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Moller Okin a publié son ouvrage Justice, genre et famille il y a maintenant vingt ans. On pourrait espérer que son message soit maintenant dépassé et que la situation qu’elle décrit ne soit plus actuelle. Mais il demeure que ce n’est pas le cas, même si bien des théoriciens sont allés plus loin qu’elle dans leurs propositions. Moller Okin nous peint le portrait d’une famille dont la structure est fondamentalement oppressive et injuste, et place les femmes et les enfants en situation d’infériorité et de dépendance. Elle démontre que, la famille étant structurée selon le genre, il lui est impossible d’opérer selon les principes de justice fondamentaux. S’il y a justice et équité dans un tel cadre, c’est pour ceux qui sont nés du bon sexe, soit le masculin. Cela est problématique et entraîne des inéquités sur tous les plans. Se voulant, selon la traductrice Ludivine Thiaw-Po-Une, un complément à la Théorie de la justice de Rawls, l’ouvrage de Moller Okin cherche à réintroduire la différence sexuelle et l’effet de cette différence dans le cadre de la situation originelle afin que ce facteur ne soit plus ignoré. Okin explique que cela est trop souvent le cas dans les théories libérales qui croient régler le problème du sexisme et de la discrimination, parce qu’elles adoptent un point de vue de neutralité vis-à-vis le genre. Pour elle, c’est une erreur, et la neutralité est tout aussi dommageable qu’un point de vue carrément sexiste.

« L’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation ! », déclara un jour Pierre Elliott Trudeau. Peut-être, mais selon Moller Okin l’État doit au moins s’impliquer dans les familles afin de redresser les inéquités qui y prévalent. L’auteure souhaite remédier aux faiblesses des théories libérales, desquelles elle se réclame de façon critique. Un des premiers points qu’elle aborde est la fracture entre sphère privée et sphère publique. Puisqu’il est du devoir de l’État de défendre les droits individuels, si ces droits individuels sont bafoués au coeur de la famille, il faut que celui-ci y intervienne. Cela va bien au-delà de ce que souhaitent les théories libérales traditionnelles.

Bien des théoriciens omettent de traiter de la famille parce qu’il s’agit du domaine privé et que l’objet de leur analyse est plutôt la vie sociale et une théorie qui la régit. Pour eux, ces deux sphères, publiques et privées, sont radicalement distinctes. Pour Rawls, par exemple — et Moller Okin indique cette faiblesse de sa théorie, non seulement la famille est présupposée mais elle est encore présupposée juste. En ne théorisant pas la famille, Rawls est incapable de voir les injustices qui y règnent.

Moller Okin le remarque : les théoriciens de la justice ne portent pas attention à la manière dont nous devenons justes, comme si le sens de la justice était inné. Bien sûr, cela n’est pas le cas. Elle insiste aussi pour exprimer son désaccord avec les éthiques différenciées qui présentent un essentialisme moral selon lequel les hommes et les femmes auraient une approche différente de la pensée morale. Il faut se pencher sur la manière dont nous acquérons les principes de justice et autres vertus.

Contrairement aux théoriciens de la justice qui posent les sphères publiques et privées comme étant radicalement distinctes, Moller Okin croit qu’il est impossible de séparer ces deux sphères car, pour elle, le privé fonde le public. En effet, les citoyens sont avant tout des membres d’une famille. C’est la vie familiale qui leur enseigne les principes moraux, tels que la justice. Cet apprentissage se fait, en ce qui concerne les enfants, par l’observation d’exemples de comportements. Si le cadre familial leur a appris à traiter les individus de façon inégale, parce qu’il existe des inéquités au sein de la famille, ils transposeront ces acquis familiaux dans la sphère publique. Pour remédier aux inéquités sociales, il faut donc s’attaquer aux inéquités familiales. La sphère privée est politique.

Dès les premières lignes de sa préface, Moller Okin pose que la famille est « la toute première école où les enfants développent un sens de l’équité » (19). Pour que cela se réalise, il faut une famille qui ne soit pas structurée selon le genre. Autrement, on assiste au développement des inéquités entre les sexes. Comme il n’est pas question de se débarrasser de la famille, il faut trouver un moyen de la faire fonctionner équitablement. La différence sexuelle entre les membres de la famille ne doit pas être consolidée dans des rôles structurés selon le genre. Les tâches dites masculines ou féminines ne sont telles que parce qu’on a bien voulu en décider ainsi. Sauf pour un cas bien précis qui est relié à la maternité.

Dans Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir avait déjà attaqué ce point de vue qui réduit la femme à ses fonctions biologiques. Certes, la femme a un utérus, et c’est elle qui accomplit les fonctions reproductives de gestation et de procréation pour l’espèce. Historiquement, le fait que la femme mette au monde et allaite le nourrisson a confiné la femme au foyer. Un fait biologique s’est ainsi instauré en fait social, ce que Beauvoir appelle le « destin biologique » de la femme. Cela a contribué au développement du genre et à la structuration des rôles selon le genre. Des tâches féminines et masculines ont émergé. Comme le dit Moller Okin, le genre est simplement « l’institutionnalisation profondément enracinée de la différence sexuelle » (29).

Mais ce destin biologique n’est tel que si on refuse à la femme de s’en libérer. Or, dans nos sociétés modernes, plusieurs moyens nous permettent de contourner ces nécessités biologiques, qui, de fait, n’en sont plus. D’abord, la grossesse n’est plus inévitable. Les moyens de contraception et la disponibilité de l’avortement ont contribué à l’émancipation de la femme quant à ce destin biologique. Mais pour la femme qui choisit la maternité, il y a aussi plusieurs options. Le lait maternel peut être remplacé par des formules ou encore être stocké de manière à ce que la mère ne soit pas irrémédiablement liée à son nourrisson. Une tierce personne peut procurer à celui-ci le lait maternel. Même la gestation ne se fait pas obligatoirement dans le corps de la mère (on peut avoir recours à une mère porteuse). Il est donc possible pour la femme de se libérer de ses fonctions biologiques, qui la restreignent dans ses possibilités et ses choix. L’existence de garderies permet aux mères de se dégager de la sphère privée et domestique tout en assurant les soins de l’enfant.

Puisqu’une participation active à la sphère publique est garante d’un traitement équitable, il est nécessaire que les moyens qui permettent à la femme de se dissocier de son « destin biologique » soient disponibles. Beauvoir en a fait la demande pressante il y a soixante ans. Moller Okin a répété son message il y a vingt ans. Et maintenant ? L’homme se voit de plus en plus impliqué dans le soin des enfants. Le gouvernement a instauré des congés parentaux permettant aux hommes de contribuer aux soins et à la famille. Mais ils sont encore rarement les donneurs de soins principaux. L’homme au foyer est encore trop souvent déconsidéré : un homme qui ne remplit pas les tâches propres à son sexe ; un homme qui accomplit les tâches féminines de soin des enfants. Pas un homme selon le genre donc.

Il faut éliminer le genre. Moller Okin insiste : « la disparition du genre est un prérequis pour le développement complet d’une théorie de la justice qui soit non sexiste et authentiquement humaine » (229). C’est au coeur de la famille, qui est structurée selon le genre, qu’il faut éliminer celui-ci, car la famille perpétue ce modèle. Alors que l’on déclare l’égalité des chances comme étant notre but, on établit une inégalité entre les sexes et dans les tâches qui leur sont dévolues, et on aboutit donc à une inégalité de fait où les chances sont tout sauf égales. C’est un fait : le sexe affecte l’égalité des chances. Il en est ainsi parce que chaque sexe se voit confiné à un genre et à un ensemble de tâches reliées à celui-ci. Typiquement, le travail domestique non rémunéré est dévolu à la femme alors que l’homme accomplit un travail rémunéré à l’extérieur de la sphère domestique. Cette division inéquitable du travail est structurée selon le genre et, ultimement, fondée sur un destin biologique qu’on a élevé au rang de loi de la nature. Ce destin n’est pas inévitable, il ne s’agit pas d’une loi, et le travail peut être réparti autrement afin de rencontrer les principes de justice.

Selon Moller Okin, le mariage rend les femmes vulnérables de deux manières : on conçoit la femme comme étant responsable du soin et de l’éducation des enfants, et on la subordonne à l’homme. Or ces deux facteurs qui ont contribué à l’asservissement de la femme se sont développés historiquement et sont des constructions sociales auxquelles il est possible de remédier. C’est un fait que les fonctions sont réparties de façon générique dans la famille et dans le monde du travail. Moller Okin précise : « Ainsi les inégalités existant entre les sexes dans le monde du travail comme dans le ménage se renforcent-elles réciproquement et s’aggravent-elles les unes les autres » (318). En effet, celui qui rapporte l’argent au ménage est en position de force, il détient le pouvoir. Si l’homme est systématiquement celui à qui le travail rémunéré est confié, il est alors automatiquement en position de pouvoir et de supériorité vis-à-vis la femme. Même lorsque la femme effectue un travail rémunéré, le fait qu’elle gagne moins que l’homme la place tout de même en position d’infériorité.

Ce que Moller Okin réclame, c’est la reconnaissance du rôle joué par le membre de la famille qui se dévoue au travail domestique non rémunéré. Pour que cette reconnaissance ait une efficacité quelconque, il faut que ce travail soit rémunéré au même titre que le travail non domestique. En effet, ce dernier ne pourrait être accompli sans le travail domestique qui le supporte. S’il est impossible d’effectuer un partage des tâches équitable — Moller Okin cite une étude rapportant que seuls les couples lesbiens sont structurés de manière équitable — il faut qu’il y ait rémunération du travail domestique afin de reconnaître l’apport du membre de la famille qui en est responsable. Cette rémunération du travail domestique rétablirait un équilibre de pouvoir au sein de la famille qui permettrait des relations équitables et justes. La famille serait ainsi un milieu favorable au développement moral des enfants et à l’apprentissage de la justice. Il demeure que l’idéal serait un cadre familial où tous contribuent au travail domestique à part égale.

Puisque la famille est le lieu de notre développement moral, il faut qu’elle soit juste. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que celui qui bénéficie de privilèges soit tenté de les laisser tomber. Moller Okin flirte avec l’idée qu’on pourrait convaincre les hommes qu’il est aussi dans leur intérêt d’accorder aux femmes une réelle égalité des chances. Le privilégié se laissera-t-il convaincre ? Pourquoi le ferait-il ? Il ne souffre pas de ces inéquités, et sa conception de la justice comme inéquité qu’il a apprise dans un cadre familial structuré selon le genre ne l’incline pas à le faire. Il faudra une intervention étatique au niveau public et privé, suggère Moller Okin. Il faut qu’une entière neutralité générique soit imposée. En effet, « la société doit protéger les personnes vulnérables » (391). Dans les familles structurées génériquement, les femmes et les enfants sont en position de vulnérabilité. Une famille juste et non générique créera la véritable égalité des chances que la théorie libérale souhaite voir établie. Le privé fondant le public, il faut concevoir la famille sur le mode égalitariste pour que les liens sociaux soient égaux. Elle le répète, « un avenir juste serait désencombré du genre » (369).

Les choses ont malheureusement peu changé depuis la publication du livre de Moller Okin il y a vingt ans. Cette traduction, excellente par ailleurs, tombe donc à point pour nous faire réfléchir à nouveau sur ces problèmes. Si plusieurs mesures réclamées par Moller Okin ont été mises en place, d’autres restent à venir, par exemple l’équité salariale, tout à fait nécessaire pour atteindre les objectifs de justice dépeints ici. Il y a donc eu un certain degré d’intervention étatique telle que souhaitée par Moller Okin. Mais on peut se demander si celle-ci sera suffisante et si l’imposition de la neutralité générique créera en fait l’école de développement moral attendu dans la famille. En effet, il ne faut pas seulement que la structure familiale soit juste, que les salaires soient égaux et que toute forme de travail soit rémunérée, comme le clame Moller Okin. Encore faut-il que les individus intériorisent tout cela. Le genre a une très longue histoire, et le démanteler n’est pas si facile qu’il paraît. Il se perpétue de toutes sortes de manières insidieuses. Par la façon dont on traite les enfants, par les jouets qu’on leur donne, la littérature qu’ils lisent, les modèles sociaux qui leur sont présentés au-delà des modèles parentaux. Je pense que si tout ce que propose Moller Okin est absolument nécessaire et pressant, la mise en place de ces propositions signifiera certes qu’un grand pas a été franchi, mais il ne faudra pas croire pour autant que nous nous serons désencombrés du genre. Toutefois, il restera beaucoup à faire pour changer les schèmes de pensée. Faisons donc ce premier pas. Il est nécessaire pour la suite des choses, une suite plus juste et équitable.