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Cet ouvrage est issu d’un travail de doctorat sous la direction de Luc Brisson, qui avait écrit avec F.W. Meyerstein Inventer l’univers. Le problème de la connaissance et les modèles cosmologiques (Paris, Les Belles Lettres, 1991 — voir mon compte rendu dans Philosophiques, vol. 19, no 1, 1991, pp. 150-155). Dans leur livre, Brisson et Meyerstein n’avaient pas abordé la physique quantique dont Brisson nous dit en préface du présent ouvrage qu’elle est caractérisée par son « a-modernité », c’est-à-dire en particulier par le retour aux formes géométriques et aux exigences de symétrie qu’on trouve dans le Timée de Platon. Quant au discours actuel de la science, ce ne serait qu’un discours sur la technologie (p. 2) !

On ne trouvera pourtant pas de discussion du formalisme mathématique de la mécanique quantique dans la monographie de l’auteur, mais plutôt une tentative de retrouver les sources philosophiques des créateurs de la physique quantique, surtout Heisenberg dont l’auteur dit qu’il consomme le partage cartésien entre le sujet et l’objet ou entre l’observateur et la nature (pp. 178-185). Si Schrödinger s’est inspiré de la philosophie indienne, Heisenberg a puisé chez les Présocratiques quelques réflexions sur le concept de nature, ou phusis, comme il a voulu mettre à profit la notion aristotélicienne de puissance ou potentialité. L’auteur retrace aussi quelques idées philosophiques chez les autres fondateurs de la mécanique quantique, tels les Niels Bohr, Max Born ou Louis de Broglie.

Le survol historique des premiers chapitres sur la notion de physique depuis les Grecs et sur les origines de la théorie quantique débouche sur l’interprétation de la physique quantique et les critiques de l’interprétation de Copenhague. On ne trouvera pas ici de nouvelles informations sur le développement de la mécanique quantique au-delà de ce qui est bien connu depuis les travaux de Max Jammer sur The conceptual development of quantum mechanics (1966) et The philosophy of quantum mechanics (1974), et s’il y a abondance de citations (parfois longues), il y a peu de commentaires critiques sur les prolongements techniques et les interprétations logico-mathématiques de la mécanique quantique. Ainsi, en lieu et place de remarques sur le théorème central de Gleason (seulement cité) ou le théorème non moins central de Kochen et Specker (simplement ignoré) pour la théorie des variables cachées, on aura droit à un paragraphe sur E. Gilson et le réalisme thomiste (pp. 212-213). Les rares détails techniques qu’évoque l’auteur concernent tous l’histoire de la mécanique quantique et jamais l’état actuel des questions. On ne pourra reprocher à un ouvrage scolaire de s’avancer trop peu sur la scène du débat contemporain, mais les conclusions timides de l’auteur sur les symétries de la théorie des particules élémentaires ( groupe de symétrie ou théorème de Noether sur les lois de conservation entre autres passés sous silence dans le texte ( qui ressembleraient (p. 251) à celles qu’imagina Platon, ou encore sur l’ambiguïté de la thèse de la complémentarité chez Bohr ne contribuent guère à la discussion actuelle sur les fondements de la mécanique quantique.

L’ouvrage sera utile au philosophe des sciences débutant qui voudra aborder la théorie quantique par le biais de son histoire et des sources philosophiques de certains de ses fondateurs. Toutefois, même les idées philosophiques de physiciens éminents ne sauraient faire renaître une philosophie de la nature qui puisse se substituer à l’image scientifique du monde, selon l’expression de Sellars reprise par Bas van Fraassen (The scientific image, 1980). Pour le philosophe des sciences, l’objet premier est la construction théorique du monde, dans les mots d’Hermann Weyl, qu’on doit fonder dans la logique interne du formalisme mathématique. Un Werner Heisenberg, par exemple, n’invoque pas quelque principe philosophique pour rendre compte des relations d’indétermination dont il dit qu’elles sont une explicitation intuitive directe « eine direkte anschauliche Erlaüterung » de la relation de commutation pq — qp = h/2(i ( ou de non-commutation, puisque pq ≠ qp pour les variables canoniques de la quantité de mouvement ou impulsion (ou vitesse) et la position d’une particule. Le philosophe, s’il n’est pas épistémologue ou épistémologicien, pourra toujours se consoler en pensant que les questions auxquelles les physiciens réfléchissent quelquefois sont les mêmes que les siennes et que celles des Grecs il y a plus de deux mille ans. Et l’auteur de conclure de façon assez énigmatique que ces questions auront peut-être une réponse dans un siècle ou deux...