Étude critique

Les émotions et leurs conditions d’adéquationRéponse à Paul Dumouchel[Record]

  • Christine Tappolet

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C’est un euphémisme que de dire que la thèse selon laquelle les émotions constituent des perceptions des valeurs est controversée. Dans son étude critique, Paul Dumouchel avance une kyrielle d’objections — on peut en compter pas moins de cinq — à cette thèse, dont il dit très justement qu’elle occupe une place centrale dans mon livre. L’idée principale qui sous-tend la thèse que je préconise est que les émotions se comparent aux expériences perceptuelles en ce qu’elles possèdent ce qu’on peut appeler des conditions d’adéquation ; une émotion est adéquate ou appropriée dans la mesure où ces conditions sont remplies. Contrairement à ce qui se passe dans le cas des expériences perceptuelles, les conditions d’adéquation d’une émotion doivent être spécifiées en termes axiologiques. Une émotion d’envie sera appropriée (ou adéquate) si et seulement si la personne que l’on envie est vraiment enviable, tandis que l’admiration ressentie à l’égard d’une personne sera appropriée (ou adéquate) si et seulement si cette personne est réellement admirable. De plus, l’intensité d’une émotion est elle aussi sujette à une évaluation, dans le sens que cette intensité doit être proportionnée à la valeur correspondante ; face à un danger minime, une peur violente sera jugée exagérée ou inadéquate. Selon l’approche que je préconise, ces conditions d’adéquation sont du même ordre que les conditions de vérité d’une croyance ou encore que les conditions de véridicité d’une expérience perceptuelle. Tout comme la vérité ou la véridicité, le caractère approprié d’une émotion consiste en une dimension d’évaluation cognitive ; les émotions sont évaluées en termes de leur adéquation à des faits axiologiques. Par conséquent, on peut dire que les émotions sont des perceptions des valeurs ; elles nous présentent des valeurs comme l’enviable, l’admirable, l’amusant ou encore le dégoûtant ou le méprisable. De plus, ces perceptions étant plus primitives que les jugements de valeurs, il est naturel de penser qu’elles sont d’ordre non conceptuel. C’est la notion de caractère approprié qui est au coeur des quatre premières objections de Dumouchel. Ce dernier note que je n’accepterai pas la thèse qui consiste « à rejeter l’idée que les valeurs sont incommensurables et à construire un espace où les différentes valeurs correspondent à des variations de certaines grandeurs mesurables ». (p. 374) Il est en effet évident que l’espace des couleurs n’a pas la même structure que l’espace des valeurs ; l’enviable, l’admirable, l’amusant, le méprisable et le dégoûtant, pour ne citer que ces exemples-ci, ne se trouvent certainement pas sur un même continuum. Toutefois, accepter ce fait ne revient pas, je pense, à « développer un concept différent de “être approprié” » (p. 374). Ce que Dumouchel veut montrer, c’est que ce concept est en réalité axiologique, de sorte que l’analogie avec les expériences perceptuelles doit être rejetée. Le premier point que Dumouchel soulève est que l’intensité de nos réactions émotionnelles varie selon des facteurs qui n’ont que peu à voir avec la nature de la valeur : « […] nos réactions émotives sont généralement plus fortes lorsque nous sommes, ou que nos proches sont directement impliqués même lorsqu’une valeur identique est en jeu […]. » (p. 375) Il faudrait donc dire que la plupart de ces émotions sont inadéquates ; une insulte qui me vise provoquera une réaction émotive plus intense que celle qui vise un inconnu, mais elle n’est pas de ce fait plus insultante que la première. Ce serait là un fait qui montre que le cas des émotions diffère de celui des expériences visuelles, car nous n’accepterions pas que la plupart, voire tous, se trompent quand les expériences visuelles ne correspondent pas exactement aux variations lumineuses. …

Appendices