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Traditionnellement, la légitimité de la démocratie libérale repose sur des notions telles que la représentation, le suffrage universel et la neutralité de l’État. Sans nier l’importance de ces mécanismes, les théories délibératives situent la légitimité de la démocratie autre part : dans l’échange public de raisons portant sur le bien commun. Ce lieu d’échange doit rester ouvert à tous et garantir une égalité entre les participants. Le consensus auquel aspire la délibération permettra ainsi le choix raisonné et collectif d’une politique publique. La démocratie délibérative connaît aujourd’hui un important engouement auprès des philosophes et politologues. Même la littérature critique qu’elle a suscitée témoigne de sa pertinence, car peu d’auteurs disqualifient la théorie en bloc. Au contraire, les critiques sont majoritairement constructives, apportant les modifications théoriques nécessaires pour solidifier le paradigme. Car les problèmes rencontrés sont nombreux (conflits profonds, médias de masse, risques de polarisation, institutionnalisation, etc.) tout autant que les points de vue adoptés pour les résoudre (psychologie sociale, théorie féministe, philosophie politique, droit constitutionnel, etc.).

Charles Girard et Alice Le Goff ont brillamment relevé le défi de rassembler cette diversité avec La démocratie délibérative, anthologie de textes fondamentaux, publié en 2010 aux éditions Hermann. Pour commencer, une riche introduction (101 pages) ouvre l’appétit du lecteur, que celui-ci soit néophyte ou déjà familier avec l’univers de la démocratie délibérative. Ensuite, neuf articles y sont présentés en ordre chronologique, allant de Jon Elster (1986) à Simone Chambers (2004), et la plupart des textes sont des traductions inédites réalisées par Girard et Le Goff. Il est toutefois décevant qu’un tel recueil ne contienne pas d’index. Par ailleurs, force est de saluer le choix éditorial des textes qui n’allait pas de soi, car les auteurs phares en théorie délibérative sont nombreux. En dehors des auteurs présents dans l’anthologie, nous pouvons évoquer Seyla Benhabib, Jane Mansbridge, Amy Gutmann et Dennis Thompson, Archon Fung, Bernard Manin, David Estlund et même Chantal Mouffe. Celle-ci oppose catégoriquement sa théorie agonistique à la théorie délibérative, mais au lieu d’une opposition stérile, les critiques de Mouffe devraient inspirer un réaménagement du modèle délibératif. C’est d’ailleurs la voie qu’a privilégiée Iris Marion Young, et cela explique la pertinence d’insérer son article « Communication et altérité » au sein de l’anthologie. Aucun texte de John Rawls ne se retrouve dans l’ouvrage, malgré sa grande influence sur les théories délibératives. Mais les éditeurs ont eu raison de préférer des écrits qui n’ont pas déjà été « largement commentés » (32) comme le sont les écrits de Rawls sur la raison publique, le primat de la justice sur le bien et le consensus par recoupement.

Les trois premiers articles de l’anthologie situent la conception délibérative de la démocratie par rapport aux théories politiques concurrentes. Dans « Le marché et le forum », Jon Elster (1986) s’oppose aux théories agrégatives. Il s’agit probablement de la plus importante opposition pour bien saisir la motivation des démocrates délibératifs. Suivant le modèle agrégatif, l’État se contente de mettre en balance les préférences individuelles, prises comme données, pour guider les politiques publiques. Les notions de compréhension mutuelle et de bien commun sont simplement abandonnées, et cela fait de l’action citoyenne une action purement privée. La démocratie délibérative essaie de contrecarrer ce caractère privatif tout en restant à l’intérieur du cadre libéral. Elster critique aussi les conceptions purement instrumentales du politique, principalement représentées par Tocqueville et Hannah Arendt. Ces théories estiment que la valeur primordiale de la démocratie se trouve dans l’effet éducatif de la participation politique. Elster ne repousse pas cet effet éducatif, mais soutient cependant que la valeur de l’espace public repose essentiellement sur la qualité des décisions collectives qui en découlent. Ensuite, dans « La souveraineté populaire comme procédure », Habermas (1989) montre comment la sphère politique doit trouver le juste équilibre entre démocratie et libéralisme, entre socialisme et anarchisme, et finalement entre conservatisme et progressisme. Joshua Cohen (1989) vient couronner cette défense normative de l’idéal délibératif, car pour la première fois la démocratie délibérative est dessinée de façon explicite et exposée comme un modèle politique à part entière. Ce que Cohen récuse dans « Délibération et légitimité démocratique » est l’idée rawlsienne selon laquelle les principes délibératifs sont des principes dérivés d’un système équitable de coopération sociale. D’ailleurs, cet idéal proprement politique comporte plusieurs avantages, comme le montre Maeve Cooke (2000) avec ses « Cinq arguments en faveur de la démocratie délibérative ». Cooke soutient que l’effet éducatif pour les participants, la production d’une communauté, l’équité de la procédure ainsi que la qualité épistémique du résultat sont quatre arguments valables mais insuffisants. La théorie délibérative de la démocratie doit impérativement être en concordance avec la compréhension que nous avons de nous-mêmes, surtout en ce qui concerne notre croyance en l’autonomie de la raison humaine.

Nous pouvons donc mettre en relief le principal postulat de base de la démocratie délibérative : les participants au débat public sont suffisamment rationnels pour définir collectivement le bien commun. Les conceptions rawlsienne et habermassienne de l’espace public, qui ont largement influencé les travaux sur la démocratie délibérative, endossent un critère plutôt strict du « raisonnable ». Pour être admissible à la sphère délibérative, un propos doit être objectif, désintéressé, désincarné, général, minutieusement argumenté, etc. C’est pour faciliter l’atteinte du consensus que les normes communicationnelles de l’espace public sont décrites avec aussi peu de souplesse. Mais ce rationalisme n’a pas échappé à la critique, et la suite de l’anthologie rassemble quelques-unes des plus intéressantes réactions à cette rigidité de l’idéal délibératif.

Dans « Raison publique et pluralisme culturel », James Bohman (1995) examine en détail la question des conflits profonds. Il met en lumière que plusieurs sujets polémiques ne pourront faire l’objet de consensus et devront se contenter de compromis moraux. Pour sa part, Iris Marion Young (1996) critique l’équité apparente de la délibération dans « Communication et altérité ». L’argumentation neutre et principielle que valorise l’espace délibératif est une norme communicationnelle inhérente à un groupe historique spécifique, en l’occurrence les hommes blancs des classes économiques supérieures. Par conséquent, les rapports de forces inégaux à l’extérieur de la sphère publique sont reconduits au sein même de la délibération, à moins que l’on assouplisse les critères de la raison publique. Cass Sunstein (2000) consacre son article « Y a-t-il un risque à délibérer » au risque de polarisation qui guette toute discussion de groupe. Quand un groupe est relativement homogène, la délibération peut mener les participants à radicaliser leurs positions plutôt qu’à les interroger attentivement. Dans son article « À huis clos », Simone Chambers (2004) s’attaque au problème du contexte non idéal des sociétés de masse. L’espace public est principalement caractérisé par des canaux monologiques empreints de mauvaise rhétorique. Par conséquent, Chambers examine la façon de valoriser de bonnes formes de rhétorique dans le débat public et se penche aussi sur les avantages du débat secret et fermé. Toutes ces critiques remettent donc en question le primat de la rationalité du débat public et la capacité des participants à atteindre équitablement un consensus sur le bien commun.

La réflexion normative et critique sur l’idéal délibératif est certainement stimulante et loin d’être achevée. Néanmoins, il est essentiel d’aborder la question de l’institutionnalisation du modèle délibératif, d’autant plus que des « expérimentations » délibératives ont déjà eu lieu, tels que les Jurés de citoyens en Grande-Bretagne et les Cellules de planification en Allemagne. Mais il nous faut rester prudents dans la mise en pratique du modèle délibératif, en particulier face au problème de la légitimité des mini-publics. Un mini-public est un forum délibératif composé de quelques dizaines ou centaines de citoyens, généralement sélectionnés de façon aléatoire. L’avantage de ces microcosmes délibératifs est de surmonter la difficulté d’échelle : une délibération peut difficilement être menée avec l’ensemble des citoyens d’un État-national. Au contraire, une délibération a de fortes chances d’être plus « rationnelle » si elle est menée auprès d’un nombre limité de participants. Avec un espace délibératif restreint, il devient possible de contrôler cet espace de façon à promouvoir une bonne délibération. Ce contrôle peut correspondre à l’arbitrage effectué par un modérateur, ou mieux encore, par la mise à disposition d’informations fiables et impartiales. Mais le prix à payer pour avoir une décision collective plus rationnelle est que cette décision sera moins démocratique, car jamais la société dans son ensemble n’a délégué son autorité à ce mini-public. Ainsi, plus la délibération d’un mini-public a d’effet sur les sphères décisionnelles, plus cet effet sera illégitime.

Bruce Ackerman et James Fishkin (2002) font preuve d’ingéniosité politique pour concevoir la mise en place du modèle délibératif. Ils développent l’idée d’une journée consacrée à la délibération pour précéder une élection nationale. Du point de vue éditorial, « La Journée de la délibération » est un excellent choix de texte pour représenter le courant institutionnel de la théorie délibérative. La raison en est que la proposition d’Ackerman et Fishkin est des plus audacieuses et ne souffre d’aucun déficit de légitimité puisqu’elle engage tous les citoyens. De plus, elle s’inspire partiellement des sondages délibératifs imaginés par Fishkin et plusieurs fois mis en pratique avec succès. Toutefois, cette solution se bute à deux importantes difficultés. D’abord, la proposition d’Ackerman et Fishkin doit faire face au problème géographique que les éditeurs nomment « ségrégation résidentielle » (444) : puisqu’au jour de la délibération les gens se réuniraient avec les membres de leur quartier, les groupes de discussion seraient relativement homogènes. Les individus sont souvent réunis par nationalité, par groupe économique ou bien par profession. L’homogénéité d’un groupe de discussion est parfois nécessaire pour une démocratie, car cela permet à des groupes marginalisés de formuler leurs revendications. Mais comme l’a soulevé Sunstein, cette homogénéité entraîne un risque de polarisation des points de vue. Dans le contexte d’une journée de la délibération, ce risque devient systémique.

Une difficulté encore plus grande révèle les limites de la proposition d’Ackerman et Fishkin : la journée de la délibération réduit fortement l’envergure de l’idéal délibératif en le confinant à une seule délibération ponctuelle, sans aucune considération pour la dimension délibérative de l’ensemble de l’univers politique. C’est précisément pour ne pas négliger l’ensemble du politique que Chambers essaie d’intégrer une dimension délibérative à l’intérieur des canaux monologiques dominants des sociétés contemporaines. C’est pour cette même raison que l’anthologie de Girard et Le Goff aurait gagné à présenter un dixième texte pour mieux représenter le courant « systémique » de la démocratie délibérative, car Chambers n’est pas la seule à s’être penchée sur la manière d’incorporer les principes délibératifs à l’ensemble du politique. L’idéal délibératif peut et doit se décliner de plusieurs façons, et la complémentarité des mécanismes démocratiques doit être repensée afin d’associer des principes délibératifs à d’autres processus non délibératifs. Cet agenda de recherche est ambitieux mais garde en ligne de mire le difficile point d’équilibre entre les réflexions normative et institutionnelle.

Il reste encore beaucoup de travail à accomplir pour les partisans de la démocratie délibérative. Mais au-delà des guerres d’école et des remaniements théoriques, les démocrates délibératifs cherchent à dynamiser le débat public et à contrecarrer le cynisme politique. Charles Girard et Alice Le Goff contribuent significativement à cet effort avec une anthologie substantielle et bien conçue.