Introduction : Paul Ricoeur (1913-2013)Méthode et finitude[Record]

  • Sophie-Jan Arrien

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À peine nous avait-il quitté que Ricoeur faisait figure de classique du vingtième siècle. L’envergure de sa pensée, avérée au fil des ans, tant par les vastes problèmes qu’il abordait et les traditions philosophiques mobilisées, que par son érudition et son ouverture à moult disciplines non strictement philosophiques laissait toutefois le lecteur, pour ces mêmes raisons, face à une certaine perplexité quant à l’unité et l’originalité propres de sa démarche. C’est au regard de ce double enjeu que j’esquisserai ici, à titre indicatif, une hypothèse de lecture. Toute démarche philosophique tend à définir les conditions dans lesquelles peut se dérouler la conquête du vrai de telle sorte qu’elle-même respecte ces conditions. De là découle certes sa rigueur, mais aussi son originalité propre. Or, dans la vaste fresque philosophique déployée par Ricoeur, c’est en vain semble-t-il qu’on chercherait un discours de la méthode. On nous parlera d’herméneutique, à laquelle Ricoeur est immanquablement et à juste titre associé comme l’un de ses meilleurs représentant. Mais en quoi l’herméneutique des symboles de La symbolique du mal, celle du double sens de l’essai sur Freud, celle de la voie longue du Conflit des interprétations, celle que déploie Soi-même comme un autre à titre d’herméneutique du soi, représentent-elles une méthode unitaire à proprement parler ? Quel en serait le geste propre, la signature pour ainsi dire ? L’oeuvre de Ricoeur a-t-elle même une signature propre ? N’a-t-on pas tous, pour peu qu’on s’y intéresse, entendu fuser à son égard l’accusation d’oecuménisme ? Sa pensée ne se dissout-elle pas pour finir, si riche et digne qu’elle soit, au mieux en un dialogue dont on ne saurait tracer les limites, au pire en une forme banale de relativisme ? Il nous semble au contraire, serait-ce rétrospectivement, qu’un sens de la méthode, profond et structurant, se dégage bel et bien de l’ensemble. Toute sa vie, Ricoeur est resté à sa façon, sinon phénoménologue stricto sensu, du moins fidèle au principe husserlien voulant que « la vraie méthode [soit] commandée par la nature des objets de la recherche […] ». En d’autres mots : la méthode doit être déterminée à partir de la chose en question, et non l’inverse. Pour le dire encore dans les termes de Heidegger : « La véritable méthode surgit [entwächst] […] du caractère fondamental d’une région d’objets et de sa problématique ». La façon dont Ricoeur s’est à son tour approprié ce principe me semble pouvoir nous conduire au coeur de son oeuvre et de son « style » général. Quel est en effet « l’objet » de la recherche ricoeurienne ? Cet objet est essentiellement multiple, voire irrémédiablement éclaté, aurait-on tendance à penser spontanément face à l’abondance des thèmes abordés par Ricoeur au fil des années : la volonté, le symbole, le mal, la vérité, l’histoire, l’imagination, la métaphore, la narration, le langage, le temps, le soi, etc., et ce, pour ce qui est de la méthode, en lien tant avec la phénoménologie qu’avec l’histoire de la philosophie, l’herméneutique, le structuralisme, la théorie littéraire, l’historiographie, la psychanalyse, la philosophie analytique, la philosophie politique, etc. Il y a pourtant bien un centre, me semble-t-il, à cette pluralité apparente de champs d’investigation, à savoir « l’homme » qui se découvre « soi ». De ce point de vue, la pensée ricoeurienne pourrait s’identifier de façon générale à une anthropologie — elle-même raccordée à une herméneutique du soi. Mais quelle serait plus précisément la « nature » (Husserl) ou le « caractère fondamental » (Heidegger) de l’homme (à titre d’objet de la recherche) duquel devront s’originer tant la problématique que la …

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