Comptes rendus

Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Alexandre Dupeyrix, 400 pages, Collection NRF Essais, Paris, Gallimard[Record]

  • Stéphane Courtois

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  • Stéphane Courtois
    Université du Québec à Trois-Rivières

Je passe maintenant au contenu du recueil. Les principaux essais qui le composent cherchent à analyser deux tendances fortes, allant dans des directions opposées, qui imprègnent le climat moral, politique et intellectuel des pays occidentaux depuis le tournant des années 2000 : la progression des visions du monde naturalistes, d’une part, et l’influence politique grandissante des orthodoxies religieuses, d’autre part. Les avancées récentes de la recherche dans le domaine génétique et dans celui des sciences cognitives et neurologiques mèneraient insidieusement les chercheurs à se faire une image naturaliste du sujet humain que Habermas juge problématique, tant au plan épistémologique que moral. Parallèlement à cette progression de l’esprit naturaliste qui imprègne actuellement les neurosciences, nous rencontrerions, selon Habermas, une revitalisation inattendue des traditions et des communautés religieuses, et leur politisation partout dans le monde. Selon le philosophe allemand, ces deux tendances intellectuelles, l’esprit naturaliste et la revitalisation religieuse, s’enracineraient dans des traditions opposées. Les formes « dures » de naturalisme seraient l’expression de la foi non réfléchie des Lumières dans la science, le dogmatisme religieux celle d’une critique radicale de la compréhension non religieuse que la modernité occidentale a d’elle-même. Cette polarisation idéologique entre tendances séculières et religieuses, appelées à se confronter de plus en plus dans l’espace public de nos démocraties libérales, se déploierait néanmoins, selon Habermas, sur un fond de complicité tacite : le refus de s’engager dans un processus d’autoréflexion, le refus d’écouter et d’apprendre quelque chose de l’autre dans les débats publics. Du côté de la vision du monde naturaliste et séculière, ce serait le refus d’accorder un statut épistémique à la foi religieuse, d’inclure les traditions religieuses dans la généalogie de la raison et des formes modernes de pensée, ce serait les rejeter comme des formes archaïques et dépassées de rapport au monde. Du côté religieux, ce serait le refus de voir dans les principes constitutionnels des démocraties libérales, et dans la morale égalitaire et universaliste qu’ils incarnent, plus qu’un ensemble de lois contraignantes imposées de l’extérieur à l’ethos religieux, plus qu’un simple modus vivendi, mais bien certaines conditions modernes indépassables de co-habitation pacifique entre croyants et non-croyants en contexte pluraliste, à la lumière desquelles les membres des communautés religieuses sont appelés à réinterpréter, de l’intérieur, leurs propres traditions de manière autocritique. Ce qui précède forme la toile de fond sur laquelle viennent se greffer les essais qui composent le recueil. Pris un à un, ils se présentent comme des études qui approfondissent certaines positions soutenues antérieurement par Habermas, non seulement dans le domaine de la philosophie politique, mais également dans celui de la philosophie du langage et de la théorie de la connaissance. Dans « Liberté et déterminisme », il s’attaque aux théories réductionnistes en philosophie de l’esprit et dans les neurosciences, selon lesquelles les états mentaux (croyances, désirs, attitudes, intentions) seraient des événements superfétatoires qui accompagnent certains processus neurologiques objectifs, qu’ils rationaliseraient après coup. Habermas ne met pas en question le fait que les opérations de l’esprit humain dépendent de processus organiques sous-jacents. Ce qu’il questionne, c’est l’interprétation naturaliste qui prétend, d’une part, que l’ensemble des règles (logiques, linguistiques ou morales) en fonction desquelles s’organise l’esprit humain seraient réductibles à des faits naturels d’ordre neurophysiologique, et d’autre part, que les pratiques normatives consistant à échanger des raisons et à justifier nos croyances et nos actions ne seraient que des épiphénomènes qui ne jouent aucun rôle causal dans le monde. Ce qu’il défend, c’est, non pas le dualisme ontologique de l’esprit et du corps, ou du monde intelligible et du monde phénoménal, mais plutôt un dualisme méthodologique ou épistémique selon lequel il existerait différentes …