domaine est spécifique (ou ce que Samuels appelle le « Modèle bibliothèque de la cognition »). Cosmides et Tooby n’ont pas réussi à évacuer cette dernière possibilité. Dans mon livre, au deuxième chapitre, j’ai soulevé les inquiétudes de Samuels et Fodor. Dans ce chapitre, j’ai présenté trois arguments de Cosmides et Tooby provenant de leur article de 1994, Origins of Domain-Specificity : The Evolution of Functional Organization. J’ai soutenu que les critiques de Fodor concernant ces trois arguments n’ont pas réussi à atteindre Cosmides et Tooby principalement parce qu’il interprète leurs arguments de façon systématiquement erronée. Je ne peux pas répéter tout ce que j’ai dit dans le deuxième chapitre, mais je dirai les choses suivantes. Cosmides et Tooby affirment que leurs trois arguments sont un moyen de soutenir l’idée qu’il est impossible en principe que la psychologie humaine qui ne contient rien d’autre que des mécanismes ayant un domaine général ait pu évoluer parce que :

  1. Ce qui est considéré comme un comportement adaptatif diffère de domaine en domaine; il n’existe donc pas de critères du succès du domaine général qui soit corrélé avec l’adaptativité.

  2. Les trajectoires d’adaptation des actions ne peuvent être déduites ni apprises par des critères généraux, parce qu’elles dépendent de relations statistiques entre les traits caractéristiques de l’environnement, le comportement et l’adaptativité qui émergent durant de nombreuses générations et sont, par conséquent, inobservables pendant la durée d’une seule vie.

  3. L’explosion combinatoire paralyse tout système ayant véritablement un domaine général lorsqu’il est confronté à la complexité de la réalité.

Cosmides et Tooby, 1994, 91

La possibilité que Bishop met de l’avant, c.-à-d. des processeurs ayant un domaine général qui agissent sur le modèle bibliothèque de l’esprit évite ces objections parce que les ensembles de données innées qui ont un domaine spécifique peuvent aider à résoudre les questions spécifiques du problème de la réussite, le problème de la relation statistique transgénérationnelle et le problème de la complexité du monde réel. Cependant, Fodor s’objecte au deuxième argument dans ses propres termes, et ses objections, comme je l’ai souligné dans le livre, sont erronées. Aussi ai-je souligné dans mon livre que Fodor a raison de penser que la troisième objection n’est pas satisfaisante si l’on adopte la perspective de Bishop-Samuels sur la cognition. Bien sûr, Cosmides et Tooby ont un objectif différent en ce qui concerne le troisième argument : l’idée que seuls les processeurs ayant un domaine général se combinent avec l’information perceptuelle. En général, ils pensent qu’il est invraisemblable que l’évolution ait produit des processeurs ayant un domaine général parce que l’évolution est, approximativement, une opération de bricolage. C’est-à-dire qu’effectivement l’évolution agit sur les matériaux dont elle dispose : de manière récurrente, nous obtenons des solutions locales à des problèmes immédiats. C’est pourquoi Cosmides et Tooby insistent sur l’idée de l’ingénierie à rebours. Il faut essayer d’imaginer les tâches auxquelles les chasseurs-cueilleurs du Pléistocène ont été confrontés afin de comprendre la fonction des modules actuels. Cette approche est parfaitement raisonnable, même évidente, compte tenu de l’historique des discussions sur l’évolution en philosophie de la biologie. À l’inverse, l’idée de processeurs globaux ayant des domaines généraux qui auraient été sélectionnés afin de résoudre n’importe quel problème serait peu vraisemblable, même panglossienne, étant donné tout ce que l’on sait sur l’évolution. Donc, même s’il est impossible d’écarter a priori, sur une base logique, l’idée que seuls les processeurs ayant un domaine général agissent sur un ensemble inné de données ayant un domaine spécifique, ce n’est pas, en général, ce que les biologistes qui étudient l’évolution pensent être le cas. C’est parce que la bibliothèque innée de connaissances de Fodor-Samuels, qui a un domaine spécifique, aurait à encoder une masse colossale de données. Les exigences de stockage seraient, proportionnellement, monstrueuses. Et, par conséquent, les considérations de simplicité militent contre la probabilité que cette perspective soit vraie. En fait, nous avons constaté le même problème avec la perspective du concept radical de nativisme chez Fodor (1975) où quelque 500 000 concepts étaient déclarés comme innés. Fodor a peut-être raison à propos de l’innéisme de nos concepts, mais je n’en attendrai certainement pas la confirmation et presque personne dans la communauté des sciences cognitives non plus. (Bien sûr, Fodor a sagement réorienté cette perspective dans son livre de 1998, Concepts). Donc, il existe une raison générale et importante, bien que n’étant pas décisive, de préférer l’idée de processeurs darwiniens ayant un domaine spécifique. D’autres raisons convaincantes de préférer l’image de l’esprit selon Cosmides et Tooby se trouvent dans les résultats complexes et détaillés concernant les effets liés au contenu dans la tâche de sélection de Wason. Cosmides est justement reconnu pour avoir soutenu ses opinions contre l’explication en terme de domaine général de la tâche de sélection de Wason. J’explicite de nombreux exemples de son travail dans le livre et je ne reviendrai donc pas sur les données ici. Il est certainement quelque peu étrange de suggérer, comme Bishop le fait, qu’il n’y a aucune raison de penser que les processeurs darwiniens ayant un domaine spécifique existent et dominent peut-être l’esprit à la lumière de l’ensemble substantiel d’expériences menées par les psychologues évolutionnistes durant ces années. Pour être convaincant, Bishop aurait besoin de fournir des informations empiriquement détaillées qui contrediraient le travail de Cosmides et Tooby sur la tâche de sélection de Wason. À ma connaissance, Samuels et Fodor n’ont effectué aucun travail expérimental sur la tâche de sélection de Wason! Brièvement, alors que le modèle bibliothèque demeure une option logiquement cohérente, cette tâche requiert plus de soutien empirique avant de provoquer notre assentiment. Il devrait être aussi mentionné que Fodor, dans son livre TheMind Doesn’t Work That Way, a accusé Cosmides et Tooby d’argumenter que l’esprit consiste seulement en processeurs darwiniens ayant un domaine spécifique. Comme je l’ai souligné dans mon ouvrage, il s’agit clairement d’une mauvaise interprétation de leur pensée.

2. Le problème de la disjonction

Bishop affirme que la théorie du fossé ne peut expliquer comment un module qui a été sélectionné peut faire une erreur de représentation quant à l’état du monde lorsqu’il fonctionne dans son domaine propre. Comme il le note :

Considérez un environnement où l’évolution a sélectionné chez les prédécesseurs des castors le module qui mène ces prédécesseurs à claquer leur queue. Pendant les (présumées) milliers d’années durant lesquelles le module a été sélectionné, il s’est sûrement déclenché en présence d’un animal qui n’était pas un prédateur, disons un ongulé végétarien. Ce cas est-il un exemple d’erreur de représentation? Il semble que Clarke soit forcé à le nier puisqu’il n’y a pas de fossé entre le domaine propre et actuel.

Bishop, dans ce passage, néglige un point crucial à propos des modules; nommément, l’idée d’un module sélectionné résulte du fait que les modules sont fiables, non pas infaillibles. Ma définition de la fiabilité des modules (FM) dit que : « Un module est fiable si et seulement s’il produit habituellement et de façon réussie des résultats dans le domaine actuel [...] et il devrait habituellement produire des résultats satisfaisants dans des domaines possibles [...] qui sont similaires, de façon pertinente, au domaine actuel. » Il s’ensuit que les erreurs de représentation peuvent surgir même quand le domaine propre est le domaine actuel. Pourquoi? Les erreurs de ce type ne sont pas expliquées par la théorie du « fossé » mais simplement par le fait que les modules qui sont sélectionnés ne sont pas infaillibles, seulement fiables. Si j’avais soutenu que la sélection naturelle a sélectionné des modules infaillibles dans leur domaine propre, alors Bishop aurait émis une bonne remarque. Mais, manifestement, personne ne voudrait défendre une telle conception panglossienne de l’évolution. Cela ne constitue pas une surprise pour les théoriciens de l’évolution que celle-ci produit des solutions qui ne sont pas parfaites. Prenez la perception visuelle. La plupart des cogniticiens s’entendraient sur l’aspect modulaire et fiable de la vision. La perception visuelle mène-t-elle à des erreurs de représentations à l’intérieur de son domaine propre? La réponse est « oui ». Penser autrement serait peu plausible. Évidemment, la théorie du fossé n’est pas une tentative d’explication de ces cas ni une tentative d’explication des erreurs non modulaires. Mais cela n’est pas surprenant puisqu’elle n’a pas été constituée pour expliquer ces types d’erreurs. Visiblement, la notion de domaine propre a quelque chose de l’idéalisation du point de vue évolutionniste. Elle implique ces conditions où une fonction propre est sélectionnée, où la fonction propre d’un module est, typiquement, accomplie avec succès. Mais l’exécution réussie d’une fonction propre n’arrive pas toujours dans le EAE. Parfois, les conditions de l’EAE empêchent la fonction propre d’un module de se réaliser. Lorsqu’il n’y a pas de fossé entre le domaine propre et le domaine actuel, il est presque tautologique de souligner que la « théorie du fossé » ne sera pas à même d’expliquer comment les erreurs de représentation peuvent advenir. En bref, j’accepte l’affirmation de Bishop selon laquelle les erreurs de représentation surviennent même à l’intérieur du domaine propre (en fait, je l’ai affirmé dans le livre) mais je refuse que cela constitue une objection à la théorie du « fossé » étant donné que les modules sélectionnés ne sont pas infaillibles.

3. Les modules fiables et la connaissance

Bishop dédie sa troisième section à ce que j’ai dit à propos des croyances vraies et de la connaissance. Je commençais mon quatrième chapitre en soulignant que je trouve absurde de supposer qu’un ensemble de croyances généralement fausses constitue un avantage pour les humains ou que les croyances vraies puissent amoindrir l’adaptativité inclusive des organismes. Bishop doute que Stich souscrive à de telles affirmations. Comme il le note : « Ce que défend Stich est que l’évolution a pu sélectionner des mécanismes inférentiels faillibles qui commettent beaucoup d’erreurs mineures peu coûteuses en échange de ne (presque) jamais faire d’erreurs majeures très coûteuses. » J’ai explicitement accepté ce point soulevé par Stich lorsque j’ai noté dans le livre que : « Le fait de croire beaucoup de faux positifs peut être plus sûr que de croire beaucoup de faux négatifs, ce qui rendrait possible que certains systèmes fiables d’inférence ne sont pas favorisés par la sélection naturelle. La question intéressante, toutefois, est de savoir si une telle possibilité est susceptible d’advenir. C’est-à-dire : étant donné tout ce que nous savons à propos de la cognition humaine, est-il physiquement possible que l’évolution ait produit des systèmes fiables d’inférence? (Clarke, 76-77). Mon affirmation était que Stich se concentrait sur la mauvaise question en focalisant sur ce qui « aurait bien pu » arriver et, par conséquent, j’ai essayé d’orienter la discipline dans une direction plus productive. Bishop a remarqué qu’un de mes arguments était structuré de manière similaire quant à la possibilité de processus fiables qui « auraient pu » être sélectionnés et il trouve cela ironique. Cela dit, est-ce que je ne commets pas l’erreur même que j’accuse Stich de commettre? Ma réponse est « Non ». En fait, l’ironie était intentionnelle. J’ai essayé de renvoyer à Stich le problème de son argument, d’une façon légèrement différente, en imitant la forme de son argument avec un argument de même forme.

Bishop indique qu’il existe un ensemble significatif de données produit par les psychologues évolutionnistes et suggérant que de nombreux modules pointent vers la production de croyances fausses. Ces modules produisent des croyances optimistes chez ceux qui en sont dotés et, apparemment, de telles croyances influencent positivement la santé, la survivance, et ne sont pas faciles à contrecarrer. Je ne doute pas de la vérité de ces affirmations, mais je doute que cette donnée « représent[e] un sérieux défi à l’optimisme évolutionnaire de Clarke concernant nos habiletés cognitives », comme Bishop l’a dit. Ma confiance en nos habiletés cognitives concerne les croyances indexicales à propos de l’espace et du temps où l’action est envisagée. Je pense qu’il était important pour nos ancêtres et pour nous de pouvoir reconnaître les prédateurs qui menacent notre existence, d’identifier la nourriture comestible, etc. Je ne doute pas que les humains sont capables de toutes sortes de fausses croyances, de second ordre, à propos d’eux-mêmes, mais cela n’est pas pertinent pour ce que je défends dans le livre. Ce point ressurgira dans la section sur Faucher.

Finalement, Bishop soutient que ma perspective faisant de la connaissance un ensemble de genres naturels intégrés dans les modules d’un esprit massivement modulaire mène à une conception de la connaissance qui semble inapte à être théoriquement utile. La raison qui le motive est que, puisque le module qui justifie une croyance peut changer au cours du temps, il s’ensuit que la connaissance comme genre naturel changera elle aussi. Cela parce que les genres sont individués selon les trois conditions de Richard Boyd : ils sont des ensembles de propriétés homéostatiques, ils affichent des effets standards observables, et des micropropriétés provoquent des propriétés observables à travers les lois causales. Puisque chaque genre sera le résultat de micropropriétés distinctes causant des effets observables à travers des lois causales distinctes, il en découle qu’une connaissance distincte, en termes de genres naturels, émergera. Bishop pense que les philosophes sont obsédés, de manière inappropriée, par la connaissance, et il se réjouit donc de ce qu’il croit être ma dérogation à la connaissance puisque la fragmentation de la connaissance que je défends rend la connaissance trop éclatée pour être théoriquement utile. J’admets que la connaissance est fragmentée dans ma perspective et que cela rend les choses plus complexes qu’on pourrait le croire. Mais je doute que cela prouve qu’elle n’est pas théoriquement utile. Le fait que la connaissance soit fragmentée à travers une pléthore de modules cognitifs rend plutôt la connaissance susceptible d’être empiriquement investiguée. Nous pouvons à présent étudier la connaissance d’une manière véritablement scientifique, et non pas comme un concept à clarifier par une analyse a priori, mais comme un phénomène empiriquement découvert. Je trouve cette perspective stimulante, toutefois, elle requiert l’abandon du concept de connaissance. (Évidemment, le fait que Bishop pense que j’ai offert un concept de connaissance plutôt qu’une recherche d’un phénomène empirique indique une mauvaise compréhension de la nature de mon projet.) L’étude de la connaissance sera théoriquement aussi utile que l’est n’importe quelle étude des autres genres naturels. Cette étude ne manquera d’intérêt, ou ne sera théoriquement inutile que pour ceux qui veulent poursuivre avec l’analyse conceptuelle. Mais, étant donné l’approche naturaliste, avouée, de Bishop en philosophie, je suis surpris qu’il ne trouve pas la perspective de découvrir que la connaissance est un ensemble de genres naturels théoriquement utiles, et peut-être même philosophiquement libérateurs.

C. Faucher

Le commentaire de Luc Faucher est centré autour de la littérature récente en sciences cognitives. Il commence en affirmant que je vise à défendre la contribution de Cosmides et Tooby, Pinker et Buss à la psychologie évolutionniste. Bien sûr, j’affirme seulement que ma contribution reflète fidèlement la position de Cosmides et Tooby, pas celle de Pinker et Buss. Deuxièmement, ma position va au-delà de ce qu’affirment Cosmides et Tooby en ce que, par exemple, je soutiens que les inférences non modulaires et abductives existent. Cosmides et Tooby n’ont jamais abordé, à ma connaissance, les inférences abductives. En dépit de ces omissions, Faucher a raison d’associer ma contribution avec celle de Cosmides et Tooby. Il suggère que ma perspective sur la psychologie évolutionniste est, à différents égards, trop éloignée, et trop rapprochée, de la psychologie évolutionniste. Cela suggère que les psychologues évolutionnistes s’entendent sur l’objet, les théories et les méthodes de leur discipline. Je suis moins sûr que Faucher qu’un tel programme unifié appelé « psychologie évolutionniste » existe. Cela dit, pour ce qui suit, je présupposerai que cette affirmation est juste.

Faucher déclare que ma contribution est trop éloignée de la psychologie évolutionniste en ce que les psychologues évolutionnistes souscrivent à une perspective notablement plus faible et pragmatiste de ce qui constitue une « croyance vraie », et il déclare que la façon dont les processus fiables produits par l’évolution possèdent des croyances vraies comme output n’est pas très claire. Dans de récents passages de Cosmides et Tooby cités par Faucher, il apparaît clairement qu’ils défendent à présent une conception de la vérité plus faible que celle qui était implicite dans leurs travaux sur la tâche de sélection de Wason. En fait, je ne suis pas certain qu’il existe une conception cohérente de la vérité qui puisse être tirée de ces citations. L’article en question de Cosmides et Tooby a été publié après mon livre, comme la plupart de la littérature citée par Faucher. Et par conséquent je ne peux être tenu responsable de n’avoir pas incorporé des informations qui n’étaient pas à ma disposition. La littérature sur le raisonnement que j’ai consultée ne contient pas de conception pragmatiste de la vérité. Je crois que quelque chose comme une théorie correspondantiste de la vérité est implicite dans la littérature sur la tâche de sélection de Wason, bien que ni Cosmides et Tooby ni moi-même aient discuté cette problématique. Un autre sujet important pour ma réponse à Faucher se rapporte à la question de savoir quelles classes de croyances sont considérées comme étant des output de processus fiables. La perspective que je défends est que les croyances indexicales précises ont souvent été le résultat de processus fiables, comme pour la perception visuelle et les bons raisonnements. Je pense que la perception visuelle a été sélectionnée chez nos ancêtres parce qu’elle rendait possible les croyances indexicales précises concernant (comme je l’ai indiqué plus tôt) ce qui devrait être légitimement considéré comme des proies et des prédateurs, ce qui constituerait des aliments nourrissants, et ainsi de suite. C’est-à-dire qu’il devait être important pour nos ancêtres de satisfaire les quatre types biologiques de besoins pour la nourriture, la fuite, le combat et la reproduction. Puisque la survivance est une condition nécessaire à la reproduction, et que la reproduction est un objectif central de l’évolution, il s’ensuit que les mécanismes qui facilitent la survivance, ou le comportement adéquat, seront indirectement sélectionnés. C’est-à-dire, indépendamment de ce que sont nos objectifs, évolutifs ou non évolutifs, connaître la vérité rendra la satisfaction de ces objectifs plus à même d’advenir. Et, par conséquent, quant à la vérité je suis un pragmatiste au moins en un sens : faire appel à la vérité est le moyen le plus utile pour garantir toutes les fins que nous désirons atteindre (voir Kornblith, 2002). (Cependant, je pense assurément qu’une certaine version de la théorie correspondantiste de la vérité est correcte.) Ce dont nous avons besoin, surtout, c’est une vérité fiable, ou une croyance vraie produite de manière fiable. Ma proposition est que les adaptations fonctionnelles complexes, ou modules, comme la perception visuelle, qui ont été sélectionnées présentent toutes une tendance à produire des croyances indexicales précises, c.-à-d. des croyances vraies à propos d’ici et maintenant. De cette façon, la connaissance perceptuelle est le résultat d’un module de perception visuelle fiable. C’est, bien sûr, entièrement possible et logiquement conséquent avec mon affirmation selon laquelle les autres croyances non indexicales devraient être systématiquement, ou non systématiquement fausses. Par exemple, il existe un effet de supériorité par rapport à la moyenne (Alicke 1985) en psychologie empirique suggérant que la plupart des humains surestiment les traits subjectifs comme leur intelligence, leur honnêteté, leur persévérance, leur originalité, leur amabilité et leur fiabilité. Comme McKay et Dennett le suggèrent :

La plupart des étudiants au collège tendent à croire qu’ils vont avoir une espérance de vie supérieure à la moyenne, alors que la plupart des instructeurs au collège croient qu’ils sont des professeurs meilleurs que la moyenne (Cross, 1977). La plupart des gens tendent aussi à croire que leurs habiletés de conducteur sont supérieures à la moyenne — même ceux qui ont été hospitalisés à la suite d’un accident (exemple de McKenna, Stanier & Lewis, 1991; Williams, 2003). En fait, la plupart des gens se croient meilleurs que la moyenne dans presque toutes les dimensions qui sont subjectives et socialement désirables (Myers, 2002) [...] Les illusions positives peuvent bien être répandues, mais sont-elles adaptatives, évolutionnairement parlant? Taylor et al. (2000) ont fait la conjecture que les illusions positives doivent exercer leurs bienfaits médicaux en régulant les réponses physiologique et neuroendocrinienne aux circonstances stressantes. Les activations induites par le stress sur le système nerveux autonome et l’axe hypothalamo-hypophysaire-surrénalien (HHS) facilitent les réponses de type « combat ou fuite » et sont donc adaptatives à court terme. Les activations chroniques ou récurrentes de ces systèmes, cependant, peuvent être préjudiciables à la santé (voir McEwen, 1998), donc, les mécanismes psychologiques qui contraignent l’activation de tels systèmes peuvent être bénéfiques. En accord avec l’hypothèse ci-dessus, Taylor et al. (2003) ont déterminé que les pensées autovalorisantes chez les adultes sains ont été associées avec des réponses cardiovasculaires moins élevées au stress, un rétablissement cardiaque plus rapide et des niveaux de base de cortisol inférieurs.

McKay and Dennett, 2007

Mc Kay et Dennett suggèrent que les croyances erronées évoluent dans de tels cas. C’est-à-dire que généralement la croyance vraie est adaptative, mais, en de rares circonstances, les croyances systématiquement erronées peuvent être adaptatives. Il est important de voir que ma position dans le livre concerne les croyances indexicales, et non pas les croyances de second ordre à propos de soi-même auxquelles McKay et Dennett font référence. En ce qui concerne de telles croyances de second ordre, il existe exactement trois possibilités. Option un : la croyance systématiquement fausse est adaptative; option deux : la croyance fausse est toujours non épistémique et non pertinente pour l’adaptation; option trois : la croyance non systématiquement fausse peut apparaître et est adaptative. Je tiens l’option trois pour intenable parce que la croyance non systématiquement fausse ne peut être sélectionnée; des effets aléatoires ne peuvent mener à la sélection de mécanismes qui produisent de tels effets. Au mieux, de tels effets seraient des « cavaliers seuls » [free-riders]. Ce qui laisse ouvertes la première et la seconde possibilité. La théorie de la gestion des erreurs (TGE); (Haselton à venir; Haselton & Buss, 2000, 2003; Haselton et Nettle, 2005) vise à montrer que « les erreurs cognitives (y compris les fausses croyances) ne sont pas nécessairement des dysfonctionnements reflétant les limites du design évolutionnaire; plutôt, de telles erreurs reflètent des biais systématiques judicieux qui maximisent l’adaptabilité en dépit de l’augmentation globale du taux d’erreurs » (McKay et Dennett, 2007). Et par conséquent la TGE appuie l’option un. L’exemple de la nourriture toxique de Stich, provenant de The Fragmentation of Reason, constitue ce genre d’exemples où il existe des asymétries fiables dans le coût des erreurs, c.-à-d. quand un ensemble de croyances largement fausses améliorent davantage l’adaptabilité qu’un ensemble de croyances largement vraies, où les croyances fausses importent peu dans le premier système mais où elles sont fatales dans le deuxième. En général, la littérature sur les illusions positives, y compris l’effet de supériorité par rapport à la moyenne, appuie l’option un. L’exemple de l’évitement de l’inceste de Faucher tombe aussi dans cette catégorie. L’option deux, alternativement, devrait suggérer que les croyances fausses qui ne sont pas systématiques ne sont pas pertinentes pour l’évolution précisément parce qu’elles ne sont pas systématiques et, comme telles, ne peuvent pas être sélectionnées. Cette position est cohérente et pourrait même s’avérer juste. Les humains possèdent peut-être simplement tous les types de croyances fausses qui ont été obtenues de manière non systématique. De telles croyances devraient seulement constituer un bruit d’arrière-fond ou des façons plaisantes d’occuper la conscience de tout un chacun. Peut-être que de telles croyances sont simplement des parties d’un « spectacle en cours » pour un esprit quinéen : les croyances fausses, mais inoffensives, qui sont le résultats d’effets liés au cavalier seul. Alternativement, de telles fausses croyances doivent constituer des tentatives humaines sincères d’effectuer des contributions artistiques ou autres contributions culturelles à la société. Je ne pense pas que le verdict soit posé sur cette problématique. Surtout, indépendamment de la perspective appuyée par les données, c.-à-d., à savoir si l’option un ou deux est correcte, le résultat est conséquent avec la position que je défends dans mon livre. Cela est dû au fait que les croyances de l’option un et deux sont, largement, des croyances de second ordre sur soi-même ou sur des propriétés inobservables chez les autres. Les croyances en question ne sont pas les croyances indexicales, souvent perceptuelles, qui sont cruciales pour la survivance, le comportement adéquat et — souvent — l’évolution, auxquelles je fais référence dans mon livre.

Faucher consacre le reste de son commentaire à suggérer que ma perspective est trop étroitement liée aux vastes engagements métaphysique et méthodologique de la psychologie évolutionniste. Ces engagements résultent en une tendance à ignorer, ou minimiser, le rôle de la culture dans les explications de nos croyances par les psychologues évolutionnistes et moi-même. Évidemment, j’ai été très clair dans mon livre en disant que :

La vérité, dans cette perspective, est l’objectif central, bien que n’étant pas le seul objectif épistémique de la science et, en fait, de toutes les investigations qui sont guidées par la biologie. Bien sûr, les humains s’engagent dans de nombreuses poursuites qui ne sont pas basées sur la biologie mais sur des motivations culturelles. D’aucune façon je ne voudrais suggérer que ma contribution est une histoire exhaustive des humains; mais j’espère qu’elle identifie une partie cruciale de cette histoire.

Clarke, p. 150

Et, par conséquent, je me réjouis des nouvelles et intéressantes discussions concernant la co-évolution gène-culture auxquelles réfère Faucher. Il déclare que je défends une perspective modulo-centriste de la psychologie où la culture ne serait que le vernis sur le coeur de mécanismes universels spécifiques à une espèce. De plus, je présente une « conception étroite des relations entre la culture et la cognition ». En acceptant ce paradigme, j’ai produit un livre qui résulte en une attention exclusivement portée vers les mécanismes psychologiques complexes du raisonnement, et mon « paradigme » me force à considérer le raisonnement abstrait comme un effet du cavalier seul.

Si la caractérisation que Faucher fait de mon livre était juste, alors je reconnaîtrais avec lui que je suis en mauvaise posture. Heureusement, il se trompe. Premièrement, laissez-moi noter que le focus sur le raisonnement, par rapport aux nombreux autres sujets sur lesquels les psychologues évolutionnistes ont écrit, comme les stratégies d’accouplement et autres, est le résultat du fait que le sujet central de mon livre était la justification épistémique et la connaissance. Les résultats des études sur le raisonnement, à la fois évolutionniste et non évolutionniste, sont absolument cruciaux pour de telles problématiques épistémiques. Et, par conséquent, le focus sur les études de raisonnement n’avait rien à voir avec mon adoption de quelque « paradigme » kuhnien et tout à voir avec ce que je crois être la littérature pertinente pour s’occuper des problématiques centrales que je veux soulever ici. Cela dit, je pense certainement que les membres d’une espèce entreprennent leur vie avec un ensemble complexe d’adaptations fonctionnelles, comme un module pour la perception visuelle et une pléthore d’autres modules. Les humains sont dotés d’un module de réorientation spatiale et ils acquièrent, éventuellement, un module de théorie de l’esprit et beaucoup d’autres modules au cours du déploiement du programme développemental de l’individu. Avec Cosmides et Tooby, je souscris certainement à l’idée d’une nature humaine universelle basée sur l’existence de tels modules trans-spécifiques. Mais qui réfuterait sérieusement que la perception visuelle a été sélectionnée? Ne dispose-t-on pas d’arguments solides pour appuyer l’idée d’un module de détection des tricheurs et un module de réorientation spatiale? Je tiens pour acquis que Faucher ne cherche pas à remettre en cause l’idée que de tels modules existent. Et je peux accepter aisément l’idée que les humains emploient des éléments non biologiques pour compléter nos modes biologiques basiques de traitement. Je ne m’objecterai pas à appeler de tels éléments d’extension une extension de l’esprit pour autant qu’il s’agisse d’une métaphore puisque, manifestement, de tels ajouts ne sont pas littéralement une partie de notre machinerie initiale. À l’inverse, faire appel à des propriétés non géométriques de l’environnement, comme les couleurs d’un mur, les motifs sur une boîte ou les identités catégorielles d’un objet, dans le cas de la réorientation spatiale chez les humains, est un « ajout final » à notre module de réorientation spatiale et géométrique. Ce module est un mécanisme computationnel inné, informationnellement encapsulé, ayant un domaine spécifique, qui est modulaire et exclusivement centré sur les propriétés spatiales des pièces, comme la longueur des murs et des angles (Hermer et Spelke, 1996). Comme Ridley le note : « La sélection naturelle tend à opérer non pas en effectuant des changements fondamentaux sur des traits adaptatifs préexistants mais en conservant ces traits et en construisant, par-dessus, de nouveaux processus » (Ridley, 1993). Les changements évolutifs tendent surtout à être implantés tardivement dans le développement d’un organisme, lorsqu’ils sont moins susceptibles de troubler les autres processus vitaux (Gould, 1992; Ridley, 1993; Clarke, 2004). De tels ajouts finals sont littéralement des parties des éléments innés de l’esprit. Il est extrêmement important de distinguer entre les capacités innées qui facilitent les ajouts finals résultant en l’appel aux propriétés non géométriques, dans le cas de la réorientation spatiale, et les ajouts culturels finals, non biologiques, comme les ordinateurs auxquels Andy Clark fait référence. Mieux vaut une distinction claire entre mon esprit et mon esprit utilisant l’ordinateur dans toute philosophie de l’esprit viable. Si je défends alors une conception étroite des relations culture/cognition, qu’il en soit ainsi. Il est préférable de défendre une conception étroite de l’esprit plutôt qu’une conception complètement fausse. Mais je suis content de laisser Fred Adams et Ken Aizawa défendre le genre de perspective que je défendrais contre Andy Clark, si j’en avais l’envie.

Les résultats de Nisbett et ses collègues suggèrent que les humains adoptent différents styles de raisonnement. Ces résultats minent-ils l’universalité de l’organisation de la cognition humaine? Je ne suis pas sûr que Nisbett pense que ces résultats démontrent qu’il n’y a pas « d’organisation universelle de la cognition humaine ». Dans la citation rapportée par Faucher, il déclare que « toutes les cultures possèdent les mêmes processus cognitifs de base comme outils » mais « [...] leurs outils de choix pour le même problème sont habituellement différents ». Ce qui revient à dire que la niche écologique joue un rôle dans la manière dont les outils innés sont déployés. Mais qui refusera une telle affirmation? Certainement pas Cosmides et Tooby. À l’appui, considérez cette citation issue de leur article de 1990 portant exactement sur ce sujet :

Si quelqu’un croit en une nature humaine universelle, comme nous le croyons, il faut observer diverses psychologies manifestes, traits ou comportements entre individus et à travers les cultures, et voir ceux-ci comme le produit d’une psychologie innée complexe, qui est commune et sous-jacente, opérant dans différentes circonstances (voir, par exemple, Daly, Wilson, et Weghorst, 1982). L’association entre l’inné et le manifeste fonctionne selon les principes de l’expression qui sont spécifiés dans les mécanismes de la psychologie innée ou dans des programmes développementaux innés qui informent les caractéristiques psychologiques; ces expressions peuvent différer entre les individus quand différents inputs environnementaux fonctionnent selon la même procédure pour produire différents outputs manifestes.

Cosmides et Tooby, 1987, 1989, 1990

En bref, il n’est simplement pas évident que Tooby, Cosmides et Nisbett seraient en désaccord sur ces problématiques. Faucher rajoute quelques données provenant de Heinrich et Heinrich (1996), qui prétendent montrer que les styles de raisonnement dans les contextes d’échanges sociaux varient au sein des groupes et des cultures. Certainement, les données exigent d’être examinées avec précaution, mais le fait est que les données en faveur d’un module de détection des tricheurs dans le contexte des échanges sociaux fait légion. C’est-à-dire que ces résultats sont robustes et ont été reproduits à travers plusieurs cultures et par de nombreux chercheurs comme Cosmides et Tooby, Gigerenzer et Hug, et d’autres. Il ne semble pas raisonnable, pour ma part, de rejeter simplement une quantité si importante de données, et reproduites plusieurs fois, que les psychologues évolutionnistes ont développé sur ces sujets.

Le second problème soulevé par Faucher concerne aussi la reprogrammation culturelle de l’esprit. Il affirme que la conséquence du fait que l’esprit est reprogrammé est la prémisse d’un de mes arguments en faveur de la conclusion, fausse, que la connaissance est un genre naturel. La prémisse affirme que le relativisme épistémique est faux. Voici ma réponse à ce sujet. La prémisse en question était une partie d’un argument destiné à montrer qu’en commençant avec les prémisses que les épistémologues traditionnels endossent habituellement, il est possible d’argumenter que la connaissance est un genre naturel. Une de ces prémisses est l’affirmation que le relativisme épistémique est faux. Mon affirmation était simplement que la plupart des épistémologues analytiques endossent cette prémisse, à tel point qu’ils croient que la connaissance est un concept unique et unifié. En d’autres mots, je n’ai pas besoin d’endosser personnellement cette prémisse. Tout ce que j’affirmais est que malgré les prémisses que les épistémologues analytiques trouvent typiquement plausibles, il n’en reste pas moins qu’il en découle que la connaissance est un genre naturel. Faucher a certainement raison d’indiquer que je change mes appuis entre le chapitre cinq et le chapitre six. Dans le chapitre cinq, je soutiens qu’il faut, entre autres, clarifier notre concept non mélioratif de justification et de connaissance dans l’optique de faire suivre une réponse à la question méliorative sur la façon dont les agents cognitifs devrait mettre à jour leurs croyances à la lumière de nouvelles données. Ce qui signifie que la poursuite de l’investigation sera améliorée en comprenant d’abord la nature de l’objet qui est poursuivi, c.-à-d., la justification épistémique non méliorative et la connaissance. Mais dans le chapitre six, je soutiens que les épistémologues devraient s’occuper du phénomène des connaissances comme genre naturel, et non pas du concept de connaissance tel que discuté dans le chapitre cinq. Faucher souligne avec justesse que la littérature empirique sur les intuitions épistémiques que Stich et ses collègues ont découvert indique qu’il n’existe pas d’intuitions partagées par tous les humains. Le résultat est qu’il est erronné de penser qu’il existe un seul, un unique concept de connaissance partagé par tous les humains.

Ce que je voudrais dire à ce propos est ce qui suit. Mon avis concernant l’épistémologie naturalisée continue d’être que nous devrions étudier la justification non méliorative et la connaissance dans l’optique de poursuivre le projet mélioratif de diviser une théorie qui offre des conseils à l’agent cognitif sur la façon dont il devrait mettre à jour rationnellement ses croyances à la lumière de nouvelles données. Bien sûr, les résultats issus des sciences cognitives sont aussi essentiels à ce projet. La différence est que, dans le chapitre six, je suggère que la justification non méliorative et la connaissance sont constituées par un ensemble de connaissances qui sont des genres naturels. La notion de concept de connaissance avait par conséquent été rejetée. Cependant, la contribution au chapitre cinq et six à propos de la connaissance demeure entièrement externaliste et naturaliste en dépit des différences. J’aurai dit, aujourd’hui, qu’il faut étudier le phénomène de la connaissance comme genre naturel tel qu’on le découvre dans la littérature, par exemple, de l’éthologie cognitive. C’est-à-dire que diverses espèces possèdent des connaissances et que ces connaissances jouent un rôle dans une construction théorique réussie en éthologie cognitive. Hilary Kornblith construit un cas très plausible pour sa perspective dans son Knowledge and Its Place in Nature (2002). La différence entre ma perspective et celle de Kornblith est, évidemment, que je conçois la connaissance comme un ensemble de genres naturels alors qu’il pense que la connaissance est un seul genre. Je devrais ajouter que, dans ma perspective, une telle connaissance en tant que genres naturels ne constitue pas un argument en faveur du relativisme épistémique parce que je soutiens que tous les humains entretiennent, par exemple, des connaissances mathématiques et empiriques. Ce sont différents genres de connaissance, mais tous les humains (et certains animaux non humains) affichent de telles connaissances. Pour ces raisons, Faucher a raison de souligner que ma position est considérablement différente de celles des épistémologues classiques. Finalement, il note que, selon les travaux effectués par Boyd et Richerson, la capacité humaine d’occuper de nombreux environnements différents, qui sont souvent hostiles, suggère que ce ne sont pas des modules darwiniens universels que facilitent l’adaptation mais les adaptations culturelles à ces environnements. Donc, par exemple, l’habileté humaine de faire des mathématiques et de la logique d’une façon particulière a dû être « culturellement » sélectionnée en raison des avantages de cette façon de faire sur les autres façons de faire des mathématiques et de la logique. Comme Faucher le suggère : « La représentation en chiffres arabes rend les multiplications plus simples qu’avec la représentation en chiffres romains, permettant à certaines activités reliées au commerce de se développer et de s’étendre. » Mon avis, ici, est que de telles sélections « culturelles » doivent être vues comme des métaphores plutôt que comme des invocations littérales à la notion biologique de sélection naturelle pour les raisons qui suivent. Des résultats particuliers ne peuvent être sélectionnés, à part les mécanismes qui permettent à ces résultats de devenir manifestes. Et, par conséquent, il peut y avoir sélection pour une habileté à engager un raisonnement mathématique; un mécanisme physique peut être sélectionné. Mais il ne peut y avoir de sélection pour certains résultats de ces mécanismes. Pour cette raison, parler de sélection « culturelle » ne peut être qu’une métaphore. Par analogie, il ne peut y avoir de sélection des croyances concernant la perception visuelle mais seulement une sélection des mécanismes ou modules qui sont des perceptions visuelles.

Il est certainement vrai que l’esprit fonctionne à l’intérieur d’un réseau d’institutions culturelles et de technologies, les biologistes appellent cela une « niche environnementale ». Les psychologues évolutionnistes, comme Cosmides et Tooby, seraient les derniers à nier ce fait ou à nier l’importance de telles niches pour l’évolution. Mais il ne faut pas confondre les niches environnementales dans lesquelles l’évolution de notre génotype s’effectue avec notre génotype. Cette erreur est semblable à confondre le bébé avec l’eau du bain! Sous cet aspect, l’exhortation de Richerson et Boyd, que Faucher cite à la fin de son commentaire, selon laquelle que nous ne pouvons pas simplement étudier le génotype humain en l’absence de la culture est — bien que vraie — une platitude. Personne, à ma connaissance, n’oserait suggérer autre chose.