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La philosophie politique contemporaine est pour l’essentiel dominée par les théories du libéralisme, et ce au moins depuis la publication de la célèbre Théorie de la justice, de John Rawls. De nombreuses critiques du modèle libéral ont été faites, mais il s’agit de critiques internes, et non d’un refus global des thèses fondamentales du libéralisme, par exemple sur l’égal respect des droits et intérêts de chacun, sur la défense des libertés individuelles, sur la liberté à disposer de soi-même ou sur la justice comme équité. Dans le monde francophone, pourtant, l’épithète « libérale » est souvent connotée négativement. Elle renvoie aux doctrines de la privatisation et du laisser-faire. Ces doctrines ne sont pas étrangères au libéralisme, et des auteurs comme les libertariens pensent même qu’elles en sont les conclusions logiques. Mais ces thèses n’en décrivent pas pour autant l’ensemble des théories libérales, loin s’en faut. Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter aux grands auteurs contemporains de la tradition libérale, notamment John Rawls, déjà cité, mais aussi Ronald Dworkin, Will Kymlicka, ou encore Charles Larmore et Jeremy Waldron. Comme ces noms le laissent entendre, la tradition libérale est complexe et présente des visages forts différents. En outre, le libéralisme ne se mesure pas seulement à l’aune du discours économique. Il se manifeste également dans le débat sur les protections des droits fondamentaux, comme celui de la liberté d’expression ou le droit au respect de la vie privée.

Une autre manière de mieux voir la complexité du libéralisme, tout en comprenant aussi en quoi il représente véritablement une tradition politique à part, est de remonter à ses sources conceptuelles. C’est l’entreprise à laquelle se sont livrés les auteurs du collectif présenté ici. Ces auteurs, pour la plupart spécialistes de philosophie politique moderne, se sont penchés sur des notions fondamentales du libéralisme en les situant dans leur contexte théorique d’émergence. Sont ainsi passés au crible de l’analyse philosophique les oeuvres de Locke, Hume, Montesquieu, Bentham, Constant et Tocqueville, mais aussi, celles des auteurs associés au conservatisme, comme Burke ou Bonald.

Dans son introduction, Blaise Bachofen explique les raisons pour lesquelles les textes rassemblés dans ce recueil se recoupent sur la notion de libéralisme normatif, et plus précisément de libéralisme juridique. La norme de droit propre au libéralisme permet en effet de rendre compte à la fois de sa dimension politique et de sa dimension économique. L’égal traitement de droit contient en lui-même les motivations morales des principes fondamentaux du libéralisme. La liberté ainsi préconisée n’a rien à voir avec un concept métaphysique et ne suppose aucun déterminisme. Il s’agit d’une thèse normative, et non d’une thèse descriptive d’un état du monde.

Trois grandes notions ont été retenues pour expliciter le paradigme du libéralisme juridique : L’État, comme lieu des échanges et des protections individuelles ; la personne, comme sujet du droit et de la liberté ; la propriété, comme notion canonique du rapport de l’individu à lui-même et aux objets qu’il peut légitimement faire siens.

Une des idées communes au sujet du libéralisme est qu’il serait hostile au pouvoir de l’État. Or, si le libéralisme ne saurait accepter la suprématie d’un État dégagé de toutes responsabilités à l’égard des citoyens, il n’en présente pas moins la défense d’un État fort, capable de répondre aux attentes de ses membres. À partir d’une réflexion très intéressante et stimulante sur la notion de jugement chez Locke, et donc à partir des oeuvres épistémologiques de ce dernier, Michaël Biziou montre en quoi la démarche lockéenne visant à prémunir les citoyens contre les pouvoirs arbitraires de l’État ne vise pas à affaiblir celui-ci. Par des protections importantes, les citoyens se prémunissent d’atteintes à leur liberté, mais cela assure également à l’État une plus grande légitimité. Dotés de telles garanties institutionnelles, les citoyens seront dans un plus grand rapport de confiance à l’égard de l’État. Plus encore, l’État sera jugé plus fort parce que son action sera concentrée sur les domaines légitimes de son pouvoir. Selon Biziou, le droit de résistance, au coeur de la théorie lockéenne, ne saurait dériver d’une quelconque volonté des individus. Le jugement transcende l’individu, et la critique de l’État n’est possible qu’en liant le jugement de tous à une norme objective, associée à la nature même de chaque personne.

Les deux articles suivants dans le recueil s’attachent à expliciter la critique adressée par Hume aux thèses de Locke sur la résistance et sur la propriété. Selon Claude Gautier, si pour Locke la constitution politique d’une communauté donnée repose sur le consentement de chacun au respect de l’autorité, l’institutionnalisation du pacte social doit moins être vue comme un moment de rupture par rapport à l’ordre pré-social que comme un geste sans cesse répété par les pratiques et les coutumes des individus. L’acte de rupture propre au contractualisme lockéen se vérifierait dans la figure du Magistrat civil (voir Second Traité, §132-13). Pour Hume, la rupture du consentement serait en fait une perpétuelle fluctuation des motivations, dont le propre est de corriger le rapport effectif à l’autorité. Mais, chez Hume, la question de la résistance touche moins le problème de sa légitimité que celui des conditions de son émergence. Comment expliquer le changement d’attitudes des individus à l’égard d’une norme qu’ils jugeaient jusqu’alors acceptable ? Loin du contractualisme lockéen, sans pour autant l’invalider sur le plan philosophique, Hume propose une démarche « anthropologique » (soit l’analyse des passions et des affections) où sont étudiés les éléments indissociables de la constitution des sociétés. Ces éléments sont eux-mêmes rapportés en dernière instance aux déterminations inhérentes à la nature humaine. Loin d’un consentement moral, le rapport des individus aux autorités se fonde sur une histoire singulière de l’évolution des croyances et des sentiments propres à chaque groupe social. Reste alors au pouvoir artificiel des magistrats de donner une forme plus nette aux normes sociales et aux rapports de droits. La survie de l’espèce et celle de chacun de ses membres commande l’obéissance, dans la mesure où celle-ci garantit la persévérance dans l’être. Si l’intérêt général n’est pas donné d’emblée, c’est qu’il sera le fait du magistrat, dont la tâche consiste précisément à rendre efficace et nécessaire aux yeux de chacun son respect par tous les membres du groupe. On se demandera alors ce qui distingue le magistrat des autres membres du groupe, puisqu’il n’est pas un principe abstrait mais réfère lui aussi à un individu passionnel. À cela, comme le montre très bien Gautier, Hume répond en décrivant l’action du magistrat comme répondant aux mêmes critères naturels que n’importe quel agent. La différence tient en réalité au contexte d’action de celui-ci. Ce contexte fait en sorte que le magistrat ne peut vouloir que l’intérêt général, si l’institution est correction modélisée. L’obéissance du magistrat, si on peut parler ainsi, tout comme celle des citoyens, dérive donc d’un rapport de force, qu’il s’agit de corriger selon les objectifs visés et selon les circonstances propres à l’action.

La thèse de la propriété, cruciale dans la pensée de Locke, fut sévèrement critiquée par David Hume. L’article d’Éléonore Le Jallé explore trois grandes étapes de cette critique. En premier lieu, Hume refuserait d’accorder une dimension naturelle à la propriété et même à un soi-disant « sens » de la propriété. Dès lors, la propriété ne saurait être dérivée d’un sens moral antérieur, tout comme la justice n’apparaît pas en raison d’un désir naturel pour celle-ci. En second lieu, la notion de travail n’est pas un élément indissociable de la propriété, laquelle peut être obtenue par d’autres moyens. Enfin, la propriété exprime un rapport entre un agent et un objet extérieur, mais ce rapport n’a rien de métaphysique. Proche en cela de l’analyse de Gautier, Éléonore Le Jallé insiste sur la thèse humienne des « circonstances » qui déterminent le rapport à la propriété. Elle montre comment peut être mieux comprise la critique humienne de la propriété chez Locke en la reliant au refus, chez Hume, d’un fondement naturel de l’identité personnelle.

Céline Spector reprend l’expression, déjà canonique, de C. B. Macpherson, qualifiant les première étapes de la conceptualisation du capitalisme moderne, « l’individualisme possessif ». Il est étrange qu’un ouvrage si ancien et franchement dépassé soit encore une référence dans la recherche contemporaine, mais cela ne doit pas empêcher de voir la rigueur de la démonstration proposée ici. Pour Macpherson, « l’individualisme possessif » désigne la conception atomiste selon laquelle une société n’est rien d’autre qu’un ensemble d’individus liés entre eux par les seules règles de l’échange économique. Les normes institutionnelles et sociales n’auraient pas d’autres objectifs que d’assurer le bon fonctionnement du marché. Dans cet article, il s’agit aussi d’interroger à nouveaux frais la théorie de la propriété, mais cette fois-ci à partir d’un auteur déjà longuement commenté ailleurs par C. Spector : Montesquieu. Spector n’entend pas s’inscrire dans le débat historique sur la propriété proposé par Macpherson, mais il utilise sa thèse pour expliciter la pensée de Montesquieu à ce sujet. Ce dernier se démarquerait des auteurs classiques associés au concept de propriété en ce qu’il ne fonde pas son analyse sur une anthropologie des passions ou une étude de la nature humaine. La théorie de la propriété chez Montesquieu est politique et sociologique, ce qui signifie que les modalités de la propriété différeront selon le régime constitutionnel adopté et selon les coutumes sociales et économiques propres à une communauté donnée.

Le concept de propriété se trouve également au coeur de l’étude proposée par Emmanuelle de Champs sur Bentham. Là aussi, l’ouvrage de Macpherson sert de point de départ à l’investigation de l’auteure. La position de Bentham se comprend à partir d’une méthode descriptive (les choses telles qu’elles sont) et normative (le principe d’utilité), d’où le recours à une théorie des fictions et à une méthode de classification. Ainsi, le droit est constitué d’entités fictives comme la prohibition, l’obligation, etc. Ces entités n’auraient aucune valeur si elles n’étaient pas orientées par le principe normatif de l’utilité. Le travail des catégories est d’assurer le passage entre la description — travail des entités fictives — et l’utilité générale. Là encore, la thèse de Bentham se comprend mieux en opposition à celle de Locke.

Frédéric Brahami propose une interprétation de la pensée contre-révolutionnaire (Burke mais surtout Bonald). Selon ces auteurs, la Révolution a conduit non seulement à la dissolution des coutumes séculières, mais également à la destruction des fondements de la dignité humaine. Le principe d’autonomie et la glorification de la raison obligent à un repli de l’individu sur lui-même qui serait à la base même de la tradition libérale. Si les libéraux n’ont eu de cesse de fustiger la pensée révolutionnaire, ces deux mouvements intellectuels n’en sont pas moins coupables d’une confiance absolue au pouvoir de la raison. Or, pour les contre-révolutionnaires, le lien social n’est ni l’affaire de la raison ni même celle de l’intérêt, mais celle d’un système informel de circulation des sentiments. En ce sens, le sentiment est affirmé contre la pensée dominante de l’économie ou de l’intérêt rationnel. La démocratie est dès lors récusée au nom du seul idéal possible de cohésion sociale, celui de l’aristocratie nobiliaire, opposé à celui de l’aristocratie bourgeoise. La seconde est le fait d’une élite sociale visant son propre profit. La première est au service du peuple en ce qu’elle rend possible sa cohésion en lui offrant une structure où il peut s’épanouir. Là aussi, on le voit, le libéralisme est réfuté, mais au nom d’une vision particulière du bien commun.

Le principe de la liberté de conscience, au coeur de la pensée libérale, est interrogé par Blaise Bachofen à partir des écrits de Benjamin Constant sur la religion. Pour Constant, la revendication sociale en faveur d’un pluralisme religieux est garante même d’une suprématie de l’individu sur le social. Loin d’épuiser le sentiment religieux, le pluralisme l’exalte, car il oblige les croyants non pas à l’égard d’autrui mais d’eux-mêmes. Là encore, c’est la tradition individualiste qui est soulignée dans le libéralisme. Mais c’est aussi la revendication des libertés individuelles et du droit à l’opinion privée, laquelle joue un rôle important par la suite dans l’espace public, en ce sens que ce dernier ne peut englober ou effacer la première.

Florent Guénard reprend cette notion d’individualisme en la confrontant aux principes d’autonomie, d’indépendance et d’égalité, à partir des oeuvres de Tocqueville, autre grand créateur du libéralisme. Mais si Tocqueville a bel et bien accordé un rôle fondamental à l’individu et à la protection de ses droits, il n’en est pas moins conscient des dangers d’une société délitée, d’où les appels incessants dans son oeuvre à des protections institutionnelles contre les effets pervers d’une survalorisation des volontés individuelles contre la volonté générale. Ces protections ne sont toutefois pas indépendantes du principe même de la propriété, dont on pourrait croire qu’il exacerbe le rapport négatif à autrui. Or, chez Tocqueville, le rapport possessif au bien-être est tributaire d’un souci pour l’égalité. On ne possède pas simplement pour avoir, mais pour être à l’abri des inégalités et du pouvoir arbitraire d’autrui. L’égalité pouvant seule offrir une protection durable contre la domination, la valeur de la propriété est admise pour tous, et non pour les seules élites. En ce sens, l’individualisme propre au libéralisme de Tocqueville est tout sauf un égoïsme, si rationnel soit-il.

La dernière étude du recueil, et peut-être la plus étrangère à son contenu, est celle proposée par Valère Valentin. La thématique du recueil y est bien présente, et là aussi elle apparaît dans l’ordre d’une généalogie du libéralisme. Mais Valentin s’attache à une dimension radicale du libéralisme, l’anarcho-capitalisme, qui semble là aussi situer son article dans une grille d’analyse très différente de celles des autres auteurs. En outre, il semble proposer un plaidoyer, alors que les autres contributions adoptaient un ton plus neutre. En revanche, il faut admettre que la thèse anarcho-capitaliste peut en effet être vue comme un développement naturel du libéralisme, comme l’ont montré notamment ses critiques néo-républicaines.

Dans l’ensemble, les études proposées dans ce recueil sont de bonne tenue et reposent sur une solide argumentation. On regrettera toutefois, dans un livre consacré presque au deux tiers à Locke, Hume et Bentham, l’absence de référence ou de commentaire des études les plus récentes publiées sur la philosophie politique de ces auteurs par les chercheurs anglophones. Les rares auteurs anglophones cités le sont dans la mesure où les traductions sont disponibles. Macpherson, Tully, Holmes et d’autres sont des commentateurs importants, mais ils ont été suivis par de nombreux travaux remettant en cause leurs postulats interprétatifs. En ce sens, le recueil présenté ici s’insère difficilement dans la recherche la plus récente sur ces sujets, même s’il ne faut pas oublier qu’il vise d’abord et avant tout un public francophone. Ces réserves ne doivent pas masquer l’intérêt réel de ce livre utile et pertinent pour quiconque tâcherait de mettre à jour les fondements conceptuels et historiques du libéralisme. Une telle entreprise mérite d’être saluée.