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L’étude des phénomènes mentaux est l’un des domaines les plus fertiles de la philosophie analytique contemporaine. Cette philosophie de l’esprit ou philosophie de la psychologie a connu un immense développement depuis le milieu du xxe siècle, qu’il est possible d’expliquer, au risque de simplifier, par certaines influences : l’insatisfaction philosophique par rapport au behaviorisme, l’émergence de la psychologie cognitive ainsi que l’impact de l’intelligence artificielle et ses enjeux théoriques. Si l’étude des phénomènes mentaux a toujours été pratiquée par les philosophes, les discussions récentes recèlent néanmoins de nombreuses nouvelles questions, méthodes, enjeux et positions. Cette histoire s’est principalement écrite en anglais, le but avoué des deux volumes réunis sous le titre de Philosophie de l’esprit et publiés par D. Fisette et P. Poirier étant de permettre à un large public francophone de prendre connaissance de ces débats.

Ces livres proposent ainsi une sélection d’articles classiques traduits pour la première fois en français. Leur public sera avant tout constitué d’étudiants et de philosophes souhaitant disposer d’un corpus de traductions dans le cadre de cours sur la philosophie de l’esprit. L’ouvrage a en outre le mérite de proposer, à la fin du premier tome, une bibliographie détaillée des ouvrages et articles sur la philosophie de l’esprit parus en français, ainsi que des index précis. Les traductions sont homogènes, et leur qualité uniformément bonne. Une introduction à chaque tome, rédigée par les directeurs de publication, permet de situer les articles regroupés, d’en saisir les liens et de suggérer des lectures plus approfondies. Si elles éclairent de nombreux points, on aurait parfois souhaité des précisions quant aux débats ou critiques engendrés par certaines des positions présentées. Mais le succès d’une entreprise éditoriale de ce genre se mesure avant tout à la qualité des articles réunis : qu’en est-il ?

Le choix a été dicté par le souci de « cartographier » les questions, enjeux et débats qui ont jalonné le développement récent de la philosophie de l’esprit, mettant en outre l’accent sur les contributions de philosophes influents. Les éditeurs ont ainsi opté pour une structure claire en quatre parties sur deux volumes. La première regroupe trois articles évaluant le statut de la psychologie populaire à l’aune des développements scientifiques contemporains. L’une des importantes questions que ceux-ci ont suscitées concerne en effet l’éventuelle élimination des entités invoquées par le sens commun (croyances, désirs…) au profit de schèmes conceptuels estimés plus puissants. La première contribution retenue est celle de Wilfrid Sellars qui, dans « La philosophie et l’image scientifique de l’homme » (1962), opte pour une position nuancée. Sa discussion constitue une belle introduction aux problèmes philosophiques posés par le choc des images suggérées respectivement par le sens commun et la science. Le second texte, l’article classique de Paul Churchland, « Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles » (1981), est autrement radical. L’auteur soutient que la psychologie populaire est une théorie insatisfaisante, superficielle et vouée à une disparition future au profit d’un schème hérité des neurosciences parvenues à maturité. Les thèses et arguments défendus par Churchland ont été rejetés par la plupart des philosophes contemporains, et certains de ces présupposés, en particulier l’affirmation que les attitudes propositionnelles constituent le coeur du débat, ont été battus en brèche par les récentes discussions en philosophie de l’esprit ; cet article n’en demeure pas moins une bonne introduction à l’une des positions les plus extrêmes récemment défendues. La dernière contribution, « De l’existence des patterns » (1991), de Daniel Dennett, soutient une position bien connue des lecteurs francophones grâce à la traduction de son livre La stratégie de l’interprète. Elle consiste à adopter une voie médiane entre l’éliminativisme de Churchland et un réalisme extrême par le biais d’une argumentation que beaucoup ont considérée suspecte en raison de sa dimension pragmatique. Ces trois articles représentatifs permettent au lecteur d’acquérir un bon aperçu des débats contemporains concernant le statut de la psychologie populaire.

La seconde partie, Conceptions de l’esprit, est centrale, puisque s’y trouvent regroupés les textes fondateurs de nombreuses théories philosophiques sur les états mentaux. Un courant historiquement important, quoique n’ayant jamais constitué un paradigme dominant en philosophie — contrairement à ce qu’affirment les directeurs de publication —, est le behaviorisme logique, soit la thèse bien connue selon laquelle les énoncés psychologiques sont intégralement traduisibles en énoncés comportementaux. Cette théorie figure au coeur de la réflexion de Gilbert Ryle et, si l’on se fie à certaines de ses remarques, du second Wittgenstein. Plutôt que d’emprunter à ces auteurs des textes par ailleurs familiers aux lecteurs francophones, D. Fisette et P. Poirier ont porté leur choix sur deux articles de Carl Hempel (1935) et W. V. Quine (1975). Dans le premier, Hempel tente de démontrer la similitudes des énoncés psychologiques et physiques par l’application d’un critère de sens. Un programme réductionniste similaire est partagé par Quine dans son article « L’esprit et les dispositions verbales ». Fidèle à son naturalisme, il y critique les positions mentalistes sur la signification à l’aide d’une tripartition qui concerne l’explication, celle-ci pouvant faire appel au mental, au comportemental ou au physiologique. Ces deux textes permettent au lecteur d’identifier « l’esprit » du behaviorisme, ainsi que son application particulière pour ce qui est de la compréhension linguistique.

Les textes suivants sont autant d’exposés canoniques de certaines des positions les plus influentes au sein de la philosophie analytique de l’esprit. Dans « Les événements mentaux » (1970), Donald Davidson défend sa conception originale connue sous le nom de « monisme anomal » qui dépend d’une thèse de l’identité entre événements mentaux et physiques, et d’une théorie de l’irréductibilité des vocabulaires mentalistes et physicalistes (contrairement à une thèse chère aux behavioristes). Ce matérialisme non réductif est l’une des positions les plus originales récemment défendues en philosophie de l’esprit, et l’argumentation de Davidson s’appuie sur des thèses centrales pour toute discussion des phénomènes mentaux. Suivent deux exposés fondamentaux du fonctionnalisme, position la plus répandue en philosophie et en psychologie cognitive. Dans « La nature des états mentaux » (1967), Hilary Putnam s’appuie sur une distinction entre propriété et concept afin de souligner l’absence de fondement de la plupart des critiques adressées aux théories de l’identité, mais attaque ensuite ces mêmes théories à l’aide de l’argument devenu classique de la réalisation multiple. Ce texte crucial permet d’initier le lecteur aux interactions fondamentales entre philosophie de l’esprit et philosophie du langage, ainsi qu’aux principales critiques fonctionalistes des thèses rivales. L’article de David Lewis, « Douleur de fou et douleur de Martien » (1978), approfondit certains de ces arguments en comparant fonctionnalisme, matérialisme et behaviorisme. Il introduit en outre la notion de référence non rigide, la thèse de l’identité contingente qu’il partage avec David Armstrong ainsi qu’une importante tentative de réduction des qualia. Cette section s’achève sur un important texte de Jerry Fodor, « Pourquoi il doit encore y avoir un langage de la pensée » (1987) : l’auteur s’y démarque du fonctionnalisme classique, sans pour autant rompre avec lui, en soutenant la théorie représentationnelle de l’esprit et l’hypothèse du langage de la pensée. Ce texte permet à la fois d’initier à la pensée de Fodor et de fournir un point de référence pour les discussions de la dernière partie des recueils critiquant le modèle des sciences cognitives classiques. Ces textes sont parfaitement représentatifs de la position fonctionnaliste, mais on aurait souhaité voir un article d’Armstrong enfin traduit, ainsi que l’ajout d’un texte critique classique, par exemple « Troubles with Functionnalism », de Ned Block (les textes classiques de John Searle ont vraisemblablement été écartés puisqu’il existe des traductions françaises). De manière plus générale, on peut regretter l’absence au sein de cette section d’un article sur la survenance, qui présenterait une autre approche centrale de la philosophie de l’esprit contemporaine.

Le second volume s’ouvre sur une section intitulée Intentionnalité, rationalité et conscience. Le regroupement des cinq articles qui la constitue est quelque peu artificiel, même si Fisette et Poirier soulignent à juste titre leur commune remise en question des thèses fonctionnalistes. Ces articles peuvent cependant servir d’introduction à divers problèmes centraux de la philosophie contemporaine : comment comprendre l’intentionnalité des états mentaux ? Existe-t-il un gouffre infranchissable entre discours scientifiques et données introspectives ? Le premier texte retenu est fondamental pour comprendre certains enjeux philosophiques contemporains : il s’agit de l’article d’Hilary Putnam, « La signification de “signification” » (1975). Dans ce texte, Putnam propose sa célèbre expérience de pensée sur la « Terre jumelle », l’exploitant afin de mettre à mal certaines thèses sémantiques classiques ainsi que les théories de l’identité. Ce texte introduit à merveille les connexions entre philosophie du langage et philosophie de l’esprit, la « mise à l’écart du monde » caractéristique de nombreuses théories philosophiques, et les débats contemporains autour des notions de contenu étroit et contenu large. Il est cependant dommage que la traduction offerte ne soit que partielle. L’article qui y fait suite, « Représentation erronée », de Fred Dretske (1986), défend une sémantique externaliste (compatible, donc, avec les critiques de Putnam) et naturaliste des états mentaux en s’interrogeant, à partir de l’indication naturelle, sur la possibilité qu’un organisme puisse représenter quelque chose de manière erronée. Les enjeux et problèmes liés à la naturalisation de l’intentionnalité sont immenses, comme en témoignent les nombreux débats engendrés par les textes de Dretske, Ruth Millikan ou Jerry Fodor. L’article de Dretske introduit certaines de ces questions de manière très claire.

L’article de Steven Stich (2000) a pour sujet la rationalité humaine : l’homme est-il vraiment l’animal rationnel conçu par la philosophie classique ? S’appuyant sur de nombreuses recherches en psychologie cognitive, l’auteur défend une position nuancée. Ce texte est intéressant parce qu’il montre clairement l’interdisciplinarité au coeur de nombreuses questions philosophiques contemporaines. Les deux articles suivants traitent, de manière directe ou indirecte, de ce qu’il est convenu d’appeler le « fossé explicatif » présent entre les sciences physiques et les données de la conscience, le fait qu’il semble que le monde physique et le monde auquel nous avons accès par introspection diffèrent toto coelo. Dans « Deux concepts de conscience » (1986), David Rosenthal cherche à dissoudre cette impression en défendant une théorie fonctionnaliste de la conscience qui identifie celle-ci à des pensées de niveau supérieur : être conscient d’un état, c’est avoir une pensée à son propos. Son but est de définir les états conscients comme des pensées à propos d’états en soi non conscients. Joseph Levine ne partage pas cet optimisme dans son texte « Omettre l’effet que cela fait » (1993) : s’il alloue un rôle différent aux arguments anti-matérialistes classiques, il n’en affirme pas moins la présence d’un fossé dans l’explication des qualia. L’interaction entre ces deux textes est intéressante, mais l’on peut cependant regretter l’absence du stimulant classique de Frank Jackson, « What Mary didn’t know ».

La dernière partie de l’ouvrage, Modèles de la cognition, peut s’appréhender comme une introduction à certains enjeux théoriques des sciences cognitives contemporaines à travers le débat entre connexionnisme et architecture cognitive classique. Dans son article « Le traitement approprié du connexionnisme » (1988), Paul Smolensky clarifie les enjeux de ces débats en situant les conflits à l’aide d’une tripartition entre niveaux symbolique, sous-symbolique et neuronal. Ce texte un peu technique permet néanmoins de se familiariser avec les thèses connexionnistes et leurs enjeux théoriques. « Connexionnisme et architecture cognitive : une analyse critique » (1988), constitue la réponse de deux défenseurs des architectures cognitives classiques, Jerry Fodor et Zenon Pylyshyn, qui soumettent le connexionnisme à une argumentation serrée et interrogent son statut de théorie cognitive. L’ouvrage s’achève sur une contribution de Timothy van Gelder, « Dynamique et cognition » (1998), remettant radicalement en cause les présupposés représentationalistes partagés par la plupart des philosophes et psychologues.

Les textes regroupés dans Philosophie de l’esprit sont donc représentatifs et fournissent pour la plupart de bonnes approches aux problèmes centraux de la philosophie de l’esprit contemporaine. D. Fisette et P. Poirier ont réussi leur pari d’initier un large public francophone aux débats qui ont jalonné l’histoire récente de cette philosophie. Souhaitons que le succès du livre engendre d’autres entreprises du même type, puisque la connaissance des textes de cette tradition s’avère nécessaire à toute discussion sérieuse des phénomènes mentaux.