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Deutsche ! Wann werdet ihr von einer Verirrung, welche euch euren Nachbarn nur ungenießbar und lächerlich macht, endlich zurückehren ?

B. Bolzano

Und auch dieser Ruf des edlen Philosophen verdient, noch in unsere Zeit gehört zu werden !

J. C. Kreibig

Par ses nombreuses études sur l’histoire de la philosophie autrichienne comme dans ses conférences que nous publions dans ce numéro de Philosophiques, Kevin Mulligan a apporté une contribution majeure à notre connaissance de cette riche et profonde tradition dont est largement redevable la philosophie telle que nous la pratiquons aujourd’hui. La plupart de ces études sont dominées par l’idée d’une philosophie spécifiquement autrichienne (ou austro-hongroise) dont les origines remontent au philosophe pragois Bernard Bolzano et dont l’axe central est le programme philosophique de Brentano auquel ses étudiants ont contribué de manière originale. Cette idée est le coeur d’un ouvrage d’Otto Neurath publié en français en 1935 sous le titre Le développement du Cercle de Vienne et l’avenir de l’empirisme logique, dans lequel il montre que la philosophie préconisée par le Cercle de Vienne est non seulement redevable de cette tradition autrichienne en philosophie, mais en est aussi l’aboutissement. La thèse d’une philosophie spécifiquement autrichienne a été défendue récemment par Rudolf Haller dans plusieurs études et notamment dans un article intitulé « Wittgenstein and Austrian Philosophy », dans lequel il formule ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la thèse Neurath-Haller[1]. D’après cette thèse, il existe depuis Bolzano une philosophie autrichienne autonome (notamment par rapport à la tradition allemande) possédant une « homogénéité intrinsèque » qui se caractérise entre autres choses par sa vision du monde scientifique et son aversion pour le kantisme et la métaphysique.

Cette thèse a donné lieu, au cours des dernières années, à de nombreuses discussions que nous ne commenterons pas ici[2]. Nous nous pencherons plutôt sur la question des conditions empiriques du développement de ce Geist autrichien jusqu’à la fondation du Cercle de Vienne en 1929, c’est-à-dire notamment sur les facteurs institutionnels et culturels qui, concrètement, ont rendu possible la transmission de cette tradition. K. Mulligan[3] et B. Smith[4] ont tous les deux reconnu l’importance de cette question et des facteurs sociopolitique, économique, culturel, et plus généralement la place des institutions dans l’explication de ce phénomène. Mais de quels facteurs et de quelles institutions s’agit-il précisément ? Smith ne répond pas directement à cette question mais renvoie au manifeste du Cercle de Vienne dans lequel Neurath, qui en est le principal rédacteur, souligne l’importance de la Société philosophique de l’Université de Vienne (dont Neurath a été lui même un membre actif de 1906 jusqu’au milieu des années 1920)[5]. Fondée la même année qui a donné naissance à Wittgenstein, soit en 1888, elle a cessé ses activités en 1938, soit l’année du décès de Husserl qui a été l’un de ses membres les plus fidèles. Cette organisation représentait depuis sa fondation un forum de discussions philosophiques réunissant la plupart des grandes figures philosophiques, scientifiques et littéraires de la Vienne fin de siècle. Plus de six cents conférences et séances de discussion ont eu lieu dans cette société au cours de ses cinquante années d’existence[6], et elle comptait parmi ses membres actifs non seulement la plupart des philosophes autrichiens de l’époque, mais encore plusieurs scientifiques et intellectuels intéressés aux questions philosophiques. Il est donc étonnant que cette vénérable institution n’ait jamais fait l’objet d’une étude systématique[7]. Il existe néanmoins quelques études qui ont souligné l’importance des activités de cette organisation pour certains de ses membres, la plus connue et la plus ancienne étant celle de C. Schorske, Fin-de-Siècle Vienna. Politics and Culture, dans laquelle il se penche notamment sur l’affaire Klimt, dont nous reparlerons plus tard[8].

Mais ces études donnent une mince idée de la diversité et de la richesse des discussions entre les membres de la Société, et elles expliquent encore moins le rôle central de celle-ci dans l’évolution de la pensée durant cette période déterminante dans l’histoire de la philosophie en Autriche. Faute de pouvoir décrire en détail les tenants et aboutissants de cette organisation, nous nous en tiendrons principalement à la place qui revient à la Société philosophique dans la genèse et la préhistoire du Cercle de Vienne. Nous examinerons trois aspects de la relation entre les membres du Cercle de Vienne et la Société philosophique. Le premier aspect concerne la thèse d’un proto-Cercle de Vienne, le deuxième porte sur la thèse du chaînon manquant entre le Cercle de Vienne et la tradition de Bolzano et de Brentano en Autriche, et le troisième concerne le lien établi par plusieurs historiens de l’empirisme logique entre l’annexion de la Société philosophique à la Kant-Gesellschaft en 1927 et la fondation du Cercle de Vienne en 1929.

Traits caractéristiques de la Société philosophique de l’Université de Vienne

Commençons par une brève description de la Société philosophique de l’Université de Vienne. Grâce aux témoignages des membres de la Société et surtout à ses rapports annuels[9], nous possédons plusieurs informations utiles sur ses origines, sa structure, ses activités et les traits caractéristiques qui la démarquent des nombreuses autres sociétés pour lesquelles les Viennois de cette époque avaient une prédilection. On sait d’abord qu’elle a été fondée officiellement le 26 mars 1888 par un groupe d’étudiants de Franz Brentano. Un de ces étudiants qui ont contribué à sa fondation est le philosophe polonais Kazimir Twardowski qui relate, dans son autobiographie, les circonstances qui ont présidé à la fondation de cette société. Twardowski mentionne en plus des séminaires informels que tenait régulièrement Brentano à l’Université de Vienne, un groupe de discussion formé par quelques étudiants de Brentano :

But my philosophical study was not exhausted by attending lectures and seminars and by the solitary reading of philosophical writings, among which the works of the British philosophers were at the forefront. It also found valuable nourishment and maturation from a group reading (together with a number of similarly disposed philosophy students) of the major works of Aristotle. This philosophical reading club was formed on the initiative of Dr. Hans Schmidkunz, later well known in wide circles as the author of philosophical books and champion of higher-school pedagogy, to whom a lasting friendship binds me ever since those University years. Dr. Schmidkunz not only launched that reading club, in which we delved deeply — in the spirit of Brentano — into the reading and interpretation of Aristotle’s original text (with the aid of Thomas Aquinas commentary), but also managed to initiate regular meetings devoted to philosophical exchange between the veterans and the beginners from among Brentano’s students, which not only brought the individual participants personally closer together, but also led to the inauguration in 1888, likewise due to the impetus of Dr. Schmidkunz, of the Philosophical Society at the University of Vienna. I was rather proud to be elected the first Vice-President of that Society. My close relations to Alois Höfler, J[osef] Clemens Kreibig and Christian von Ehrenfels to mention those names that are of philosophical interest, go back to that time[10].

K. Twardowski, H. Schmidkunz, J. C. Kreibig, C. von Ehrenfels et A. Höfler ont été en effet très actifs durant les trente premières années d’existence de la Société et ils ont occupé, pour la plupart, des postes clés dans l’administration de cette organisation. Höfler a été nommé le premier président de la Société et il a occupé ce poste à deux autres reprises, comme nous le verrons plus tard. La liste des membres de la Société, qui était mise à jour dans chacun des rapports annuels, indique les noms de plusieurs autres étudiants de Brentano dont les plus connus sont A. Meinong et la plupart de ses étudiants à Graz, Husserl, qui étudiait depuis 1886 à Halle sous la direction de Carl Stumpf, Franz Hillebrand, un étudiant de Marty, de E. Hering et de E. Mach à Prague, et plusieurs autres de ses étudiants moins connus tels Richard Wahle, Karl Neisser, Georg C. Fulda, Eduard Leisching et Alfred von Berger, pour ne nommer que ceux-là. La plupart de ces étudiants de Brentano occupaient la majorité des postes dans les universités autrichiennes, tandis que les autres remplissaient des fonctions administratives tel E. Leisching, qui était directeur d’un musée d’art[11], K. Neisser était bibliothécaire tandis que le flamboyant Alfred von Berger est connu pour avoir dirigé le Burgtheater de Vienne[12]. Comme la plupart de ses étudiants, Brentano s’est impliqué à fond dans les activités de la Société et il a prononcé la conférence inaugurale intitulée « De la méthode de la recherche historique dans le domaine de la philosophie »[13], conférence qui est connue pour la remarque de Brentano sur les constructeurs de système dans l’idéalisme allemand qu’il qualifie de pathologiques. Il prononcera cinq autres conférences avant son départ de l’Autriche pour la Suisse, en 1895, dont les deux plus connues sont celles sur le concept de vérité[14] et sur l’avenir de la philosophie[15].

Cela dit, malgré l’implication de Brentano et de ses étudiants dans cette organisation, la vocation initiale de cette société n’était pas de promouvoir les intérêts d’un groupe particulier ou encore une cause spécifique, comme c’est le cas dans d’autres associations importantes à cette époque tels le Volksbildungsverein, la Société d’éthique ou encore la Société psychanalytique de Vienne. En tant que société de l’Université de Vienne, elle dépendait directement de la Faculté de philosophie et de ses professeurs. À cet égard, rappelons que la situation académique de Brentano en tant que privatdozent depuis 1880 et ses relations tendues avec l’État le privaient de tout pouvoir académique, et le soutien qu’il a apporté à l’initiative de ses étudiants de fonder ce club était surtout moral. Cet appui académique est venu de Robert Zimmermann, qui était depuis la démission de Brentano le seul professeur titulaire dans le département de philosophie et qui occupait l’année de la fondation de la Société philosophique le poste de recteur de l’Université de Vienne. Plusieurs rapports annuels de la Société soulignent d’ailleurs la contribution majeure de Zimmermann à la Société[16] : non seulement il a rendu possible institutionnellement la fondation de la Société, mais il a aussi été très actif dans cette organisation qu’il a présidée pendant une dizaine d’années, soit de 1889 jusqu’à sa mort, en 1898. Deux rapports annuels de la Société nous informent qu’il existait des tensions entre Zimmermann, d’une part, Brentano et ses étudiants, d’autre part, la principale source du conflit étant le parti pris de Zimmermann pour la philosophie de Herbart et sa volonté de l’implanter dans la Société de philosophie[17]. C’est vraisemblablement ce qui explique la démission de Höfler à titre de président de la Société trois semestres seulement après sa fondation.

Tout comme Brentano, Zimmermann a bien vu tout le potentiel de ce club sélect pour l’avenir de la philosophie en Autriche. Dans un de ses nombreux articles portant sur l’histoire de la philosophie en Autriche, « Philosophie und Philosophen in Österreich » publié en 1889, Zimmermann voyait déjà dans cette jeune société « l’organe » d’une génération de chercheurs en philosophie comme dans les sciences qui, sous l’influence de philosophes comme A. Comte et J. S. Mill, défendaient des positions empiristes[18]. Cette remarque de l’étudiant de Bolzano et du partisan de la philosophie de Herbart est importante. Elle permet en effet d’identifier une tendance dominante dans l’histoire de la philosophie en Autriche, de Bolzano au Cercle de Vienne en passant par le herbartisme, qui a dominé l’histoire de la philosophie en Autriche pendant de nombreuses années, l’école de Brentano et quelques membres de la Société philosophique tels Meynert et les étudiants de Brentano que mentionne Zimmermann dans cet article. En effet, cette tendance empiriste par laquelle Zimmermann caractérise la position philosophique commune aux membres fondateurs de la Société philosophique est le dénominateur commun de l’histoire de la Société de philosophie jusqu’à l’avènement du Cercle de Vienne, et elle s’exprime notamment dans la prédilection de la plupart de ses membres pour l’empirisme britannique, comme le montrent plusieurs conférences et discussions sur ce thème dans la Société. C’est ce qu’a aussi constaté Neurath dans la partie historique de son ouvrage de 1935 où l’empirisme logique se présente comme l’aboutissement des tendances empiristes dans l’histoire de la philosophie autrichienne depuis Bolzano, Vienne centralisant, comme l’explique la première phrase de l’ouvrage, « les conditions propices au développement d’une attitude empiriste, telle que le Cercle la professe radicalement[19] ». Dans un discours prononcé à la Société à l’occasion de son 70e anniversaire de naissance, Zimmermann a montré que cette tendance empiriste était à l’origine une réaction au déclin des systèmes spéculatifs et de l’idéalisme allemand en particulier[20]. La philosophie de l’histoire de Brentano reprise par la plupart de ses étudiants est également basée sur ce même constat.

Cette remarque de Zimmermann sur l’implication des chercheurs des sciences de la nature dans la Société philosophique introduit un autre trait caractéristique important de cette institution, à savoir sa vocation interdisciplinaire. C’est ce que montre la liste de son membership et des conférences prononcées à la Société durant les premières années de son existence. On constate en effet que non seulement les philosophes de profession n’étaient pas majoritaires, mais que les membres fondateurs de la Société, qui appartenaient à d’autres départements de la Faculté de philosophie, étaient en effet très impliqués dans l’organisation et les activités de la Société. Zimmermann mentionne avec raison l’apport de T. Meynert[21], un étudiant de Rokitansky, qui était lui même un étudiant de Bolzano, mais soulignons aussi l’implication de plusieurs de ses collègues du Département de médecine tels J. Breuer, le médecin de Brentano et le collaborateur de son étudiant Freud, M. Benedikt, H. Obersteiner et M. Kassowitz. Zimmermann mentionne également Theodor Gomperz du Département de philologie qui, avec son fils Heinrich, est à l’origine de l’embauche de Mach à Vienne[22]. Mais la liste ne s’arrête pas là. En effet, d’autres scientifiques bien connus étaient aussi actifs dans la Société, notamment les membres du Département de physique, tels Franz Exner et son Cercle[23], L. Boltzmann, S. Meyer, M. Smoluchowski, F. Hasenöhrl et P. Frank ; les représentants de l’école viennoise d’histoire de l’art : F. Wickhoff, A. Riegl et M. Dvorak ; les célèbres économistes autrichiens Carl Menger, Josef Schumpeter et Ludwig Bertalanffi ; enfin quelques-uns des professeurs du Département de mathématiques, dont Hans Hahn, et du Département de musicologie, tel G. Adler.

Cela dit, cette société n’était pas uniquement l’organe de la Faculté de philosophie et, contrairement à d’autres organisations, elle n’était pas réservée à ses seuls membres. Dès sa fondation, elle s’est donné une vocation démocratique sur laquelle on insiste dans plusieurs de ses rapports annuels[24], vocation qui se traduit concrètement par ce qu’on appelait alors en Angleterre « University extension »[25]. Il s’agit d’un mouvement important en Europe qui s’est imposé à Vienne dans les années 1880 avec l’établissement de la Volksbildungsverein [Cercle d’éducation populaire] dans lequel s’étaient impliqués plusieurs membres de la Société philosophique, dont Ludo Hartmann, E. Reich, T. Leisching, T. Meynert, A. Lampa, F. Jodl et W. Jerusalem par exemple. Mais tandis que la vocation de cette dernière résidait dans la promotion de l’éducation scientifique auprès de ceux qui n’y avaient pas accès, l’idée derrière l’élargissement de l’université était d’étendre et de démocratiser les activités du corps professoral à l’extérieur de l’espace académique et de les rendre accessibles au grand public. Les séminaires de Brentano à l’origine de la fondation de la Société sont un cas particulier de ce mouvement. C’est ce qui explique par exemple que le membership de la Société philosophique ne reflète pas entièrement le nombre d’auditeurs qui participaient régulièrement aux séances de la Société. Le rapport annuel de 1902-1903 en dénombre entre 200 et 300, mais on sait qu’une conférence de Jerusalem en 1904 en a attiré près de 800[26].

Un autre trait distinctif de cette société tient à l’importance que l’on accordait aux discussions lors de ses séances. La formule des discussions s’est imposée peu de temps après la fondation de la Société, et elle a supplanté la formule initiale qui voulait que les discussions soient réservées uniquement aux séances parallèles portant sur des textes et des thèmes déterminés à l’avance. La nouvelle formule consistait tout simplement à introduire le thème de la discussion par un court exposé et de confronter les points de vue :

Ces [discussions] (dirigées la plupart du temps par Höfler et par Kreibig durant les quatre années d’absence à Vienne de Höfler) furent et sont consacrées à un libre échange sur toute sorte de problèmes philosophiques litigieux la plupart du temps de nature plus générale ; même si, après une présentation souvent très détaillée de la problématique par les commentateurs, les discussions étaient menées spontanément sans préparation particulière des autres participants, elles donnaient lieu néanmoins dans la plupart des cas à des rapprochements souhaités entre des conceptions contradictoires ou du moins une précision des points de vue exigée par toutes les parties[27].

On sait par ailleurs que ces discussions se poursuivaient la plupart du temps au Café « Kaiserhof » ou encore au Café Mitzko près de l’Université comme en témoignent plusieurs documents qui indiquent même que la plupart des discussions ne passaient tout simplement pas par l’Université[28].

Le choix des thèmes de discussion était déterminé par la commission et pouvait porter ou bien sur une des conférences de la Société, un ouvrage récent ou encore un événement d’intérêt général. Le cas le plus connu est l’affaire Klimt. Pour faire une histoire courte, l’Université de Vienne avait commandé une peinture au peintre Gustav Klimt pour le nouvel édifice abritant la Faculté de philosophie. Klimt composa une large fresque intitulée « Philosophie », qui ne plut pas aux membres de la Faculté, si bien que ces derniers signèrent une pétition afin qu’elle soit retirée. L’historien de l’art Franz Wickhoff s’indigna de l’empressement de ses collègues à porter un jugement aussi catégorique en l’absence de toute compétence en la matière et prononça en 1900 sa conférence « Was ist häßlich ? » [Qu’est-ce qui est laid ?] devant un large auditoire dans lequel il prit la défense de Klimt[29]. Un rapport annuel de la Société a utilisé cette conférence de Wickhoff afin de montrer que la Société représentait alors la tribune où étaient discutées philosophiquement les questions d’actualité à Vienne :

Prenons d’abord comme exemple la conférence du professeur F. Wickhoff, « Qu’est-ce qui est laid ? », et la discussion qui a suivi à la réunion suivante de la Société. Durant cette période, parce que tout Vienne était tenu en haleine par une question artistique particulière, notre Société s’est révélée être le lieu dans lequel chaque question, en dépit de son actualité, pouvait être traitée avec toute la sérénité objective sur la base d’une documentation élaborée en histoire de l’art et, nous semble-t-il, à la véritable satisfaction de tous ceux qui ont pris part aux conférences et discussions[30].

Mentionnons un dernier trait caractéristique de cette Société, à savoir son implication dans la publication et l’édition d’ouvrages philosophiques. En effet, outre les rapports annuels publiés entre 1888 et 1917, dans lesquels on dresse la liste des conférences et discussions, la liste des membres, les acquisitions de la bibliothèque et ses états financiers, la Société a aussi publié, à partir de 1902, une sélection des conférences et discussions dans des actes qui ont pris plusieurs noms au cours des années[31]. En 1914, la Société a mis sur pied la commission Bolzano dont le mandat était de préparer la publication des oeuvres complètes de Bolzano, y compris ses manuscrits découverts dans les archives de Zimmermann. Mais seuls les Paradoxes de l’infini et les deux premiers volumes de la Wissenschaftslehre de Bolzano ont été publiés par la Société[32]. Nous y reviendrons plus tard.

Le proto-cercle de Vienne et la Société philosophique

Avec cette description succincte de la Société philosophique de l’Université de Vienne, nous sommes maintenant en mesure de poser la question de son importance sur le cours de l’histoire de la philosophie en Autriche et son rôle clé dans la préhistoire du Cercle de Vienne. Neurath a souligné à deux reprises l’importance de la Société philosophique dans la préhistoire du Cercle de Vienne : une première fois dans le Manifeste du Cercle de Vienne dans lequel il insiste sur l’importance des nombreuses discussions sur les fondements de la physique et autres problèmes portant sur la logique et la théorie de la connaissance[33] ; il y fait référence une deuxième fois dans son ouvrage de 1935 où il précise cette fois que ces discussions au sein de la Société ont eu un effet déclencheur sur le long processus qui a mené à la mise sur pied du Cercle de Vienne :

À Vienne même, la tendance logique de l’école de Brentano fut professée par un homme qui, en instituant des discussions sur les fondements de la physique, activa les débuts de l’École de Vienne au commencement du xxe siècle : Alois Höfler, professeur de pédagogie à l’Université de Vienne. Il dirigea longtemps les publications de la « Société philosophique de l’Université de Vienne » ; elles montrent l’ardeur avec laquelle furent alors agités les problèmes auxquels se consacra plus tard l’École de Vienne[34].

La référence à Höfler dans ce passage vise à la fois à marquer une certaine continuité entre le programme philosophique défendu par Brentano et ses étudiants avec le Cercle de Vienne et à distinguer, dans l’histoire de la Société, les périodes présidées par Höfler de celles présidées par d’autres membres de la Société tels F. Jodl (entre 1903-1912) et Reininger (1922-1938), dont nous reparlerons plus tard. Car c’est durant le règne de Höfler à la présidence de la Société que les discussions auxquelles Neurath fait allusion dans ce passage ont été les plus prégnantes.

La thèse de Haller sur le proto-cercle et le témoignage de Frank

Tandis que Neurath s’est contenté d’établir une filiation entre l’empirisme logique et les tendances empiristes dans la philosophie autrichienne, d’autres historiens ont avancé l’idée qu’il existait déjà, parmi les membres de la Société de philosophie, un groupe de chercheurs qui représentait ce que R. Haller a appelé le premier Cercle de Vienne :

The thesis I present for examination is this. Even before the founding of the so-called Vienna Circle around Moritz Schlick, there existed a first Vienna Circle with Hans Hahn, Philipp Frank and Otto Neurath. This circle is of such constitutive importance for the formation of the circle around Schlick that the judgement can be justified that it was really Hans Hahn who founded the Vienna Circle. To draw attention to this I call the one the first, the other the second Vienna Circle[35].

Cette thèse a été reprise et développée systématiquement par d’autres historiens de la philosophie en Autriche, en particulier par F. Stadler et surtout T. Uebel[36]. Cette thèse s’appuie principalement sur une remarque de Philipp Frank dans l’introduction à son ouvrage Modern Science and its Philosophy, dans laquelle il fait allusion à un groupe de discussion qui se réunissait dans les années 1900 à Vienne et dont Hahn, Neurath et lui-même étaient les membres les plus actifs :

At the time when the first chapter of this book was written (1907) I had just graduated from the University of Vienna as a doctor of philosophy in physics. But the domain of my most intensive interest was the philosophy of science. I used to associate with a group of students who assembled every Thursday night in one of the old Viennese coffee houses. We stayed until midnight and even later, discussing problems of science and philosophy. Our interest was spread widely over many fields, but we returned again and again to our central problem : How can we avoid the traditional ambiguity and obscurity of philosophy ? How can we bring about the closest possible rapprochement between philosophy and science ? By “science” we did not mean “natural science” only, but we included always social studies and the humanities. The most active and regular members of our group were, besides myself, the mathematician Hans Hahn, and the economist, Otto Neurath[37].

Frank nous informe en outre que Hahn, Neurath et lui-même ne s’intéressaient pas uniquement aux Grenzfragen liées à leur discipline respective, mais qu’ils se sont efforcés dans ces discussions « to absorb as much information, methodology and background from other fields as we were able to get[38] ». Tout porte à croire que les discussions qui alimentaient ces fameuses rencontres n’étaient pas étrangères aux activités de la Société philosophique auxquelles le physicien Franck comme l’économiste Neurath et le mathématicien Hahn doivent d’ailleurs le gros de leur formation philosophique. C’est ce que confirme d’abord le tout début de la première conférence de Frank en 1907, à la Société philosophique, intitulée « Mechanismus oder Vitalismus ? » : « La Société philosophique était depuis toujours le lieu où se rencontraient les représentants de différents domaines du savoir afin de discuter des questions limites de leurs disciplines respectives[39]. »

Un autre passage de l’introduction à son ouvrage de 1949 indique que Hahn, Neurath et Franck n’étaient pas les seuls membres de ce groupe et que leurs discussions portaient sur des sujets pour le moins fort éloignés de leurs préoccupations académiques :

This apparent internal discrepancy provided us, however, with a certain breadth of approach by which we were able to have helpful discussions with followers of various philosophical opinions. Among the participants in our discussions were, for instance, several advocates of Catholic philosophy. Some of them were Thomists, some were rather adherents of a romantic mysticism. Discussions about the Old and New Testaments, the Jewish Talmud, St. Augustine, and the medieval schoolmen were frequent in our group. Otto Neurath even enrolled for one year in the Divinity School of the University in order to get an adequate picture of Catholic philosophy, and won an award for the best paper on moral theology. This shows the high degree of our interest in the cultural background of philosophic theories and our belief in the necessity of an open mind which would enable us to discuss our problems with people of divergent opinions[40].

Nous renonçons pour le moment à identifier les autres membres du groupe en question, mais il est fort probable que ce sont pour la plupart des membres de la Société qui participaient régulièrement aux activités durant la période à laquelle Frank fait allusion[41].

Il y a d’autres raisons de penser que les discussions au sein de ce groupe étaient nourries par les activités de la Société philosophique. Rappelons d’abord que Hahn tout comme Victor Kraft, qui appartenait vraisemblablement à ce groupe, sont devenus membres de la Société dès 1901, suivis par Frank (1903), Neurath (1906) Olga Hahn (1908) et Edgard Zilsel (1913). Ils ont prononcé plusieurs conférences dans la Société et ont pris part activement aux discussions[42]. Hahn, Frank et Kraft ont tous été impliqués dans l’administration de la Société : dès 1899, Kraft a contribué à l’édition, préparée par la Société philosophique, de l’ouvrage de Kant Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft ; Hahn a contribué à l’édition des Paradoxes de l’infini de Bolzano, tandis que Frank a été secrétaire de la Société en 1911[43]. Notons enfin que P. Frank et H. Hahn sont demeurés membres de la Société même après leur départ de Vienne. Il est donc fort probable que ces rencontres du jeudi soir auxquelles Frank fait allusion dans son introduction coïncidaient la plupart du temps avec les activités de la Société et qu’elles avaient pour objet les exposés et discussions qui s’y tenaient. Par conséquent, les arguments évoqués en faveur d’un premier Cercle de Vienne semblent indiquer au contraire que les activités du groupe en question sont indissociables des activités dans la Société et que, si l’on se fie au témoignage de Frank, ce pseudo Cercle n’est en fait qu’un groupe formé par quelques membres de la Société philosophique qui discutaient principalement de questions diversifiées découlant de ses activités.

Le chaînon manquant et la réception de Bolzano en Autriche

Revenons maintenant à la question plus générale du rôle de la Société philosophique dans la genèse de l’histoire de la philosophie en Autriche jusqu’à la fondation du Cercle de Vienne en 1929. S’appuyant sur le diagnostic de Neurath dans son ouvrage de 1935, Uebel (1999, p. 259) a défendu récemment la thèse suivant laquelle le chaînon manquant entre la tradition autrichienne, représentée par Bolzano et Brentano, et le Cercle de Vienne est nul autre que Höfler lui-même. Cette thèse est développée systématiquement dans son volumineux ouvrage sur Neurath dans lequel il formule sa thèse de la manière suivante :

In the work and person of Höfler met the Austrian philosophical tradition and modern philosophical Vienna. This is suggested by a closer examination of both aspects of Höfler’s influence, which had a special meaning for the first Vienna Circle[44].

Cette thèse a aussi été défendue plus ou moins explicitement par J. Blackmore, dans son ouvrage sur Boltzmann, où il insiste tellement sur le rôle de Höfler dans cette histoire qu’il parle même de la Société de Höfler[45]. De prime abord, cette thèse peut sembler plausible en raison notamment des postes clés occupés par Höfler dans la Société depuis sa fondation. Il a en effet assuré la direction des discussions pendant plus d’une vingtaine d’années, il a présidé la Société à trois reprises (1888, 1898-1903, et 1913-1922) et il a reçu le titre de président honoraire [Ehrenpräsident] à l’occasion de son départ pour Prague en 1903. De plus, cet étudiant de Boltzmann et de Stefan possédait une solide formation dans le domaine de la physique et des mathématiques, et ses intérêts diversifiés en philosophie faisaient de lui l’intermédiaire indispensable dans les discussions au sein de la Société entre les scientifiques et les non-scientifiques. Et en tant qu’étudiant de Brentano et surtout de Meinong, il entretenait des liens privilégiés avec de nombreux membres de la Société, en particulier avec Kreibig, Schmidkunz, von Ehrenfels et K. Twardowski qui, comme nous l’avons dit, étaient tous très impliqués dans son administration et ses activités.

Ceci dit, d’autres indications contredisent la thèse d’Uebel et mettent en doute l’importance démesurée qu’elle accorde à Höfler dans la Société philosophique et plus généralement dans la transmission des idées de Brentano et de Bolzano. Plusieurs informations contenues dans son autobiographie, par exemple, semblent indiquer que, malgré son intérêt académique pour les Grenzfragen relatives à la philosophie et aux sciences de la nature, Höfler était loin de partager la vision du monde scientifique des positivistes comme d’ailleurs leur aversion pour le kantisme et la métaphysique. En ce qui concerne son rapport au kantisme, un passage de son autobiographie indique clairement qu’il ne partageait pas la philosophie de l’histoire de Brentano et son évaluation de la philosophie de Kant et de Schopenhauer :

Ainsi lorsque j’entendis Brentano parler avec dégoût de Kant et de Schopenhauer et de faire des plaisanteries à propos de Wagner, ce n’était pas tellement mon entendement que mon esprit qui me prémunissait contre sa soi-disant vision du monde entièrement différente des choses humaines et divines[46].

Comment alors ce membre en règle de la Kant-Gesellschaft, qui a toujours défendu une vision du monde wagnérienne comme le montrent ses derniers textes, dont celui sur Schopenhauer[47], peut-il représenter la tradition autrichienne en philosophie et servir de chaînon manquant entre Bolzano et le Cercle de Vienne ? De plus, en tenant compte de l’importance qui revient à Boltzmann et surtout à Mach pour la plupart des membres du Cercle de Vienne, rappelons que Höfler, dans un de ses textes biographiques sur Brentano, a critiqué la décision de la Faculté d’avoir embauché Mach, qui ne s’est jamais défini comme un philosophe, et le « néophyte Boltzmann en philosophie » qui, lui, la récusait[48].

Les défenseurs de la thèse du chaînon manquant répondraient sans doute à ces objections en faisant valoir que les allégeances philosophiques de Höfler ne l’ont pas empêché de jouer un rôle clé dans la transmission des idées de Brentano, et surtout de Bolzano aux membres autrichiens du Cercle de Vienne. Contre Uebel[49] et Blackmore, nous voudrions montrer très brièvement, en ce qui concerne l’exemple de la réception de Bolzano en Autriche, que le rôle de Höfler dans cette histoire est marginal comparativement à celui de plusieurs autres membres de la Société philosophique et que le problème avec la thèse du chaînon manquant, c’est que l’arbre cache la forêt. Autrement dit, le lien entre la tradition autrichienne en philosophie et le Cercle de Vienne n’est pas un individu, mais bien une institution.

La réception de Bolzano en Autriche

Le 9 mars 1914, la Société philosophique met sur pied la commission Bolzano dont le mandat principal, suivant ses statuts et règlements, était d’abord et avant tout d’assurer la réimpression des oeuvres de Bolzano et de publier ses manuscrits découverts quelques années auparavant[50]. Quelques mois plus tôt, lors de la première séance de la Société philosophique, en 1913, Höfler présente en grande pompe le projet de cette commission devant la plupart de ses collègues de la Faculté et plusieurs membres de la Société[51], et raconte les étapes qui ont marqué l’histoire de ce projet. Il cite d’abord un passage du rapport annuel de 1902-1903 qui fait état de la découverte des manuscrits de Bolzano, y compris sa théorie des fonctions, qui a longtemps été en la possession de Zimmermann.

Après plusieurs tentatives infructueuses […], une collection très importante de manuscrits originaux de Bolzano composée d’écrits philosophiques et en plus grande partie d’écrits mathématiques ont été découverts dans la bibliothèque de la Cour impériale. Le secrétaire de la Société, Robert von Sterneck, a examiné ces manuscrits désordonnés et nous pouvons maintenant apprécier l’importance de cette découverte. Ce qui a été découvert n’est rien moins qu’un manuscrit sur la “théorie des fonctions” qui était prêt pour l’impression et qui est étonnamment proche des conceptions modernes[52].

À la suite de cette découverte par von Sterneck, Höfler a fait quelques tentatives en vue d’obtenir les subventions nécessaires à ce projet d’édition des oeuvres de Bolzano, mais ces tentatives ont échoué en raison notamment de son départ de Vienne et de son entrée en poste à Prague, en 1903[53]. La découverte de ces manuscrits de Bolzano est en effet une étape importante dans l’histoire de la réception de Bolzano en Autriche, mais ce n’est pas la première et la plus importante comme le rappelle d’ailleurs un autre rapport annuel (1902-1903, p. 6) dans lequel on souligne l’apport de Benno Kerry dans une série d’articles publiés entre 1885 et 1891 sous le titre « Über Anschauung und ihre psychische Verarbeitung » dans lesquels il discute notamment de la doctrine bolzanienne des propositions en soi[54]. Les ouvrages de Kerry ont exercé une influence déterminante non seulement sur Höfler[55], mais aussi sur K. Twardowski, comme le confirme ce passage de son autobiographie :

My work Zur Lehre vom Inhalt und Gegenstand der Vorstellungen. Eine psychologische Untersuchungen grew out of these considerations. I endeavored to write it in the spirit of Franz Brentano — and of Bernard Bolzano, whose Wissenschaftslehre I studied with great zeal ever since I was steered to it by Kerry’s paper ÜberAnschuung und ihre psychische Verarbeitung[56].

En 1894, Husserl rédige un texte maintenant connu sous le titre « Objets intentionnels » qui porte sur l’ouvrage de Twardowski et dans lequel il discute de son interprétation de Bolzano. Deux années plus tard, dans ses cours de 1896 sur la logique, Husserl conçoit la logique (pure) dans le sens de la Wissenschaftslehre de Bolzano. En 1900, il publie ses Prolégomènes à la logique pure dans lequel il revendique la redécouverte de Bolzano et utilise l’équivalent des Sätze an sich de Bolzano comme antidote au psychologisme logique. La suite de cette histoire est connue, et l’on sait l’importance des débats autour du psychologisme que la publication de cet ouvrage de Husserl a suscités à l’intérieur et surtout à l’extérieur de la Société[57].

L’épisode suivant de cette histoire est l’institutionnalisation du projet Bolzano au sein de la Société philosophique en 1914, soit après la démission de Jodl à la présidence et le retour au pouvoir de Höfler et de ses alliés. Dans sa présentation de cette commission devant les membres de la Société, Höfler indique clairement que la vocation de cette dernière était non seulement de publier l’oeuvre de Bolzano, mais encore de promouvoir la pensée de ce « grand philosophe autrichien » :

Si je me suis permis de mentionner l’établissement d’une commission Bolzano de la Société philosophique, c’est d’abord et avant tout pour éviter que cet intérêt pour ce grand philosophe autrichien ne s’estompe et afin qu’il fructifie de manière durable […]. Il suffit pour le moment de souligner que la Société philosophique de l’Université de Vienne, par ce qu’elle fait pour l’oeuvre de Bolzano, souhaite désormais lui rendre hommage au nom d’une société philosophique[58].

La mise sur pied de cette commission coïncide avec la réédition préparée par W. Schultz du premier volume de la Wissenschaftslehre de Bolzano[59]. Et ce n’est pas un hasard si, en 1914, Twardowski prononce deux conférences à la Hauptversammlung de la Société qui ont servi de base à un de ses textes philosophiques les plus importants, à savoir « Fonctions et formations » (Funktionen und Gebilde) dans lequel il conçoit les formations (ou les contenus intentionnels) après Stumpf et Husserl sur le modèle des propositions en soi de Bolzano[60]. L’intérêt suscité par ces deux conférences de Twardowski se mesure entre autres choses au fait qu’elles ont donné lieu à quelques séances de discussion à la Société. Ce n’est pas non plus un hasard si un autre membre de la Commission Bolzano, Josef C. Kreibig, publie la même année un article sur Bolzano dans lequel il souligne l’importance de ce dernier dans l’histoire de la philosophie en Autriche[61]. Kreibig laisse entendre, comme le montrent clairement les deux passages en exergue à la présente étude, que Bolzano était alors à la philosophie autrichienne ce que Kant représentait et représente toujours pour la philosophie en Allemagne. Il écrit à ce propos :

Nous avons ainsi de bonnes raisons de croire que l’histoire de la philosophie au siècle dernier n’aurait aucun événement d’importance à rapporter si elle ne possédait pas en Bernard Bolzano un penseur dont l’universalité, la profondeur et la sagacité méritent beaucoup plus d’admiration sur le plan scientifique que tant de pensées poétiques étincelantes glorifiées par ses contemporains[62].

En résumé, la thèse de Uebel-Blackmore sur Höfler en tant chaînon manquant est bancale non seulement en raison des positions philosophiques de Höfler mais aussi parce que le rôle de ce dernier dans cette histoire est relativement marginal comparativement à celui des autres membres de la Société. Là encore, c’est une institution, en l’occurrence la commission Bolzano, qui représente le lien avec les membres autrichiens du Cercle de Vienne, et notamment avec Hans Hahn qui faisait partie de cette commission. Gardons cependant à l’esprit que la question de la réception de Bolzano en Autriche, et plus particulièrement les différentes actions posées par les membres de la Société philosophique en vue de promouvoir l’oeuvre et la pensée de Bolzano, prennent tout leur sens à la lumière de la valeur symbolique de l’auteur de la Wissenschaftslehre dans l’histoire de la philosophie autrichienne. Dans la section suivante, nous essayerons de montrer que c’est aussi la signification qu’il avait pour quelques-uns des membres autrichiens du Cercle de Vienne.

La formation du Cercle de Vienne et l’annexion de la Société à la Kant-Gesellschaft

Un troisième aspect important du rapport entre la Société philosophique et les membres du Cercle de Vienne concerne le lien établi par Stadler (1997, p. 248), Uebel (1999, p. 260 ; 2000, p. 142) et Blackmore (2001b, p. 257-258) entre l’annexion de la Société à la Kant-Gesellschaft en 1927 et la formation du Ernst Mach Verein, puis du Cercle de Vienne en 1929. La connexion entre ces deux événements a été établie sur la base de l’attitude anti-kantienne que l’on attribue souvent aux membres autrichiens du Cercle de Vienne, et de leur volonté de mettre sur pied une association fondée sur un programme philosophique dans l’esprit de la tradition autrichienne en philosophie. Nous croyons en effet qu’il existe un lien étroit entre ces deux événements, mais nous ne croyons pas que la seule annexion de la Société philosophique à la Kant-Gesellschaft représente un motif suffisant pour expliquer à la fois le désengagement des membres autrichiens du Cercle dans la Société philosophique et leur volonté de créer un regroupement distinct. D’autres enjeux doivent être pris en considération pour expliquer cette décision, des enjeux politiques et idéologiques qui sont intimement liés à la tradition autrichienne en philosophie.

Reininger et la Société philosophique

Une des pièces importantes de ce puzzle est le philosophe Robert Reininger, qui a présidé la Société de philosophie depuis la mort de Höfler en 1922 et jusqu’à sa dissolution en 1938. Cette nomination intervient dans le contexte de transformations majeures du paysage philosophique viennois qui sont comparables à celles qui ont marqué le départ de Brentano de Vienne en 1895 et l’embauche de Mach la même année, de même que celle de l’anticlérical F. Jodl et de son antidote, le théologien L. Müllner, en 1896. Après la mort d’Adolf Stöhr en 1921, le Département de philosophie ne comptait plus aucun professeur titulaire. L’année suivante, la Faculté de philosophie procéda donc à l’embauche de trois nouveaux professeurs titulaires en philosophie, dont Reininger, qui était déjà en poste à Vienne, et de deux philosophes allemands déjà établis, à savoir Moritz Schlick et Karl Bühler. L’apport de Schlick à la philosophie de l’empirisme logique est connu, mais la contribution de Bühler à la psychologie et à la philosophie du langage l’est beaucoup moins, et il faut savoir qu’après la mort de Brentano, Meinong, Kreibig et Höfler, Bühler était celui qui représentait le mieux la tradition brentanienne à Vienne[63]. Quant à Reininger, un des rares étudiants de Zimmermann, il est l’exception qui confirme la règle, c’est-à-dire qu’il est un des rares défenseurs du kantisme, comme en témoignent la plupart de ses publications qui font la promotion de la vision du monde kantienne[64].

L’annexion de la Société à la Kant-Gesellschaft

Rappelons d’abord que Reininger est devenu membre de la Société philosophique au tournant du vingtième siècle et qu’il a gravi très rapidement les échelons dans la hiérarchie de cette organisation : sous la présidence de Jodl, avec lequel il entretenait des liens étroits, il occupe dès 1904 le poste de secrétaire et, entre 1906-1912, le poste de vice-président de la Société. Sa nomination comme président de la Société philosophique en 1922 allait donc de soi en ce qu’elle assurait la continuité dans l’histoire de cette organisation. Mais savait-on que cet épigone de Kant allait poser plusieurs gestes néfastes pour la Société dont lui-même ne semble pas avoir mesuré toutes les conséquences ? Car, sous la présidence de Reininger, la Société a subi des transformations majeures qui touchent la plupart des traits caractéristiques que nous avons attribués à la Société au début de cette étude. En effet, la liste des conférences et discussions à la Société entre 1922 et 1938 indique qu’il a, en pratique, aboli les séances de discussion qui, comme nous l’avons vu, représentaient le fer de lance de cette société. Le nombre de conférences faites par des non-philosophes a diminué considérablement, ce qui signifie l’abandon de la vocation interdisciplinaire de la Société, sinon son caractère démocratique. Il a aussi abandonné des projets chers à ses prédécesseurs, et d’abord celui de la commission Bolzano[65]. En fait, l’ensemble de ces mesures et d’autres gestes posés par Reininger et ses étudiants ont fait en sorte que cette société n’était désormais guère différente des nombreux autres regroupements affiliés à la Kant-Gesellschaft. La suite logique de cette phase dégénérative dans l’histoire de la Société devait mener à son annexion à la Kant-Gesellschaft. Ce qui fut fait en 1927, comme le confirme un rapport publié la même année dans les Kant-Studien :

Le 18 novembre 1927 s’est tenue, sous la présidence du professeur Robert Reininger à Vienne, l’assemblée annuelle de la « Société philosophique » au cours de laquelle la « Société philosophique » à la demande de la commission, fut constituée comme un groupe local de la Société kantienne. Dorénavant elle portera le titre de « Société philosophique de l’Université de Vienne », groupe local à Vienne de la Société kantienne[66].

Mais comme l’indique aussi ce même rapport, le conseil d’administration de la Société dont émanait cette décision était formé entre autres par K. Bühler, M. Schlick et R. Meister, lequel occupait la chaire de pédagogie de Höfler depuis la mort de ce dernier. Ce qui veut dire que même si cette initiative venait fort probablement de Reininger, celui-ci a été appuyé par plusieurs membres et surtout par ses trois collègues Schlick, Bühler et Meister, avec lesquels il entretenait d’ailleurs des liens amicaux[67]. De plus, on sait que Bühler comme Schlick ont publié à quelques reprises dans les Kant-Studien[68] et que Schlick, comme d’autres membres du Cercle de Vienne, prononçaient régulièrement des conférences à la Kant-Gesellschaft ainsi qu’à la Société philosophique, même après son annexion. Par conséquent, qu’ils aient ou non été partie prenante dans la décision qui a mené à l’annexion de la Société à la Kant-Gesellschaft, Bühler et surtout Schlick n’avaient en principe aucune raison de s’y opposer.

Il en va autrement des membres autrichiens du Cercle de Vienne, qui ont vécu l’âge d’or de cette société dans laquelle ils étaient impliqués depuis plus d’une vingtaine d’années. Il y a des raisons de penser qu’ils n’ont pas accueilli la nouvelle de son annexion à la Kant-Gesellschaft avec indifférence. Nous en voulons pour preuve que Neurath, Hahn, Frank et Zilsel n’ont pas prononcé une seule conférence à la Société philosophique après 1927. S’agit-il d’une simple coïncidence ? D’après les historiens du Cercle de Vienne que nous avons mentionnés précédemment, non seulement il ne s’agit pas d’une coïncidence, mais l’annexion de la Société serait à l’origine des démarches entreprises par Neurath au même moment en vue de former un groupe de discussion distinct de la Société philosophique. Dans son autobiographie, Karl Menger rapporte que Schlick aurait accueilli avec réserve le projet de Neurath de mettre sur pied le Cercle Ernst Mach en évoquant justement l’existence de la Société philosophique :

As the academic year [1928-1929] went on and Carnap got more radical, Neurath got more excited and aggressive. When the idea of spreading the new insights uppermost in his mind, Neurath suggested that a society (ein Verein) for the promotion and propagation of a scientific view of the world be founded and named after Mach. ‘We have the Philosophical Society’, Schlick protested […]. But Neurath easily convinced Hahn and Carnap that this was not enough. […] The Verein would start its activities with some public lectures in 1928-1929. Schlick was not altogether happy. But Neurath was on the warpath[69].

Ce témoignage de Menger est particulièrement éclairant sur l’enjeu de ce différend quant à la question de savoir si la Société philosophique représentait encore le lieu propice pour les futurs membres du Cercle afin de discuter librement des questions philosophiques qui les préoccupaient à cette époque. Neurath est convaincu que ce n’est pas le cas, et notre hypothèse est que ses raisons ne sont pas étrangères à son attachement à cette tradition spécifiquement autrichienne en philosophie, qu’il met de l’avant dans son opuscule de 1935. C’est ce que nous voudrions maintenant vérifier.

Motivations de Reininger : sa vision kantienne du monde

Ce qui explique le désistement des membres du Cercle de Vienne dans les activités de la Société et la volonté de Neurath de fonder une entité distincte, c’est peut-être moins l’annexion de la Société philosophique à la Kant-Gesellschaft que les motivations derrière cette volte-face. En effet, dans un autre rapport sur la Société philosophique publié cette fois dans les Kant-Studien, Reininger explique on ne peut plus clairement ses motivations. La première concerne justement l’idée même d’une philosophie autrichienne dont il conteste l’existence au nom d’une philosophie allemande pangermanique :

Lorsque nous avons décidé, il y a deux ans, de nous constituer comme un groupe local de la Société kantienne, cette décision naquit de la haute estime que nous avons pour la plus grande association philosophique en Allemagne et non moins du souhait de nous intégrer formellement à la grande communauté de tous les amis allemands de la philosophie. En fait, cette communauté a toujours existé : il n’y jamais eu et il n’y a pas une philosophie spécifiquement autrichienne dont j’aurais à rendre compte, mais seulement une philosophie allemande à laquelle nous, Autrichiens, participons[70].

Cette affirmation est assez surprenante de la part d’un historien de la philosophie et d’un témoin privilégié du développement de la philosophie en Autriche. On peut y voir une forme de dénégation de la part du président de la Société philosophique, mais il y a plus que cela dans cette décision, comme le confirme la suite de ce passage qui nous apprend que l’Anschluß (l’annexion) de la Société philosophique à la Kant-Gesellschaft s’est faite au nom d’un idéal qu’il attribue à tous ses compatriotes :

À cet égard, l’annexion à la Kant-Gesellschaft avait aussi pour nous une signification symbolique. Certes, la philosophie n’est pas une affaire nationale mais elle concerne l’humanité dans son ensemble. Mais pour nous, Autrichiens, cette alliance étroite avec la plus grande association de philosophes allemands signifie pourtant plus qu’une simple communauté de travail pratique. Elle est davantage pour nous un symbole de notre inséparable appartenance spirituelle et culturelle au peuple allemand dans son ensemble et ainsi pas seulement une simple affaire de convenance, mais plus important encore comme un petit pas sur le chemin de la réalisation d’un idéal qui est vivant chez tous les Autrichiens[71].

Reininger ne dit pas encore ce qu’est cet idéal, il se contente d’affirmer que la subordination de la Société à une organisation qui fait la promotion des « grands philosophes allemands » est le symbole de l’appartenance culturelle et spirituelle au peuple allemand dans son ensemble. Mais d’autres textes de Reininger dont sa conférence en hommage au 200e anniversaire de naissance de Kant et un autre texte publié la même année sous le titre « Kant est la culture allemande »[72] montrent sans équivoque que cet idéal n’est rien d’autre que la vision du monde kantienne qu’il attribue à la Großdeutschland, et la réalisation de cet idéal, dont l’Anchluß de la Société philosophique à la Kant-Gesellschaft marque le premier pas, passe nécessairement par l’Anschluß de l’Autriche à l’Allemagne. Il ne faut donc pas s’étonner que l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne en 1938 fut, pour ce partisan de la Großdeutschland, la réalisation d’un rêve longtemps caressé[73].

Es gibt eine spezifisch österreichische Philosophie

Bien que les propos de Reininger soient purement idéologiques et que, en tant que tels, n’aient aucune valeur historiographique, on peut néanmoins en tirer quelques conséquences utiles. Premièrement, en établissant une opposition entre, d’une part, la vision kantienne du monde et la Kant-Gesellschaft, et, d’autre part, la Société philosophique et une philosophie spécifiquement autrichienne. Reininger présuppose sans doute que, pour plusieurs philosophes de sa génération, la Société de philosophie était à la philosophie en Autriche ce que la Kant-Gesellschaft était pour la tradition kantienne en Allemagne. Deuxièmement, la proposition : « es gab und gibt keine spezifisch österreichische Philosophie » ne découle pas seulement du postulat d’une philosophie kantienne pangermanique, mais elle vise en outre à discréditer les tendances philosophiques dominantes en Autriche depuis Bolzano, de même que les nombreuses initiatives entreprises au sein de cette vénérable institution en vue de la promouvoir. La commission Bolzano est exemplaire à cet égard. Il y a un sens à dire que la démarche de Neurath comme ses remarques sur la préhistoire du Cercle de Vienne sont autant de réactions et de réponses à ces gestes posés au nom d’une vision du monde kantienne. C’est aussi le cas de la plupart des écrits historiques rédigés par des membres de la Société après son annexion à la Kant-Gesellschaft. Faute de pouvoir en faire la démonstration, nous nous contenterons de quelques remarques générales qui vont dans ce sens.

Dans un passage de la préface à son ouvrage Between Physics and Philosophy, P. Frank oppose lui aussi la tradition philosophique autrichienne à la vision du monde kantienne dans la philosophie allemande, faisant ainsi écho, semble-t-il, à l’idéologie véhiculée par Reininger et ses acolytes :

The European movement had its origin in the ideas of the Austrian physicist Ernst Mach. At the beginning of the twentieth century it had a large following in the scientific circles of Austria, especially in Vienna and Prague. In spite of the common German language, this movement could find only a few adherents in the universities of the German Reich, because there the philosophy of Kant and his metaphysical successors reigned, being regarded as a world picture particularly suited to the German nation[74].

Dans tous les écrits historiques des membres autrichiens du Cercle de Vienne, y compris ceux de V. Kraft, on retrouve cette double préoccupation qui consiste à la fois à se démarquer de cette vision du monde kantienne et à se rattacher à la tradition philosophique autrichienne. Et comme le rappelle Neurath (1935, p. 38), le kantisme défendu par Reininger est une option tardive dans l’histoire de la philosophie en Autriche. Les propos de Neurath sont corroborés par deux membres de longue date de la Société philosophique et des témoins privilégiés de l’évolution de la philosophie en Autriche après la mort de Zimmermann, à savoir Heinrich Gomperz et Carl Siegel, qui ont tous les deux rédigé une courte histoire de la philosophie en Autriche. Siegel, un étudiant de Jodl qui s’est converti à l’idéalisme sur le tard, et auquel on ne reprochera donc pas de faire du « Kant bashing », n’hésite pas à parler d’une philosophie typiquement autrichienne dont le trait caractéristique depuis Bolzano serait l’objectivisme[75]. Gomperz est moins catégorique que Siegel ou Neurath, mais il pose la bonne question dans un article où il retrace l’histoire de la philosophie en Autriche durant les années d’existence de la Société philosophique :

It is not easy to say whether any common and specifically “Austrian” features may be detected in all these approaches. What is clear, however, is that a perpetual exchange of ideas as well as of persons has been going on between Austria and the rest of Germany and that, if Austria has been richly fertilized by the great currents of German intellectual life, it has amply repaid its debt by itself contributing to these currents in a measure that ought never to be overlooked[76].

Le diagnostic général de Gomperz dans cet ouvrage rejoint celui que l’on retrouve dans la plupart de ces écrits historiques de Zimmermann à Neurath, à savoir la tendance empiriste qui est propre à cette tradition. C’est aussi le diagnostic de Victor Kraft dans son histoire du Cercle de Vienne :

Thus there has existed a long tradition of empiricist philosophy in Vienna, concerned primarily with the natural sciences. But even before that time empiricist tendencies had in a sense asserted themselves through Franz Brentano[77].

Dans cette perspective, l’empirisme logique peut être compris comme le développement naturel de cette tradition philosophique autrichienne, qu’elle radicalise comme l’explique Neurath dans son ouvrage de 1935.

Remarques finales

Un des objectifs de cette étude était d’examiner le rôle de nos institutions dans la transmission d’une tradition durant une période déterminée. Nous avons insisté plus particulièrement sur l’importance de la Société philosophique de l’Université de Vienne dans la transmission et la préservation de cette tradition typiquement autrichienne en philosophie, et nous avons montré qu’elle est en partie responsable de la mise sur pied du Cercle de Vienne. Il importe cependant de distinguer les aspects institutionnels associés à cette société des enjeux qui sont au coeur de la Société philosophique en tant que forum de discussion philosophique des différentes questions qui préoccupaient les Autrichiens et Viennois de l’époque. Nous avons à peine touché le riche contenu des quelque 600 conférences et séances de discussion qui ont marqué l’histoire de cette Société durant ses cinquante années d’existence. À cet égard, quelques-uns des travaux mentionnés au début de cette étude qui concernent certains membres de la Société philosophique donnent une idée de la valeur scientifique et de l’importance historique de cette tribune philosophique. Par ailleurs, en tant que forum réunissant les grandes figures intellectuelles viennoises, la Société philosophique nous fournit à la fois un cadre déterminé, avec sa structure et ses règles, de même qu’une perspective philosophique différente de celles adoptées dans les nombreux ouvrages sur la Vienne fin de siècle qui privilégient des thèmes comme l’échec du libéralisme, la décadence, la crise d’identité ou encore le nihilisme thérapeutique, comme le veut W. Johnston dans son ouvrage classique L’esprit viennois[78]. Cette perspective nous permet également d’éviter les écueils d’une histoire de la philosophie à rebours telle que préconisée par certains historiens du Cercle de Vienne qui ont tendance à ne voir dans la tradition philosophique autrichienne qu’un Cercle de Vienne en devenir ou encore sa secrète aspiration, pour reprendre l’expression bien connue de Husserl.

En ce qui concerne l’aspect idéologique de cette institution, notre examen s’est limité aux manoeuvres de Reininger en vue de subordonner la Société philosophique à une organisation qui faisait à cette époque la promotion des « grands philosophes allemands ». Nous avons vu que les réactions suscitées par cette décision démontrent que la Société philosophique n’était pas une organisation parmi d’autres pour les Autrichiens. Comme nous l’avons remarqué au début de cette étude, si l’on tient compte des circonstances qui ont mené à la fondation de cette organisation et de l’implication majeure de Brentano et de ses étudiants dans l’administration et les activités de la Société philosophique, il y a un sens à dire que pour ces derniers cette organisation ne représentait pas uniquement un forum neutre de discussion. Les conférences prononcées par Brentano à Vienne avant son départ pour la Suisse contiennent des informations utiles sur les projets qu’il entretenait pour cette Société et la philosophie en général en Autriche[79]. Mais le destin en a voulu autrement et, comme nous l’avons aussi remarqué, c’est Robert Zimmermann qui, grâce entre autres choses à sa situation académique, a pris les choses en main. Plusieurs sources indiquent qu’il existait des tensions tangibles entre ce dernier et Brentano, notamment dans un rapport annuel publié à l’occasion du 25e anniversaire de la Société dans lequel on explique que la source de ces conflits résidait dans le monopole de la philosophie de Herbart en Autriche depuis la réforme du comte Leo Thun et dont Zimmermann était le principal représentant depuis son entrée en poste à Vienne :

Depuis la réforme des écoles secondaires et supérieures en 1850, l’herbartisme était alors la philosophie officielle en Autriche tout comme l’hégélianisme en Prusse. Cependant, dans la décennie de la fondation de notre société, un tel monopole était devenu de plus en plus anachronique. Dans l’axe de cette phase de transition, il y avait pour ainsi dire deux pôles, la personne de Zimmermann, d’un côté, Franz Brentano et ses nombreux étudiants, d’autre part[80].

Cette polarisation s’est manifestée de plusieurs façons au sein de la Société philosophique, notamment à l’occasion d’une conférence de Zimmermann en 1889 sur la psychologie de Herbart que Brentano critique longuement dans sa correspondance avec Zimmermann[81].

Mais l’ennemi juré de Brentano et de ses étudiants à Vienne était le philosophe bavarois Friedrich Jodl qui a présidé la Société philosophique entre 1903 et 1912. Jodl est d’abord connu pour ses travaux en éthique, son édition des oeuvres de Feuerbach de même que comme fondateur de la Société d’éthique[82]. Il s’est aussi fait connaître durant son règne à la présidence de la Société philosophique pour son engagement dans l’affaire Klimt, dont il a été question précédemment, sa polémique bien connue avec Boltzmann[83] et ses manoeuvres contre Brentano et ses étudiants. Son parcours est d’ailleurs intimement lié aux étudiants de Brentano : il entre en poste à Prague en 1884 en remplacement de C. Stumpf et devient collègue de A. Marty et de T. Masaryk, deux autres étudiants de Brentano ; il entre ensuite en poste à Vienne en 1896, en remplacement de Zimmermann, et il est lui-même remplacé à Prague par un autre étudiant de Brentano, à savoir C. von Ehrenfels. Comme le signale Höfler dans son autobiographie, à son départ de Prague en 1896, Jodl s’était donné comme mission d’éradiquer ce qu’il appelle les « brentanoïdes » de la planète autrichienne et il a multiplié les manoeuvres visant à briser le monopole des étudiants de Brentano dans les universités autrichiennes. Dans sa correspondance avec Bolin et dans une longue lettre adressée à Breuer, l’anticlérical Jodl les décrit comme une clique provinciale formée de curés ou d’anciens curés qui défendaient une théologie libérale[84]. Jodl a multiplié les manoeuvres à l’intérieur et à l’extérieur de la Société philosophique en vue de briser ce qu’il appelle aussi le « système Brentano ». Notons enfin que Jodl pouvait compter sur d’autres adversaires de Brentano dans la Société, notamment L. Müllner, A. Stöhr et surtout W. Jerusalem qui a multiplié les attaques contre Brentano[85].

Notre examen de la Société philosophique de l’Université de Vienne s’est limité à quelques aspects de la relation que l’on peut établir entre cette organisation et le Cercle de Vienne. Notre ambition consistait uniquement à attirer l’attention sur l’importance de cette institution sur le cours de l’histoire de la philosophie en Autriche, comme l’ont d’ailleurs reconnu à leur manière les Zimmermann, Brentano, Jodl, Reininger et Neurath. Plusieurs autres aspects de cette organisation remarquable méritent d’être approfondis non seulement en regard de la tradition philosophique en Autriche, mais encore de nombreuses disciplines scientifiques qui ont connu un développement fulgurant durant les cinquante années d’existence de la Société philosophique. Car, en tant qu’organe de la Faculté de philosophie et en raison de son caractère interdisciplinaire, la Société philosophique est un témoin privilégié des discussions qui ont marqué l’évolution de disciplines comme la psychiatrie et la psychanalyse (les nombreux débats autour de la sexualité, par exemple), la zoologie (la querelle autour du darwinisme a été l’une des plus importantes dans la Société), la physiologie et la psychologie physiologique (avec Mach, Hering, nombre de collègues du département de médecine, Brentano et la plupart de ses étudiants), la physique (les débats autour de la mécanique classique et de la théorie de la relativité avec Höfler et la plupart les membres du Département de physique), l’économie, la sociologie, l’éthique, l’histoire de l’art, la musicologie, etc. C’est pourquoi la Société philosophique représente un outil important dans l’étude de ce que l’on appelle communément la Vienne fin de siècle.