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« La passion du savoir » est le titre qu’Yvon Lafrance a donné à l’inspirante autobiographie qu’il a rédigée au cours des dernières années de sa vie, mais qu’il n’a jamais publiée. Homme modeste, trop modeste et, n’étant pas une personnalité publique, il jugeait que sa vie n’intéresserait pas un éditeur sérieux. Cette autobiographie n’en est pas moins l’un des livres plus instructifs et les plus émouvants qu’il m’ait été donné de lire. J’inciterais tous les lecteurs de ces lignes à la lire attentivement en s’en procurant un exemplaire, soit auprès de la bibliothèque de l’Université d’Ottawa, où se trouvent ses manuscrits et ses archives, soit en la téléchargeant sur le site Academia où elle a été déposée, avec l’autorisation de ses ayants droit, après son décès[1]. Le récit passionnant qu’il y fait de sa vie et de notre histoire incarne en effet une épopée de l’émergence récente de la philosophie comme d’une discipline respectable au Québec et au Canada français.

Fils d’un épicier de la rue Masson à Rosemont, Yvon Lafrance a atteint les plus hauts sommets de sa discipline. Il a perdu sa mère à l’âge de quatre ans. Il raconte dans son autobiographie qu’il a perdu son père au même moment parce que celui-ci ne s’est jamais remis du décès de sa femme. Comme les hommes de son époque, il était incapable de s’occuper de l’éducation de ses quatre jeunes enfants. Yvon Lafrance a ainsi passé son enfance dans des orphelinats et des pensionnats. C’est là qu’il a cultivé sa passion du savoir, de la culture et de l’histoire. Il a très tôt développé une passion pour la philosophie grecque et plus particulièrement pour Platon, le fondateur de l’idée de la philosophie. À force de détermination et d’études, notamment au Collège de Saint-Laurent, Yvon Lafrance s’est mis dans la tête qu’il voulait devenir un professeur de philosophie. Comment devenait-on professeur de philosophie à la fin des années 40 ? Cela n’était possible qu’en entrant dans les ordres. C’est ainsi qu’Yvon Lafrance fut ordonné prêtre en 1954 (ce fut le destin de plusieurs personnalités marquantes de la philosophie au Canada français) au sein de la communauté des Pères de Sainte-Croix. Il rêvait de faire un doctorat sur Platon, mais il était difficile de préparer une thèse en philosophie grecque au Québec à cette époque, où le thomisme était en fait la seule philosophie qui était pratiquée. Reconnaissant sa passion du savoir, ses supérieurs de la communauté de Sainte-Croix l’ont envoyé à Sao Paolo au Brésil pour y enseigner dans un collège secondaire et y faire son doctorat à l’Universidad Católica de Sâo Paolo, en portugais bien sûr. Il y passa près de dix ans (1955-1964), et sa thèse portait sur la critique platonicienne de la poésie, de la rhétorique et de la sophistique qu’il appelait dans le titre « Les fausses sciences dans la philosophie de Platon ». C’est un titre qui le ferait rougir plus tard, car il commettait l’erreur, dirait-il, de parler de « fausses sciences » chez Platon. C’était néanmoins un titre qui avait de l’audace et qui préparait ses recherches ultérieures sur la conception platonicienne de l’opinion.

Ses supérieurs ont jugé que ce chercheur doué et brillant pouvait faire un séjour de recherche « post-doctoral » à la prestigieuse université de Louvain où enseignaient les meilleurs spécialistes de son domaine, dont Yvon Lafrance parlait toujours avec vénération. Nos maîtres de philosophie, disait-il toujours, nous les admirions. Au début de son séjour en Europe, il eut la chance de passer un peu de temps dans un Institut Goethe pour y apprendre l’allemand. À son arrivée à Louvain, on lui fit comprendre que le meilleur cours d’études pour lui était d’y compléter un « vrai » doctorat et d’y faire une thèse sur la conception platonicienne de la doxa. Il y découvrit le monde non clérical ainsi que le vent de liberté qui soufflait alors sur l’Occident et finit par quitter les ordres. Revenu de Louvain en 1967, année de grand éveil pour le Québec et le Canada, Yvon Lafrance a d’abord enseigné à l’Université de Sherbrooke, puis à partir de 1968 à l’Université du Québec à Montréal. Il a connu l’UQAM, nouvellement créée, au cours de sa période la plus turbulente, marquée par des contestations, des grèves et des rêves de révolution. A priori, c’était un climat qui convenait peu au tempérament studieux et réservé d’Yvon Lafrance, mais avec sa diligence habituelle, il a accepté d’y donner les cours sur le Capital de Marx qu’on lui demandait et qui furent appréciés des étudiants les plus contestataires. En 1971, il fut recruté par l’Université d’Ottawa où il découvrit un « havre de paix[2] » qui lui permit de déployer toute sa brillante carrière de chercheur, dont on ne peut rappeler ici que les grandes lignes.

Ce qui a marqué la carrière de chercheur d’Yvon Lafrance, c’est qu’il fut un extraordinaire pionnier des études platoniciennes et de la philosophie ancienne au Canada français. En 1981, il a en effet fait paraître son premier ouvrage, célèbre, sur La théorie platonicienne de la doxa auprès d’un éditeur français, « Les Belles Lettres », qui fut l’un des premiers, sinon le premier ouvrage d’importance portant sur Platon à être publié par un universitaire d’ici, après l’ouvrage de Luc Brisson sur Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du Timée paru en 1974[3]. C’est un ouvrage qui a été lu et étudié dans toutes les contrées du monde et qui a fait l’objet de pas moins de dix-huit comptes rendus, dont un — de vingt-cinq pages ! — du grand Harald Cherniss. Au cours de ses dernières années, Yvon Lafrance a pu travailler à la deuxième édition de cet ouvrage où il avait le souci — il était un chercheur très consciencieux — de répondre aux critiques qu’il avait suscitées. C’est une deuxième édition qu’il n’a malheureusement pas vue, puisqu’elle vient de paraître au début de 2015. Elle promet de devenir, comme la première édition, un monument de la recherche[4].

En 1983, Yvon Lafrance publiait déjà son deuxième ouvrage, Méthode et exégèse en histoire de la philosophie (Belles Lettres/Bellarmin), où il justifiait avec rigueur son métier d’historien de la philosophie. Marqué par les idées de Victor Goldschmidt, Martial Gueroult et le modèle du platonicien Harald Cherniss, il y distinguait rigoureusement le métier de philosophe de celui de l’historien de la philosophie : le philosophe crée des systèmes de pensée, l’historien se contente, lui, de les analyser le plus respectueusement possible en tenant compte de tous les outils de la recherche historique et philologique. Ce livre est un bijou d’épistémologie et de clarté que doivent lire tous ceux qui veulent s’initier à l’histoire de la philosophie.

En 1987 et 1994, il publia les deux tomes de son grand ouvrage sur la République de Platon, Pour interpréter Platon (aussi publié aux Belles Lettres). Ce chef-d’oeuvre de plus de 1000 pages se consacre, en proposant d’abord un bilan des études et une histoire du texte, à l’interprétation d’une seule page de Platon, l’une de ses plus déterminantes, celle de l’analogie de la ligne (509-511) qui est un peu l’acte de naissance de la passion du savoir. On peut dire qu’il lui a consacré toute sa vie.

Toutes ces publications remarquables ont valu à ce chercheur d’exception les plus hautes distinctions auxquelles puisse aspirer un savant : en 1987, il fut élu membre de la Société royale du Canada (au sein de laquelle il fut un membre très actif), reçut un doctorat ès lettres de l’Université de Paris en 1982 (son troisième doctorat après ceux de Sao Paolo et de Louvain) et en 1989 il obtint la très prestigieuse bourse Killam du Conseil des Arts du Canada.

En plus d’être un pionnier de la recherche, Yvon Lafrance fut un infatigable bâtisseur qui a contribué à l’essor de sa discipline. Il a fondé la collection Noèsis aux Presses de l’Université d’Ottawa et le Laboratoire de philosophie ancienne de l’Université d’Ottawa. Il fut aussi le fondateur de la revue « Philosophiques » en 1974. Le premier texte que l’on peut lire dans le premier numéro de la revue est son texte de présentation[5]. À l’époque, la revue bilingue Dialogue existait, mais il n’y avait pas encore de revue francophone de philosophie au Canada français. Yvon Lafrance raconte dans son autobiographie que la revue ne comptait pas beaucoup d’abonnés au cours de ses deux premières années. C’est pourquoi il la confia en 1976 à la Société de philosophie du Québec qui venait d’être créée, et dont il fut lui-même un membre fondateur.

Yvon Lafrance avait à coeur de promouvoir sa discipline et de mettre en valeur le travail de ses collègues, tout en s’effaçant lui-même. En cela, il était inégalé. Il n’était jamais avare de ses encouragements et félicitait toujours ses collègues de leurs réalisations. Il se réjouissait davantage de leurs succès que des siens. Lors de nos derniers entretiens, son souci constant, même s’il se portait très bien, était de donner sa bibliothèque, ses articles et ses fichiers. Ah, ses fichiers ! Yvon Lafrance était en tout un homme consciencieux : à chaque fois qu’il lisait quelque chose, qu’il s’agisse d’un article, d’un livre de philosophie, d’histoire (l’une de ses grandes passions) ou de politique, il en résumait le contenu et consignait ses commentaires sur des fiches qu’il classait avec soin. Lors de ses derniers mois, il voulait se départir de tous ses fichiers et de ses livres, comme s’il anticipait que sa disparition était proche. Cette fin prochaine, il l’envisageait avec une sérénité socratique. Les dernières lignes de son autobiographie évoquent cette paix intérieure qui le remplissait et que j’ai toujours admirée en lui : « Je chemine dans la sérénité et la paix vers mon destin final, demandant à tous les dieux de l’Olympe que ma sortie de ce monde se fasse sans douleur et dans la plus grande sérénité de l’âme » (p. 173).

Il nous a quittés de manière très subite le 21 août 2014, et sa sérénité ne l’a jamais quitté. C’est pour nous qu’il est difficile d’être sereins, affligés que nous sommes par le choc de son départ aussi brutal. La seule consolation se trouve dans une lettre que Sénèque, l’un de ces Anciens qu’Yvon Lafrance affectionnait, adressait à son ami Lucilius pour le consoler de la perte de son ami quand il lui écrivit abstulit, sed dedit : il est vrai que le destin nous l’a enlevé, mais il nous l’a d’abord donné. De cela, nous serons éternellement reconnaissants. Merci à ce modèle de probité qui nous a donné la revue Philosophiques et adieu ! cher maître et ami.