Abstracts
Résumé
La thèse de l’« inexistence intentionnelle » formulée par Brentano a été traditionnellement interprétée comme une théorie de la « relation intentionnelle », autrement dit de la relation entre l’acte mental et son « objet immanent » ou « intentionnel », c’est-à-dire interne à la conscience. Se fondant sur la lecture du fameux passage sur l’intentionnalité de la Psychologie du point de vue empirique (1874), le présent article démontre que l’interprétation ontologique de la théorie de l’intentionnalité du premier Brentano est insoutenable, toute dominante qu’elle est. Pour ce faire, nous partirons des sources de la pensée de Brentano, en particulier de la théorie de la perception et des relatifs d’Aristote, pour rejeter la conception de l’objet immanent ou intentionnel comme entité immanente à la conscience et mettre en évidence la continuité qui existe entre la première conception de Brentano de l’intentionnalité et la seconde, consécutive à ce qu’on définit comme le tournant réiste de sa pensée.
Abstract
Brentano’s thesis of “intentional inexistence” has been traditionally interpreted as a theory of “intentional relationships”, i.e., of the relation between a mental act and its “immanent” or “intentional object”, within consciousness. Starting from the famous passage on intentionality in Psychology from an Empirical Standpoint (1874), the present paper shows that the dominant ontological interpretation of Brentano’s former theory of intentionality is untenable. Proceeding from the sources of Brentano’s thought, in particular from Aristotle’s theory of perception and of relatives, the conception of the immanent or intentional object as an immanent entity to consciousness is rejected. Instead, the continuity between Brentano’s former conception of intentionality and the subsequent one, following the so-called reistic turning-point in his thought, is highlighted.
Article body
Aristoteles sagt […], daß die αἴσθησις das εἶδοςohne die Ûlh aufnehme (ebenso natürlich der Verstand das εἶδοςνοητόν mit Abstraktion von der Materie).
Hat er nicht wesentlich gedacht wie wir ?
Franz Brentano
1. L’intentionnalité comme caractéristique distinctive des phénomènes psychiques
Franz Brentano est considéré généralement comme le « philosophe de l’intentionnalité », c’est-à-dire comme celui qui a réintroduit le concept d’intentionnalité dans le débat philosophique contemporain et ouvert la voie au mouvement phénoménologique, mais aussi à la philosophie analytique de l’esprit. Le fameux texte sur l’intentionnalité extrait de la Psychologie du point de vue empirique de 1874 est aujourd’hui cité à l’envie, et la thèse dite de l’intentionnalité de Brentano est interprétée comme une vulgate, sans évaluation critique. Dans mon article, je compte prendre position contre des erreurs d’interprétation largement diffusées, voire des contresens pour proposer une approche historique et systématique de la question.
Partons du contexte dans lequel Brentano introduit le concept d’intentionnalité. Il s’agit pour lui de fournir une fondation adéquate à la distinction entre les phénomènes psychiques et les phénomènes physiques, et de définir par là l’objet spécifique de la psychologie[1]. Ainsi Brentano introduit-il une série de critères pour distinguer les deux types de phénomènes. Sont des phénomènes physiques « les représentations, ainsi que tous les phénomènes qui : 1) reposent sur des représentations »[2] ; 2) « ne comportent ni extension ni localisation spatiale »[3] ; 3) « ne sont perçus que dans la conscience intérieure »[4] ; 4) et sont « des phénomènes partiels d’un phénomène unique », c’est-à-dire de l’« unité de la conscience »[5].
Par conséquent, le critère « qui caractérise sans aucun doute le mieux les phénomènes psychiques, c’est le caractère d’inexistence intentionnelle »[6]. Brentano tente d’expliciter cette caractéristique en recourant aux expressions suivantes : « rapport à un contenu » (Beziehung auf einen Inhalt), « direction vers un objet » (Richtung auf ein Objekt), « objectivité immanente » (immanente Gegenständlichkeit) :
Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les scolastiques du Moyen Âge ont appelé l’inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes — en usant d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale — la relation à un contenu, la direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité) ou l’objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans la représentation, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite.
Cette inexistence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable. Nous pouvons donc définir les phénomènes psychiques en disant que ce sont des phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet en eux[7].
Comme le texte en témoigne, Brentano se sert d’expressions comportant des termes plus ou moins synonymes pour définir une caractéristique (unitaire et distinctive) des phénomènes psychiques. On ne saurait cependant nier une certaine ambivalence, liée au fait que la mise en évidence du caractère intentionnel de la conscience est confiée à des « expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale ». L’intentionnalité du phénomène psychique renvoie en effet non seulement à l’« inexistence intentionnelle de l’objet », mais aussi à la « relation à un contenu », à la « direction vers un objet », qui — du moins en ce qui concerne le « premier » Brentano — ne doit pas être nécessairement entendu comme une « réalité ».
De fait, quelques expressions semblent faire référence à l’objet ou contenu (Gegenstand, Gegenständlichkeit, Inhalt) des phénomènes psychiques et soulever la question relative à ce qu’on appelle « objet immanent » : s’agit-il d’un objet, ou plus précisément d’une classe particulière d’objets qui n’existeraient pas indépendamment de la conscience ? Ou s’agit-il plutôt de la modalité d’existence que prend l’objet « transcendant » quand il se fait « immanent », autrement dit quand il devient objet d’une conscience ? D’autres expressions (Beziehung auf, Richtung auf) semblent au contraire renvoyer à la nature fondamentalement relationnelle des phénomènes psychiques et obligent donc à se demander si la relation intentionnelle présente des caractéristiques spécifiques et irréductibles à celles des relations ordinaires. C’est précisément cette ambivalence qui est à l’origine de la divergence entre les différentes interprétations que les chercheurs ont formulées sur la théorie brentanienne de l’intentionnalité.
2. Thèse ontologique vs. thèse psychologique
Selon une interprétation largement diffusée, et dont Roderick M. Chisholm a été jusqu’à aujourd’hui le défenseur le plus distingué[8] (mais il faut rappeler que cette interprétation avait été soutenue antérieurement par Oskar Kraus[9], un élève de la seconde génération de Brentano et l’éditeur de ses oeuvres, et avant encore, par Anton Marty[10]), selon cette interprétation, donc, la conception originaire de l’intentionnalité de Brentano contiendrait deux thèses complémentaires : en premier lieu la thèse ontologique selon laquelle il y aurait des « objets intentionnels », dotés d’un statut ontologique particulier, « l’inexistence intentionnelle » ; en second lieu, la thèse psychologique, selon laquelle la référence à un objet serait la caractéristique essentielle des phénomènes psychiques par rapport aux phénomènes physiques. Selon Chisholm, les deux thèses seraient étroitement articulées entre elles, au moins dans la première phase de la pensée de Brentano.
À partir du moment où le caractère relationnel ne peut être réservé aux phénomènes psychiques, il faut rechercher leur trait caractéristique soit dans la spécificité de la relation qui les distingue des autres phénomènes, soit dans la spécificité des objets qui sont engagés dans la relation psychique. Selon Chisholm, la première option serait typique de la dernière phase de la pensée de Brentano (cette phase qu’on a coutume d’appeler « réiste »). À la fin de sa vie, en effet, Brentano a soutenu que les phénomènes psychiques sont seulement « quasi-relatifs » (etwas „Relativliches“)[11] et que, comme tels, ils ne nécessitent pas l’existence de tous les membres de la relation. Pour le premier Brentano, au contraire, la relation intentionnelle serait une relation au sens plein du terme. Cette relation se distinguerait des autres en vertu du statut ontologique de ses objets.
Ainsi, selon l’interprétation ontologique[12], l’intentionnalité de la conscience ne consisterait pas en une relation particulière, la « relation intentionnelle », à des objets ordinaires, mais en une relation ordinaire à une classe particulière d’objets, « les objets intentionnels ». Selon Chisholm, avec la doctrine « de l’inexistence intentionnelle », Brentano aurait essayé d’expliquer la manière dont nous pouvons nous référer psychiquement à des objets non existants : considérant la relation psychique comme une relation au sens ordinaire du terme, Brentano se trouverait dans la nécessité d’introduire des relata non existants ou bien « in-existants intentionnellement » en tant que termes d’actes intentionnels. Ainsi, selon la thèse ontologique, quand quelqu’un pense à une licorne : 1) « the object of the man’s thought is a unicorn » ; 2) « this unicorn is not an actual unicorn (for there are no actual unicorns) » ; 3) « this unicorn has a certain mode of being other than actuality »[13].
Par rapport à ce dernier point, l’interprétation de Chisholm est en partie ambiguë. En effet, parfois Chisholm interprète l’objet intentionnel comme une entité immanente à la conscience, comme un être de raison, irréel ; mais d’autres fois, au contraire, il donne à l’objet immanent, dans la mesure où il est différent de l’objet réel ou transcendant, une modalité d’existence faible ou diminuée, une « in-existence », simplement « mentale » ou « intentionnelle »[14]. C’est pourtant la première interprétation qui domine, et Chisholm peut évoquer pour la soutenir les Leçons de psychologie descriptive tenues par Brentano dans les années 1880 et 1890, leçons ensuite recueillies dans le volume Deskriptive Psychologie. Brentano y soutient en effet que le « corrélat intentionnel (intentionales Korrelat) » de tout acte psychique n’est absolument pas quelque chose de réel. La relation intentionnelle, affirme Brentano, comprend une paire de corrélats, dont « l’un seulement est réel, alors que l’autre ne l’est pas »[15]. Et Brentano peut citer comme exemples de ces paires de corrélats les couples représenter (Vorstellen) et représenté (Vorgestelltes), nier (Leugnen) et nié (Geleugnetes), vouloir (Wollen) et voulu (Gewolltes), aimer (Lieben) et aimé (Geliebtes). Il ajoute alors cet éclaircissement :
Un homme qui a été est aussi peu quelque chose de réel que ne l’est un homme pensé. L’homme pensé, par conséquent, n’a pas de cause à proprement parler, et il ne peut pas exercer une action au sens propre, mais en revanche, alors que l’acte de conscience, c’est-à-dire la pensée de l’homme, est effectué, son corrélat non réel, c’est-à-dire l’homme pensé, l’accompagne[16].
Ce passage de la Psychologie descriptive ainsi que d’autres du même genre semble confirmer la thèse ontologique selon laquelle ce n’est pas l’objet transcendant qui est présent à la conscience, mais seulement son image mentale.
Toutefois, cette thèse ontologique est extrêmement faible. Considérons l’exemple suivant : quelqu’un pense à un A qui existe effectivement. En plus du A effectif et de l’acte de pensée réel — qui seuls méritent la qualification d’être au sens propre — il y aurait, selon Chisholm, un A pensé, un A immanent ou in-existant intentionnellement, qui accompagne la pensée du A effectif — une sorte de double du A effectif, qui représente ce dernier dans l’immanence du processus de connaissance.
Se pose ici le problème d’établir quel serait l’objet de la pensée pour le cas où A n’existerait pas ou cesserait d’exister. Dans le cas où A existe effectivement, il est clair que l’objet de la pensée est le A effectif, le A transcendant, et non pas le A pensé. Mais en admettant que le A effectif cesse d’exister, on ne comprend pas pourquoi, dans ce cas, l’objet de la pensée devrait devenir le A pensé. Seul peut être en effet objet de la pensée le A transcendant ou indépendant de la pensée. Que l’objet existe ou qu’il n’existe pas, le A pensé ne peut en aucune façon impliquer la fonction d’objet intentionnel, pour la simple et bonne raison qu’il n’est pas du tout objet de la pensée.
Chisholm se garde bien de soutenir l’adéquation d’une pareille « thèse ontologique ». Au contraire, ce serait même justement la faiblesse intrinsèque de cette théorie qui aurait incité le « second » Brentano à modifier sa propre conception originaire de l’intentionnalité, en s’appuyant, afin de définir la classe des phénomènes psychiques, exclusivement sur la « thèse psychologique » de la spécificité de la relation intentionnelle par rapport à la relation binaire ordinaire : alors que cette dernière ne se passe qu’entre des termes existants, la première n’exige l’existence que du seul fondement de la relation (le pensant), et non pas de son terme (le pensé).
Outre sa faiblesse évidente, le problème principal de cette interprétation ontologique est qu’elle a été rejetée de la manière la plus explicite par Brentano lui-même. Dans une lettre à Anton Marty du 17 mars 1905[17], lettre qu’on a souvent mentionnée comme le « manifeste » du tournant réiste de Brentano, il prend position contre les critiques que Alois Höfler avait adressées à la théorie de l’objet immanent dans son intervention au Ve Congrès international de psychologie. Brentano s’étonne qu’Alois Höfler lui attribue la thèse de « l’objet représenté » comme objet (immanent ou intentionnel) de la représentation. Il défend sa théorie originaire de l’intentionnalité contre des interprétations fautives et absurdes.
Je n’ai jamais soutenu que l’objet immanent puisse être identifié avec l’objet représenté. La représentation a la « chose » pour objet et non pas la « chose représentée ». La représentation d’un cheval, par exemple, n’a pas comme objet immanent un « cheval représenté » mais bel bien un « cheval » (le seul qu’on puisse véritablement appeler ainsi)[18].
Et Brentano ajoute :
Le « cheval représenté », pris comme objet, serait objet de la perception interne que perçoit le percevant si ce dernier constituait avec le pensé une paire de corrélatifs, si l’on considère donc que les corrélatifs ne sont pas perceptibles l’un sans l’autre. Ce qui est perçu comme objet primaire ou qui est pensé par l’intellect de manière universelle comme objet primaire n’est cependant pas un objet de la perception interne. Par voie de conséquence je ne devrais avoir attribué à la relation représentative primaire aucun objet ni aucun contenu, autrement je n’aurais pas pu identifier ce dernier comme « l’objet pensé ». Je proteste donc contre cette absurdité qu’on m’attribue[19].
Comment concilier ces affirmations avec le texte de la Psychologie descriptive reporté ci-dessus ? Est-il plausible, en outre, de considérer la reconstruction rétrospective proposée par Brentano de son propre point de vue comme l’effet d’un pur et simple « trou de mémoire » comme ont pu le soutenir, entre autres, Oskar Kraus[20] et Franziska Mayer-Hillebrand[21] ?
3. Avoir quelque chose pour objet
Dans l’interprétation ontologique, l’identification de l’objet immanent ou intentionnel d’un acte psychique avec son corrélat intentionnel apparaît extrêmement problématique. Un tel concept d’objet, en effet, ne coïncide pas du tout avec celui de Brentano qui reprend à son compte le concept classique d’objet, concept répandu dans la pensée médiévale et qui remonte en dernière instance à Aristote.
Au sein de cette tradition, l’objet (objectum, ἀντικείμενον) est toujours associé de manière indissoluble à notre activité psychique : l’objet est, par définition, l’objet d’une faculté psychique, d’une attitude épistémique ou intentionnelle. « Objet » n’est pas du tout synonyme de « chose » ou d’« entité », mais se réfère à une chose en fonction de l’aspect ou du point de vue selon lequel une chose est présente à notre esprit : dans toute activité psychique nous avons toujours quelque chose (une chose, une entité) pour objet, qu’il s’agisse d’un objet visible, audible ou connaissable.
Comme « l’objet » est toujours objet de quelque chose (d’une faculté ou d’une activité psychique), il appartient, pour Aristote (et pour la scolastique), à la catégorie des relatifs[22]. Mais il assume à l’intérieur de cette catégorie une position tout à fait particulière. Selon Aristote, un des traits essentiels des relatifs est qu’ils sont en rapport avec des corrélatifs : si l’essence du relatif consiste à se référer à quelque chose d’autre, il requiert toujours nécessairement un corrélatif[23]. Les relatifs s’appellent les uns les autres et sont réciproquement inséparables — du point de vue de l’être comme du point de vue de la connaissance (pas de majeure sans mineure et vice versa)[24]. C’est précisément l’absence de ce caractère qui distingue les relatifs épistémiques ou intentionnels des relatifs ordinaires :
[…] tout au contraire, le mesurable, le connaissable, le pensable sont dits relatifs en ce sens qu’une autre chose est relative à eux. Le pensable signifie, en effet, que la pensée est relative à lui, mais la pensée n’est pas relative à ce dont elle est pensée, car ce serait répéter deux fois la même chose. De même la vue est vue d’un objet déterminé, non pas de ce dont elle est la vue (bien que, en un sens, il soit vrai aussi de le dire), mais elle est relative à la couleur ou à quelque autre chose de ce genre : autrement, on répéterait deux fois la même chose, à savoir que la vue est la vue de ce dont elle est la vue[25].
Aristote reconnaît donc qu’« en un sens » voir et couleur vue sont corrélatifs — il les considère comme des corrélats linguistiques, et pour lui cette idée va de soi. Il souligne cependant avec force que l’objet ou le sensible propre (l’objet intentionnel) d’un acte de vision n’est pas la couleur vue, mais la couleur tout court : cette dernière, en effet, n’est absolument pas relative à l’acte de vision, puisque le fait d’être vue ou non lui est absolument extrinsèque[26].
Brentano soutient le même point de vue dans la Psychologie du point de vue empirique. S’il souligne la nature relationnelle du phénomène psychique, Brentano se garde bien de décrire l’objet immanent ou intentionnel de l’acte psychique comme un relatif :
Le concept de son n’a rien de relatif. Si tel était le cas, l’audition ne constituerait pas un objet second, mais en même temps que le son l’objet premier de l’acte psychique ; et il en serait de même pour tous les autres exemples ; ce qui est manifestement contraire à l’opinion d’Aristote. En outre nous ne pourrions rien penser sans entrer en relation d’une certaine façon avec nous-mêmes et avec nos pensées ; ce qui est évidemment faux[27].
Brentano abandonne, sans doute, le réalisme naïf d’Aristote, d’après lequel le phénomène physique ou « sensible propre » (par exemple la couleur ou le son) a une actualité indépendante du processus perceptif dont ce sensible est en même temps la cause efficiente ; il affirme en effet — en faisant référence aux résultats de la science physique — que les phénomènes physiques n’existent absolument pas dans la réalité effective, mais qu’ils sont de purs « signes (Zeichen) » pour quelque chose d’autre, dont ils fournissent une indication seulement approximative. Mais il se garde bien aussi d’adopter le point de vue idéaliste selon lequel les phénomènes physiques sont des entités de nature mentale, des sense data qui existeraient à l’intérieur de la conscience.
Il est certain qu’une couleur ne nous apparaît que lorsque nous nous la représentons, mais on ne doit pas en conclure qu’une couleur ne puisse apparaître sans être représentée. Ce n’est que si le fait d’être représenté était contenu dans la couleur comme un de ses moments, comme une certaine qualité, par exemple, et une certaine intensité, qu’une couleur non représentée impliquerait une contradiction, car il serait vraiment contradictoire de considérer un tout sans une de ses parties. De toute évidence, ce n’est pas le cas[28].
On ne saurait donc en aucun cas considérer Brentano comme un défenseur de la théorie des sense data. Pour lui, au contraire, il n’est pas contradictoire d’affirmer que le phénomène physique a, en plus de l’existence intentionnelle, une existence effective. L’hypothèse que la perception nous montre une chose telle qu’elle est n’est pas absurde. Elle est seulement improbable. Les arguments qu’on peut alléguer à ce propos sont de caractère empirique et dépendent de l’acceptation des résultats de la science physique moderne[29].
4. Objet vs. corrélat intentionnel
Pour comprendre plus précisément ce qu’est exactement le corrélat intentionnel d’un acte psychique et quel rapport il peut entretenir avec l’objet intentionnel, il faut faire référence à la théorie brentanienne de la perception interne. La perception interne représente, à côté de l’intentionnalité, un des traits essentiels qui séparent les phénomènes psychiques des phénomènes physiques. Ce n’est qu’à propos des phénomènes psychiques et d’eux seuls qu’on peut dire qu’ils « ne sont perçus que dans la conscience interne », laquelle, « outre son objet particulier, […] a encore un autre caractère distinctif, l’évidence immédiate, indubitable, qui lui appartient exclusivement parmi toutes les connaissances que l’expérience peut nous fournir »[30].
Alors que dans le cas de la perception externe rien ne garantit que le phénomène physique existe effectivement tel qu’il nous apparaît, seule la perception interne est susceptible de saisir cette « vérité » à laquelle l’étymologie du terme « Wahrnehmung » fait allusion[31]. Le privilège, non seulement épistémique, mais ontologique dont jouit la conscience secondaire dépend du fait que c’est seulement dans la conscience intérieure que celui qui perçoit et l’objet perçu, acte et objet, s’identifient pleinement et sans réserve[32].
Les deux formes de conscience sont cependant liées de manière indissociable. La perception interne n’est en rien un nouvel acte qui s’ajoute à la conscience primaire ; elle représente en revanche une direction intentionnelle différente qui appartient, comme composante secondaire, à toute activité psychique[33]. Ainsi, la vision, par exemple, a le rouge comme objet primaire, et elle-même — le voir-rouge — comme objet secondaire. Dans la perception interne, l’objet intentionnel ne disparaît donc pas à l’horizon de la conscience ; il reste présent, mais au lieu d’absorber l’attention de manière exclusive, il se trouve inséré dans une structure plus complexe dont il ne représente qu’une partie[34]. Ici, nous n’avons plus affaire à l’objet en tant que tel (par exemple, le rouge), mais à un objet pensé (le rouge vu), à une entité modifiée, dépendante de l’esprit et contenue à titre de partie dans l’objet secondaire[35].
Par rapport à l’objet immanent ou intentionnel (c’est-à-dire primaire) qui entretient avec la perception une relation purement extrinsèque, Brentano distingue l’objet perçu ou pensé comme partie de l’objet secondaire, qui est saisi comme corrélat interne (corrélat intentionnel) par la perception interne en même temps que l’acte par rapport auquel il fonctionne de manière réflexive, et qui existe donc seulement tant qu’existe celui qui pense, avec qui il naît et périt. L’objet pensé en tant que tel — là où « pensé » doit être entendu en un sens modifiant[36] — est ainsi une entité compromise subjectivement, contenue en tant que partie dans l’acte corrélatif. En effet, alors que la relation existant entre l’objet et la pensée qui se tourne vers lui est purement extrinsèque, la relation que cette entité modifiée entretient avec la pensée lui est essentielle — c’est précisément en vertu de cette relation qu’elle est quelque chose de modifié. En d’autres termes, le corrélat intentionnel est un ens rationis, une entité de pensée irréelle.
5. Réalité et existence
Nous voici donc conduits aux concepts de réel et d’existant qui jouent un rôle central dans la pensée de Brentano. Cette distinction renvoie à la dissertation sur Les diverses acceptions de l’être selon Aristote où Brentano avait développé une sorte de grammaire logique du concept de l’être : l’être se dit, d’une part, dans le sens du vrai (ὂν ὡς ἀληθές), c’est-à-dire pour désigner la vérité d’une proposition ; d’autre part, dans le sens du réel (ὂν καθ’ αὑτό). On a donc affaire à un sens logique et à un sens réel.
Tout énoncé peut valoir comme exemple de l’être entendu comme vrai — et du non-être entendu comme faux, dans la mesure où sa qualité affirmative ou négative peut être considérée comme indice de sa vérité ou de sa fausseté. Dans ce cas, le « est » de la copule signifie seulement que le jugement est vrai, et le « non est », que le jugement est faux. Ainsi, dans l’énoncé « l’arbre est vert », est signifie tout simplement : il « est vrai » que l’arbre est vert. La copule ne désigne dans ce cas aucun attribut réel. Il est tout simplement le signe de l’affirmation. Comme exemple de l’être réel, on peut alléguer en revanche tout prédicat « concret » (sachlich), « essentiel » (wesenhaft) (comme homme, blanc, grand, ici, etc.) c’est-à-dire tout ce qui rentre dans les catégories d’Aristote. Si l’on fait référence à la signification d’être vrai qui se rapporte au jugement en fonction de sa qualité affirmative, tout ce qui peut assumer grammaticalement le rôle de sujet ou de prédicat dans une véritable proposition mérite pour cette raison le qualificatif « d’existant » — négations et privations comprises, et non-être aussi[37].
La théorie brentanienne du jugement qui réduit tous les jugements catégoriques à des jugements existentiels peut être considérée comme un développement ultérieur de cette conception de l’être comme vrai. Cette théorie, dite idéogénétique, voit dans le jugement une classe autonome de phénomènes psychiques, à côté des représentations et des mouvements affectifs. Tandis que dans la représentation l’objet est présent, pour ainsi dire, de manière neutre et qualitativement indéterminée, dans le jugement, l’objet se trouve affirmé ou nié, c’est-à-dire, reconnu comme existant, ou nié comme non-existant. « Exister » signifie alors simplement « reconnaître comme juste ». À partir du moment où il n’existe pas plusieurs manières de reconnaître, il ne saurait y avoir non plus des modalités d’existence différenciées. C’est pourquoi la variante de la thèse ontologique qui, à la différence de l’objet réel ou transcendant, attribue à l’objet immanent un mode d’existence, affaibli ou diminué, c’est-à-dire une « inexistence » purement « mentale » ou « intentionnelle », se trouve délégitimée. Elle n’apparaît plus soutenable dans la mesure où elle présuppose une équivocité du concept d’existence qui est exclue de la théorie brentanienne du jugement[38].
En plus, nous disposons d’instruments susceptibles d’illustrer de manière rapprochée la distinction entre réalité et existence. Le concept brentanien de « réel » (Reales, Wesenhaftes) renvoie au concept aristotélicien « d’être en tant qu’être », c’est-à-dire à la substance et à ses accidents. Un réel, ou — comme Brentano préférera le dire dans la phase réiste de sa pensée — une « chose » (Ding) est une entité concrète, individuelle, qui peut être existante ou non existante. En effet, la question de la réalité ou de l’irréalité de toute entité doit être rigoureusement distinguée de celle de son existence. « Existante » veut dire tout simplement « reconnue justement », et ce peut être le cas d’un réel ou d’un non-réel. Un réel peut être par exemple un corps, une âme, un phénomène psychique ; mais un centaure et une chimère sont aussi des réels, dans la mesure où si jamais ils venaient à l’existence, ils seraient des corps. Le réel ne s’oppose donc pas au non-existant, mais au non-réel — comme une privation, un état de chose ou un ens rationis. Le sens d’une incise de Brentano peut alors apparaître dans toute sa clarté. On la trouve dans le texte consacré à l’intentionnalité. Brentano évoque l’objet vers lequel les phénomènes psychiques sont dirigés. Il précise à son propos : « sans qu’il faille entendre par là une réalité »[39]. Il faut donc comprendre que les objets de la pensée peuvent être non seulement des réalités concrètes, mais aussi des non-choses, et des entia rationis, des êtres de raison.
C’est ainsi qu’un pensé, autrement dit un corrélat intentionnel, peut, dans certains cas bien particuliers, devenir objet intentionnel de la pensée, mais cette situation représente l’exception, et non pas la règle de notre activité psychique. Cela se vérifie, par exemple, quand quelqu’un pense à quelqu’un qui pense à A. C’est exactement la situation que Brentano décrit dans un fragment rédigé vers 1889, souvent cité en faveur de la « thèse ontologique »[40] :
Formons, en nous référant à nous-même, le concept d’un pensant qui, dans sa pensée, est tourné vers un objet. Appelons-le l’objet A, dont le concept, comme celui du pensant, peut être le concept de quelque chose de réel. De cet A réel nous avons raison de dire qu’il est pensé par me, sujet pensant. Il est tout aussi vrai de dire qu’il est un A pensé, en tant qu’il est un A effectif, et qu’il peut cesser d’exister comme A effectif tout en continuant à exister comme A pensé, aussi longtemps que le pensant le pense. Inversement il peut cesser d’exister comme A pensé si le pensant cesse de le penser, tout en continuant à exister comme A effectif.
L’on dira : dans la mesure où le A pensé s’oppose au A effectif, il n’est rien de vrai ou d’effectif. Quelle idée ! Il peut être quelque chose de vrai et d’effectif sans être un A effectif. Il est un A effectivement pensé ou, ce qui revient au même, un A pensé effectif auquel peut être opposé un A pensé comme pensé, quand quelqu’un pense à quelqu’un qui pense à A.
Il n’est pas possible qu’il y ait quelqu’un qui pense à A sans qu’il y ait du même coup un A pensé et vice versa. Mais cela ne veut pas dire que celui qui pense à A se réduise à l’A pensé. Les deux concepts ne sont pas identiques mais corrélatifs. À aucun des deux ne peut correspondre quelque chose dans la réalité sans que quelque chose de réel corresponde aussi à l’autre. Mais seul l’un des deux est le concept d’un réel, qui exerce une action ou en subit une, tandis que l’autre est le concept de quelque chose qui commence à être et continue à être seulement en ce qu’il accompagne le premier, se produisant quand il se produit et cessant de se produire quand il s’arrête de le faire[41].
Quand Brentano parle d’un « A pensé » comme corrélat de celui qui pense à A, il en affirme l’existence seulement dans la mesure où ce qui est pensé est le A effectif. Le A effectif, naturellement, existe indépendamment du fait que quelqu’un le pense ; le A pensé, inversement, n’existe que dans la mesure où quelqu’un pense au A effectif et il n’existe qu’aussi longtemps qu’il est ainsi pensé. L’objet (immanent ou intentionnel) de la pensée n’est pas le A pensé mais le A effectif.
Supposons maintenant que le A effectif cesse d’exister ; quel est dans ce cas l’objet de la pensée ? Ce n’est pas parce que le A effectif cesse de l’être, c’est-à-dire cesse d’exister dans la réalité, que l’objet de la pensée devient le A pensé. L’objet de la pensée est dans ce cas A et rien d’autre. Le A pensé continue à demeurer le corrélat intentionnel de la pensée de A. Le A pensé ne peut devenir objet (immanent ou intentionnel) de la pensée que si et seulement si la pensée se tourne explicitement vers lui ; cela se vérifie seulement si un pensant pense à quelqu’un qui pense à A. Dans ce cas, le A pensé — qui est pur corrélat intentionnel de celui qui pense à A — devient objet intentionnel de la pensée, auquel cas se met à exister un A pensé comme pensé (autrement dit deux fois modifié) en tant que corrélat intentionnel de la pensée du A pensé.
Soulignons que Brentano n’attribue pas au A pensé un mode d’être distinct ni diminué en quoi que ce soit par rapport au mode d’être du A effectif. Il affirme qu’ils sont tous les deux « effectifs » (wirklich). On peut le comprendre à la lumière du fait, déjà souligné, que le corrélat intentionnel, en tant que « partie non réelle de l’acte », est appréhendé, aussi bien que ce dernier, par la perception interne évidente. Acte et corrélat, dans la mesure où ils sont l’un et l’autre saisis par la perception interne évidente, sont affirmés selon la même modalité et manifestent donc le même statut existentiel.
6. Objet intentionnel par rapport à corrélat intentionnel
Le « corrélat intentionnel » de la pensée, qui est à peine évoqué dans la Psychologie du point de vue empirique, et toujours de manière vague, ne sera explicité que dans la Psychologie descriptive. Alors qu’en 1874 Brentano ne disposait pas encore d’un appareil conceptuel susceptible de distinguer de manière adéquate l’objet et le corrélat intentionnel, dans le cours des années 1880, il développe une théorie méréologique extrêmement raffinée qui va lui permettre de réaliser son projet d’analyse catégoriale de l’expérience interne, de morphologie de toutes les formes possibles de nos vécus. Et c’est précisément à partir du critère partie-tout qui lie l’objet intentionnel d’une part à l’acte psychique et de l’autre au corrélat intentionnel que Brentano va expliquer leur diversité.
À cet égard, le renversement de perspective qui marque le passage de la Psychologie du point de vue empirique à la Psychologie descriptive est déterminant. En effet, dans la Psychologie du point de vue empirique, Brentano avait thématisé l’acte ou le phénomène psychique en tant qu’orienté en premier lieu vers son objet intentionnel ; ce n’est qu’accessoirement (ἐν παρέργῳ) dans la perception interne que l’acte est dirigé vers lui-même comme objet secondaire. Dans ce second renvoi, le corrélat intentionnel (à savoir l’objet pensé en tant que pensé) se trouve lui aussi saisi à titre de partie. Ce corrélat intentionnel, qui accompagne tout simplement l’acte de la pensée qui naît et meurt avec lui, est la contrepartie psychiquement modifiée de l’objet intentionnel, qui est, quant à lui, indépendant de la pensée.
En revanche, dans la Psychologie descriptive, Brentano thématise l’acte dans son autoréférence interne, c’est-à-dire en tant qu’il est saisi dans l’évidence immédiate de la perception interne ; et dans cette autoréférence réfléchie le corrélat intentionnel ne cesse d’être saisi à côté de l’acte psychique comme une des deux « parties de la paire des corrélats intentionnels ». À la différence du corrélat intentionnel, qui est une partie distinctionnelle (ou séparable seulement au niveau conceptuel, et non pas dans la réalité) au sens propre de l’acte psychique, Brentano considère désormais l’objet intentionnel comme une partie distinctionnelle « au sens modifiant »[42]. En d’autres termes : à partir du moment où l’objet intentionnel (la couleur) est contenu comme partie dans le corrélat intentionnel (dans la couleur vue) en un sens seulement modifié, si l’on veut passer du second au premier il faut « dé-modifier » le corrélat intentionnel[43].
7. L’« inexistence intentionnelle » et la théorie aristotélicienne de la perception
À ce point, il est clair que l’horizon de référence privilégié par la théorie de Brentano de « l’inexistence intentionnelle » est la théorie aristotélicienne de la perception. À cet égard la Psychologie du point de vue empirique et la lettre de 1905 à Anton Marty sont sans équivoque[44]. Mais en fait, dès sa thèse d’habilitation intitulée La psychologie d’Aristote et soutenue en 1867, Brentano avait utilisé le terme « objectif » (obiective) pour rendre compte de la doctrine aristotélicienne de la perception sensible selon laquelle l’objet se trouve dans la conscience intentionnellement, c’est-à-dire avec sa forme, mais sans sa matière. La perception, en effet, n’est pas un « pâtir » au sens propre du terme, une altération de celui qui perçoit à travers quelque chose d’opposé. En tant qu’altération cognitive et non pas physique de la psyché, la perception n’implique pas la présence matérielle ou physique des objets sensibles dans la personne qui perçoit, mais seulement leur présence objective. Avoir froid ne signifie pas être ou devenir physiquement froid, mais percevoir que quelque chose est présent dans le sujet de la perception « à titre d’objet » (obiective). « Matériellement, en tant que propriété physique, le froid est dans la chose froide ; mais en tant qu’objet, c’est-à-dire en tant qu’il est perçu, il se trouve dans celui qui ressent le froid[45]. »
L’inexistence ou la réception objective ne signifie donc pas l’existence d’un objet ou d’un de ses doubles dans la conscience. L’opposition entre réception matérielle et réception objective ne concerne pas deux classes d’entités qui peuvent être perçues par le sujet ; et pas davantage deux modes d’existence qui pourraient être assumés par le même objet. Elle concerne deux modalités différentes de réception ou d’appréhension : dans la réception matérielle, le sujet incarne la propriété qu’il assimile, cette propriété est présente en lui « physiquement », « matériellement ». Dans la réception objective, le sujet ne possède pas de propriété : il la connaît ou la perçoit. Cette présence objective, cette actualisation de la forme sans la matière n’est pas l’objet premier de la pensée, ni un double de cette dernière ; elle est au contraire un acte mental (ἐνέργεια) dont l’objet est par principe transcendant.
L’écart par rapport à Aristote concerne la portée gnoséologique de la perception externe : tandis que pour Aristote la perception externe du sensible propre est toujours protégée contre l’erreur, Brentano considère toujours la perception du phénomène physique comme une « Falsch-nehmung » pour des raisons empiriques contingentes et qui mobilisent les résultats de la science physique moderne, et non pas pour des nécessités logiques. Pour Brentano, en effet, un tel objet (le sensible propre, ou le phénomène physique) n’existe tout simplement pas, ni à l’extérieur ni à l’intérieur du sujet[46].
8. L’objet inexistant
De cette manière, il est aussi possible d’affronter la question de la pensée de l’objet inexistant. L’affirmation de Brentano selon qui les phénomènes physiques « existent seulement de manière phénoménale et intentionnelle » (ibid., 129) signifie qu’ils existent au même titre qu’existent le centaure et la chimère. Affirmer que la licorne à laquelle je pense a une « in-existence intentionnelle » signifie tout simplement que je pense à une licorne. L’analyse proposée par Brentano du concept « d’existant » le confirme comme le confirme aussi sa nette distinction entre la question de savoir « qu’est-ce qui existe » (quid est) et celle de savoir « si quelque chose existe » (an est). Ce qui intéresse Brentano quand il propose la doctrine de l’inexistence intentionnelle, ce n’est certes pas la question relative à l’objet non existant, mais celle qui porte sur l’objet tout court. Si on pense à quelque chose, on a bien quelque chose comme objet de pensée — indépendamment de son existence[47].
Il reste à nous demander si la définition de la « relation psychique » (psychische Beziehung) proposée par Brentano en appendice à la seconde édition de la Psychologie du point de vue empirique (1911) représente ou non une révision de cette thèse originelle.
Je crois avoir montré que ce qui caractérise toute activité psychique, c’est sa relation à quelque chose à titre d’objet. Il en résulte que toute activité psychique apparaît comme quelque chose de relatif (etwas Relativliches). Dans l’énumération des différentes classes principales de ce qu’il appelle le prov~ ti, Aristote a effectivement inclus la relation psychique. Mais il a soin de noter ce qui distingue cette classe d’autres classes : alors que, dans d’autres relations, les deux termes sont également réels, ici ce ne serait le cas que du premier fondement (Fundament).
[…] Pour qu’il y ait pensée, il faut qu’il y ait un pensant, mais il n’est pas nécessaire le moins du monde que l’objet pensé existe réellement ; on peut même considérer un cas, celui de la négation, où la pensée exclut nécessairement l’existence de son objet, dès lors qu’elle est en droit de le nier. Le sujet pensant est donc la seule chose nécessaire qu’exige le rapport psychique. Il n’est aucunement nécessaire que le second terme de ce qu’on appelle ici la relation existe effectivement[48].
Pour Chisholm, cela implique une révision essentielle des thèses de 1874. Le « dernier » Brentano aurait ainsi abandonné la thèse de l’homogénéité des relations psychiques avec des relations ordinaires pour distinguer entre relations binaires ordinaires et relations intentionnelles : tandis que les premières ne subsistent qu’entre des membres existants, les secondes requièrent seulement l’existence du fondement de la relation (de celui qui pense), et non pas du terme (de l’objet pensé). On pourra néanmoins objecter à cette thèse que, depuis le début de ses recherches, Brentano était moins intéressé à l’objet non existant qu’à l’objet tout court, indépendamment de son existence.
Revenons pour finir à la distinction entre objet intentionnel et corrélat intentionnel. Dans la lettre à Marty de 1905 où il rejette comme une absurdité la thèse de « l’objet représenté » comme objet de la représentation, Brentano écrit que le « cheval pensé », à la différence du cheval tout court, est le corrélat de la représentation du cheval et, tout comme cette dernière, objet de la perception interne — et donc pas, l’objet premier. Brentano ne conteste donc pas qu’il a commencé par soutenir que la « pensée de A » et l’« A pensé » sont corrélatifs. Mais il nie avec la dernière énergie avoir jamais pu considérer l’A pensé comme objet immanent ou intentionnel de l’acte de pensée.
Au moment de son tournant réiste, Brentano ne pourra certes plus accorder aucune place à la notion de corrélat intentionnel. Il est frappant de souligner que, dans la lettre à Marty, il en vient à définir le « cheval représenté » comme un simple corrélat linguistique, c’est-à-dire comme synsémantique. En vertu de son réisme ontologique, Brentano a fini par reléguer le corrélat intentionnel dans la sphère de l’être au sens impropre — le corrélat (l’A pensé) devient ce qui est pensé in obliquo, alors qu’on pense in recto — comme réel et existant — celui qui pense à A. Son réisme psychologique conduira aussi Brentano à revoir la thèse selon laquelle le non-réel peut être tout autant objet de pensée que le réel. On peut donc conclure que les deux aspects de la doctrine originaire de l’intentionnalité que Brentano sera conduit à réviser après son tournant soi-disant réiste sont importants, mais qu’ils ne sont pas décisifs. Ces inflexions, quelque importantes qu’elles soient, ne suffisent cependant pas à opérer un bouleversement dans sa conception originelle, ni à conclure, n’en déplaise à certains interprètes autorisés, à une « révolution copernicienne ».
Appendices
Notes
-
[1]
PeS, I, 109-140 (trad. p. 91-112).
-
[2]
Ibid., p. 112 (trad. p. 93).
-
[3]
Ibid., p. 120 (trad. p. 99).
-
[4]
Ibid., p. 128 (trad. p. 104).
-
[5]
Ibid., p. 136 (trad. p. 110).
-
[6]
Ibid., p. 137 (trad. p. 110).
-
[7]
Jedes psychische Phänomen ist durch das charakterisiert, was die Scholastiker des Mittelalters die intentionale (auch wohl mentale) Inexistenz eines Gegenstandes genannt haben, und was wir, obwohl mit nicht ganz unzweideutigen Ausdrücken, die Beziehung auf einen Inhalt, die Richtung auf ein Objekt (worunter hier nicht eine Realität zu verstehen ist), oder die immanente Gegenständlichkeit nennen würden. Jedes enthält etwas als Objekt in sich, obwohl nicht jedes in gleicher Weise. In der Vorstellung ist etwas vorgestellt, in dem Urteile ist etwas anerkannt oder verworfen, in der Liebe geliebt, in dem Hasse gehaßt, in dem Begehren begehrt usw. Diese intentionale Inexistenz ist den psychischen Phänomenen ausschließlich eigentümlich. Kein physisches Phänomen zeigt etwas Ähnliches. Und somit können wir die psychischen Phänomene definieren, indem wir sagen, sie seien solche Phänomene, welche intentional einen Gegenstand in sich enthalten.
Ibid., p. 124 sq. (trad. p. 102) -
[8]
Chisholm, 1957 ; 1960 ; 1967 ; 1972a ; 1972b ; 1980.
-
[9]
Kraus, 1924, p. 24.
-
[10]
Dans ses cours de psychologie descriptive, donnés à Prague à partir des années 1880 (Marty, à paraître), Marty formule en ces termes la thèse brentanienne de l’« inexistence intentionnelle » : « Die psychischen Ereignisse oder Zustände haben alle miteinander gemein und unterscheiden sich von den physischen in eklatanter Weise dadurch, daß jedes von ihnen ein Objekt hat, mit anderen Worten, daß sie ein Bewußtsein sind. Indem ein psychischer Akt in uns vorgeht, ist uns etwas anderes als er selber in einer ganz eigentümlichen Weise gegenwärtig, einer Weise, welche die Scholastiker die „objektive Inexistenz“ oder „mentale Inexistenz“ (wir werden den letzten Ausdruck gebrauchen) genannt haben. Z.B. beim Hören ist uns ein Ton gegenwärtig usw. Jeder psychische Akt hat also ein Objekt als sein Korrelat. Zum Bewußtsein gehört als Korrelat ein Bewußtseinsgegenstand, etwas, dessen man sich bewußt wird, und ein solches immanentes Objekt findet sich bei jedem psychischen Akt. Dagegen ist bei allem Physischen nichts dergleichen gegeben. (Z.B. Ausdehnung und Bewegung usw. haben kein Objekt.) Sie können selbst Bewußtseinsgegenstand sein, aber sie sind nicht selbst ein Bewußtsein. Sie können Inhalt eines Bewußtseins sein, aber nicht selbst einen solchen Inhalt haben » (Ibid., Abschn. I, § 1). Ce qui apparaît ici très clairement, c’est l’identification opérée par Marty entre l’objet et le corrélat intentionnel, ce qui le conduit à la formulation de la « thèse ontologique », comme cet autre passage le prouve de toute évidence : « Dem physischen Gebiete ganz fremd und nur für das psychische charakteristisch ist die intentionale Relation, die Beziehung des Bewußtseins zum immanenten Objekte. Das Bewußtsein ist wesentlich eine ganz eigentümliche Art von Beziehung. […] Diese intentionale Relation hat das Eigene, daß sie eine reale Relation ist, wovon aber nur ein Terminus real ist, der andere nicht real. Für den einen Terminus haben wir keinen anderen Namen als eben Urteilen, Lieben und Hassen oder, im allgemeinsten Ausdruck, Bewußtsein, Selbst, Ich. Der andere Terminus ist das Objekt, das Anerkannte, das Geliebte usw. Dieser zweite Terminus ist nun nicht real, denn es ist damit nicht das wirkliche Objekt gemeint, sondern eben nur das intentionale, das mir innewohnende und dieses, das Vorgestellte, das Geliebte, das Beurteilte als solches ist eben nicht real. Daß hier wirklich nur das intentionale Objekt als Terminus für die intentionale Beziehung gemeint ist, geht schon daraus hervor, daß ein wirkliches Objekt für unsere Bewußtseinszustände ja ganz fehlen kann, dagegen niemals das immanente Objekt. Kein Bewußtsein ohne Inhalt, ebenso wie keine Wirkung ohne Ursache. Und wenn ein wirkliches Objekt vorhanden ist, so ist es vom gleichnamigen immanenten wohl zu unterscheiden » (Ibid., Abschn. III, § 1).
-
[11]
PeS II, p. 134 (trad. p. 286).
-
[12]
Cette interprétation domine sans partage dans la Brentano-Forschung. Outre Chisholm, nous renvoyons ici, entre autres, à Srzednicki (1965), Grossmann (1965) et, plus récemment, à Smith (1994) et Chrudzimski (2001).
-
[13]
Chisholm, 1967, p. 7 sq.
-
[14]
Les partisans de cette interprétation se fondent surtout sur l’expression « inexistence intentionnelle » et renvoient à la distinction thomiste entre esse naturale (ou esse reale) et esse intentionale, ou bien à cette autre modalité de l’être qui ressortit à la forme sensible (entendue comme essentia) in rerum natura ou in intellectu. Cf. Spiegelberg, 1969, p. 203 sq. ; McAlister, 1982, p. 21 sq. ; Runggaldier, 1989, p. 100 sq.
-
[15]
DP, p. 21.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
WE, p. 87-89.
-
[18]
Ibid., p. 87 sq.
-
[19]
Ibid., p. 88 sq.
-
[20]
Ibid., p. 177.
-
[21]
AN, p. 407.
-
[22]
Cat., 10, 11 b 24.
-
[23]
Cat., 6 b 28 ; cf. MBS, p. 211 sq.
-
[24]
Il est important de ne pas confondre les relatifs ou les corrélats avec les membres d’une relation dans le sens actuel du terme. Aristote, en effet, ne part pas de la relation entre entités (par exemple « plus grand que », « à droite de ») mais des « choses relatives (τὰ πρός τι) », ou bien de ces réalités accidentelles qui ne sont ce qu’elles sont que par rapport à autre chose. Ainsi, quelque chose de plus grand est un relatif en tant qu’il ne l’est que par rapport à quelque chose de plus petit ; inversement, quelque chose de plus petit est un relatif par rapport à quelque chose de plus grand. De la même manière, un propriétaire est un relatif en ce qu’il est propriétaire de quelque chose, ou d’un esclave, même si, naturellement, en tant qu’homme (par exemple César) il n’est pas un relatif, mais une substance. Aristote réfléchit donc sur le statut relationnel d’une substance, son être relatif, et non pas sur la relation en tant que telle, qui n’a pas sa place dans son ontologie de la substance et des accidents. Les membres d’une relation au sens où nous l’employons aujourd’hui ne sont donc pas, en termes aristotéliciens, des relatifs, mais des substances.
-
[25]
Metaph., V 15, 1021 a 26 (trad. fr. par J. Tricot). Brentano renvoie aussi à Metaph., X 6, 1056 b 34, et 1057 a 9. Cf. MBS, p. 28 (trad. p. 42) : « Si la relation du savoir à son objet a une base réelle dans le savoir, la relation inverse de cet objet au savoir n’est manifestement posée que dans une opération de l’entendement, et la base proprement dite de la relation demeure en ce cas exclusivement ce qui est dès lors admis comme son terme ; l’objet du savoir n’est pas un prós ti parce qu’il serait, lui, relatif à autre chose, mais uniquement parce que quelque chose d’autre est relatif à lui. »
-
[26]
Le fondement de la doctrine que nous trouvons exposée en Mét.v, 15, est facile à apercevoir. L’harmonie ou la dysharmonie entre notre pensée et les choses ne change strictement rien à ce qu’il est de celles-ci, elles sont indépendantes de notre pensée, qui les laisse intactes.
MBS, p. 29 (trad. p. 43) -
[27]
Pes I, p. 185 (trad. p. 143 sq.).
-
[28]
Ibid., p. 130 sq. (trad. p. 105 sq.).
-
[29]
Il n’est donc pas vrai qu’il y ait contradiction à poser, hors de l’esprit, un phénomène physique aussi réel que ceux qui se produisent en nous à l’état intentionnel. Il faut avoir comparé ces deux réalités pour rencontrer sur sa route des conflits qui rendent clair qu’aucune existence effective ne correspond ici à l’existence intentionnelle.
Ibid., p. 132 (trad. p. 106) -
[30]
Ibid., p. 128 (trad. p. 104).
-
[31]
Ibid., p. 129 (trad. p. 104 sq.).
-
[32]
Ibid., p. 198 sq. (trad. p. 153 sq.)
-
[33]
« Dans ce même phénomène psychique, où le son est représenté, nous percevons en même temps le phénomène psychique ; et nous le percevons suivant son double caractère, d’une part en tant qu’il a le son comme contenu, et d’autre part en tant qu’il est en même temps présent à lui-même comme son propre contenu. Nous pouvons dire que le son est l’objet premier de l’audition, et que l’audition en est l’objet second », ibid., p. 179 sq. (trad. p. 139). Ce qui explique pourquoi la perception interne ne peut jamais se transformer en « observation interne » (innere Beobachtung) : l’observation suppose une séparation réelle entre le sujet qui perçoit et la chose perçue, et cette séparation est exclue par principe de la structure interne de l’acte psychique. Cf. ibid., p. 40 sq. (trad. p. 42).
-
[34]
[…] le phénomène physique doit, d’une certaine façon, appartenir au contenu des deux représentations, à celui de l’une comme objet explicite, à celui de l’autre comme objet pour ainsi dire implicite. Il semble donc s’avérer, et Aristote l’a déjà fait remarquer, que le phénomène physique doive être représenté deux fois. Mais ce n’est pas le cas.
ibid., p. 178 (trad. p. 138 sq.) -
[35]
Brentano écrit à ce sujet : « Quand nous voyons une couleur et que nous nous représentons cette vision même, la couleur que nous voyons (gesehene Farbe) est également représentée dans la représentation de la vision ; elle est le contenu de la représentation de la vision, mais elle fait également partie du contenu de la vision », ibid., p. 188 (trad. p. 146). On peut lire dans un autre passage : « L’expérience intérieure semble plutôt prouver de façon incontestable que la représentation du son est liée si intimement à la représentation de la représentation du son que, du fait même de son existence, elle contribue en même temps intérieurement à l’existence de l’autre », ibid., p. 179 (trad. p. 139).
-
[36]
Un adjectif est utilisé en un sens déterminant quand il ajoute des propriétés qui précisent le sens de l’objet. Dans l’expression « homme grand », nous avons un usage déterminant de l’attribut, et non pas dans l’expression « homme mort » puisque, dans ce cas, on n’a plus affaire à un homme. Brentano introduit cette distinction dans le second volume de la Psychologie (PeS II, p. 62, note). Il la développe dans la Psychologie descriptive, non seulement pour évoquer le statut ontologique du corrélat intentionnel, mais aussi pour rendre compte de l’irréalité du passé dans la rétention.
-
[37]
MBS, cap. II.
-
[38]
C’est la raison pour laquelle, dans la Psychologie du point de vue empirique, Brentano prend expressément position contre la distinction thomiste entre essentia et esse, essence et existence. Voir la note 14.
-
[39]
PeS I, p. 124 (trad. p. 101).
-
[40]
Chisholm, 1967, p. 9.
-
[41]
WE, p. 31.
-
[42]
DP, p. 26 sq.
-
[43]
Schuhmann, 1994.
-
[44]
Dans la Psychologie du point de vue empirique (1874), faisant référence aux antécédents historiques de la doctrina de l’inexistence intentionnelle, Brentano affirme : « Aristote parle déjà de cette inhabitation psychique. Dans son traité De l’âme, il dit que le senti est, comme tel, dans le sentant, que le sentant contient immatériellement l’objet senti, que le pensé est dans l’intellect pensant » PeS I, p. 125, n. 1 (trad. p. 102). Et il écrit dans sa lettre à Marty (1905), afin de souligner la conformité de sa conception avec celle d’Aristote : « Peut-être ne pensait-il pas essentiellement comme nous ? » WE, 88.
-
[45]
PsA, p. 80, n. 6.
-
[46]
Mais l’objet de ces activités psychiques, ce qui nous apparaît vraiment [dans le rêve] comme extérieur, existe aussi peu dans la réalité qu’en nous-mêmes ; c’est une simple apparence, de même que les phénomènes physiques, qui nous apparaissent à l’état de veille, ne correspondent à aucune réalité effective, bien que l’on admette souvent le contraire.
PeS I, p. 250 (trad. p. 182) -
[47]
Kent, 1984.
-
[48]
PeS II, p. 133 sq. (trad. p. 285 sq.). Brentano lit ici la théorie aristotélicienne des relatifs à travers le prisme de la théorie thomiste des relations. Le fondement d’une relation (fundamentum relationis) est la substance à laquelle elle se rattache en sa qualité d’accident (c’est en cela que consiste l’esse in de la relation), le terme (terminus) est ce vers quoi elle se tourne (c’est en cela que consiste son esse ad). Dans le cas d’une relation authentique, symétrique (par exemple « plus grand que »), le fondement (Goliath) et le terme (David) sont tous les deux réels et interchangeables, de telle sorte que le terme (David) peut devenir le fondement de la relation inverse (« plus petit que »). Quand au contraire une chose est considérée comme identique à elle-même, la relation ne comporte pas réellement deux extrémités ; dans ce cas, on est en présence d’une pure relatio rationis, dans la mesure où c’est l’entendement qui opère la duplication d’une unique chose réelle. Le même raisonnement vaut pour les relations entre l’être et le non-être, puisque seul l’entendement est susceptible d’appréhender ce qui n’est pas et d’en faire le terme d’une relation. Il y a enfin les cas dans lesquels la relation est réelle, mais seulement du point de vue d’une de ses extrémités, ne l’étant, par rapport à l’autre, que rationis tantum. L’exemple paradigmatique en est la relation intentionnelle ou épistémique, qui n’est réelle que du point de vue du fondement : « Sicut sensus et scientia referuntur ad sensibile et scibile, quae quidem, inquantum sunt res quaedam in esse naturali existentes, sunt extra ordinem esse sensibilis et intelligibilis : et ideo in scientia quidem et sensu est relatio realis, secundum quod ordinantur ad sciendum vel sentiendum res ; sed res ipsae in se consideratae, sunt extra ordinem huiusmodi. Unde in eis non est aliqua relatio realiter ad scientiam et sensum ; sed secundum rationem tantum, inquantum intellectus apprehendit ea ut terminos relationum scientiae et sensu Unde Philosophus dicit, in 5. Metaph., quod non dicuntur relative eo quod ipsa referantur ad alia, sed quia alia referuntur ad ipsa » Sum. Theol., I, q. 13, a. 7. Voir la note 24.
Références bibliographiques
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