Disputatio

Commentaire sur Delisle. Les philosophies du néo-darwinisme[Record]

  • Daniel Becquemont

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Le livre de Richard Delisle, dense, touffu, fécond en l’ouverture qu’il nous présente, nous entraîne dans un domaine peu exploré jusqu’ici, celui de la pensée philosophique et métaphysique des plus illustres fondateurs du néodarwinisme : Huxley, Dobzhansky, Rensch, Simpson, Mayr. Il ne s’agit pas seulement pour lui des métaphysiques séparables d’un « noyau » scientifique isolable, d’une « philosophie de savant » étrangère à leur production scientifique, mais d’un ensemble de thèses qui pénètrent, à divers niveaux, leur pensée. La place et le rôle attribués à la sélection naturelle, en effet, y varient selon des thèses étrangères à ce qu’une vision plus positiviste appelle « la science ». Alors, l’unité de vue selon laquelle on définit traditionnellement le néodarwinisme chancelle et ne concerne qu’une partie de la production de ces auteurs, oblitérant leur appartenance plus large à une « philosophie naturelle ». Cela pose alors tout un ensemble de questions négligées par le néodarwinisme traditionnel : la directionalité évolutive est-elle forte ou faible ? Le processus évolutif est-il en devenir, étal, ou cyclique ? L’évolution concerne-t-elle strictement la biologie seule ou bien fait-elle partie d’un processus cosmique ? Comprendre le processus de l’évolution implique-t-il la vieille idée de se conformer au cours de la nature, de s’en détacher, ou bien de tirer une éthique, voire une politique, de l’observation de la nature ? Thomas Huxley et Theodosius Dobzhansky, par exemple, croient encore profondément à une sorte de cosmos hiérarchisé tel qu’il se présentait à l’esprit avant même la révolution scientifique, regroupant la matière, la vie, l’homme. Ils préservent l’idée de sens, voire de finalité, et chez eux n’existe pas de rupture définitive entre le sujet observant et l’objet observé. L’homme est apte à observer le monde et à se comprendre lui-même comme indicateur de l’ordre et du sens de l’évolution cosmique. Bien sûr ils distinguent plusieurs niveaux ontologiques, anti-réductionnistes, où la psychologie ne se réduit pas à la biologie, ni la biologie à la physique, mais ils pensent que l’homme, sujet observant, doit intervenir dans le procès cosmique en devenir. Chez Huxley, l’homme est un microcosme miroir du cosmos, affirme Richard Delisle, qui étudie minutieusement l’évolution de la pensée de Huxley sans séparer ses travaux sur la synthèse moderne et le progrès évolutionniste de sa philosophie cosmique et politique. Dobzhansky adhère encore à l’idée d’un arbre de vie, inscrit l’évolution dans une ascension jusqu’à la figure ultime de l’homme, évolution en spirale s’ouvrant sur une complexité croissante, culminant avec l’intelligence et la culture proprement humaines. Dans cette optique, la découverte de Darwin s’inscrit dans une tradition évolutionniste qui le précédait. Mais il parle plus volontiers de déterminisme aux premiers stades de l’évolution, et d’émancipation graduelle avec le progrès de la complexité, une « évolution créatrice », selon les termes de Bergson repris par Dobzhansky. Richard Delisle décèle ainsi une contradiction dans ces thèses, entre une analyse très darwinienne dans la description des mécanismes de l’évolution d’une part, et d’autre part une évolution progressive orientée vers une fin dernière, entre une information génétique atomisée et une ontologie unitaire des « gene patterns », qui va vers la faculté de transmettre l’information par voie culturelle. Mais n’est-il pas possible de déceler des contradictions dans toute théorie scientifique ? Après tout, Newton lui-même fut longtemps accusé de réintroduire avec sa notion de gravité des « qualités occultes ». La sélection naturelle semble alors se réduire à un principe dynamique parmi d’autres possibles, et Dobzhansky se réfère alors à Teilhard de Chardin. Richard Delisle insiste sur le fait que la chaîne des êtres, que Foucault par exemple voit rompue dans l’épistémè du tout début …