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Introduction : le principe d’efficacité

Depuis l’Antiquité, les philosophes ont supposé que le monde suivait une sorte de principe d’économie. On retrouverait cette idée dans l’expression « la nature ne fait rien en vain », mais aussi dans la thèse selon laquelle tous les moyens sont à considérer dans l’évaluation des fins. Même si cette idée n’est pas toujours directement discutée par les philosophes, elle est souvent au fondement de nombreux principes ontologiques, autant en philosophie naturelle qu’en ce qui concerne la définition de la rationalité. Elle sert de prémisse méthodologique à la manière dont nous faisons de la philosophie et dont nous établissons la distinction entre le rationnel et l’irrationnel. Par exemple, Leibniz la mentionne dans le passage suivant :

Pour ce qui est de la simplicité des voies de Dieu, elle a lieu proprement à l’égard des moyens, comme au contraire la variété, richesse ou abondance y a lieu à l’égard des fins ou des effets. Et l’un doit être en balance avec l’autre, comme les frais destinés pour un bâtiment avec la grandeur et la beauté qu’on y demande. Il est vrai que rien ne coûte à Dieu, bien moins qu’à un philosophe qui fait des hypothèses pour la fabrique de son monde imaginaire, puisque Dieu n’a que des décrets à faire pour faire naître un monde réel ; mais, en matière de sagesse, les décrets ou hypothèses tiennent lieu de dépense à mesure qu’elles sont plus indépendantes les unes des autres : car la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie[2].

En l’occurrence, le principe d’économie vaut pour la rationalité humaine autant que divine, et donc pour la création ou l’être en lui-même. Leibniz associe le « coût » de la complexité et de la multitude, tant ontologique qu’épistémique, à la valeur de la création et de la compréhension du monde phénoménal. Cette idée sert de critère ontologique pour ce qui existe, ainsi que de critère épistémique fondamental, auquel les autres principes et théorèmes doivent se conformer.

Dans le présent article, j’appellerai cette idée le Principe d’efficacité ou Principe d’économie (désormais abrégé par PE). Il s’agira seulement d’une définition de travail, puisqu’une étude exhaustive de l’histoire de la philosophie et de la science serait requise pour parvenir à une définition historiquement adéquate. Cette définition de travail sera la suivante : dans toutes les relations causales, on peut comprendre la cause ou le fondement comme étant « économiquement optimisée » au regard de son effet ou fin. En disant que la nature épargne ses forces ou ses coûts, on lui attribue ainsi une certaine économie et la conçoit de manière téléologique, en ce que l’acte d’épargner est orienté selon un bénéfice spécifique. On comprend ce qui a été dépensé, épargné et gagné à la lumière de ce bénéfice, et ainsi seulement a posteriori. Le PE est un principe de l’épistémologie, de l’ontologie et de la philosophie de la nature, mais il détermine également le genre de questions que se posent les philosophes, comment les questions et les réponses sont structurées et ce que celles-ci exigent afin d’être valides.

Cette compréhension économique de la nature a ainsi un double aspect : ou bien on considère la fin ou le bénéfice d’un événement pour constater qu’il a été causé par un minimum de forces ou d’efforts ; ou bien on considère les forces ou les moyens impliqués dans ce qui arrive pour constater que ces forces causent un maximum de changements possible[3].

Dans le présent article, je veux montrer comment ce principe philosophique a été transformé et formalisé par le Principe de moindre action (abrév. PMA) dans les écrits de Pierre Louis Moreau de Maupertuis et de Leonard Euler. Cela présuppose que le PE ait depuis cette époque perdu de son importance philosophique et soit désormais devenu un principe majeur de la science. On constate que la formalisation d’une idée philosophique plutôt vague en une formule physique a permis de « relocaliser » et de restructurer certaines parties de notre connaissance et certains modèles interprétatifs d’une discipline vers une autre. Évidemment, je ne peux donner une reconstruction détaillée des arguments ayant mené à l’établissement du PMA, puisqu’il s’agirait d’un travail de longue haleine et qui a d’ailleurs déjà été réalisé de manière brillante[4]. Je veux plutôt souligner des problèmes philosophiques concernant la systématisation du PMA et certains problèmes concernant la transformation d’un principe d’optique en un principe général de physique.

Dans ce contexte des principes (méta-)philosophiques, certains chercheurs ont plutôt maintenu un principe de simplicité[5], lequel a souvent été exprimé par le fait que la natura simplicitatem amat, ce qui peut donner une autre définition de travail : la nature préférera toujours la chose, le moyen ou le bénéfice simple par rapport à des possibilités plus complexes — et nous devrions faire de même comme sujets rationnels et épistémiques. Il me semble toutefois qu’un tel principe de simplicité peut être fondé ou dérivé du principe d’économie ; après tout, la simplicité est préférée par la nature parce qu’elle est « bon marché » et estimée efficace.

Le PE exclut cependant la possibilité d’une chose qui serait simple, mais superflue, ce que certains philosophes ont probablement en tête, bien que cela ne soit donné à proprement parler dans aucun principe de simplicité. Il a par ailleurs un avantage sur le principe de simplicité en ce qu’il rend compte du fait que le monde n’est pas simple et uniforme, mais contient des multitudes et des hétérogénéités, étant donné qu’il s’agit du « prix » à payer pour une chose de valeur (l’ordre, l’harmonie, la gloire de Dieu, les êtres intelligents, la grâce, etc.). Le créateur paie pour ce bien en renonçant à la simplicité — à partir du PE, on peut dériver une diversité d’idées, comme le fait qu’il ne peut y avoir de cause sans un effet, l’impossibilité du vide et même, d’une certaine manière, l’idée d’une régularité uniforme de la nature.

Le PE est directement ou indirectement relié à d’autres idées ou théorèmes philosophiques, tel que le rasoir d’Occam (« frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora » et « numquam ponenda est pluralitas sine necessitate ») ainsi que plusieurs découvertes scientifiques, telles que les lois de la réflexion et de la réfraction ou l’idée écologique de Linné d’une économie de la nature. On le supposait implicitement dans les débats modernes sur les qualités occultes. On le trouve chez plusieurs théologiens, tels Augustin et Thomas d’Aquin : « Là où un seul suffit il est inutile de recourir à plusieurs : ne voyons-nous pas comment la nature ne se sert pas de deux instruments, si un seul lui suffit[6] ? ». On peut aussi soutenir qu’il constituait la principale raison pour préférer la conception copernicienne au modèle des épicycles[7]. À l’évidence, son importance est également visible, mais d’une manière différente, dans des parties majeures de la philosophie chrétienne, de Paul à Schelling, chez qui il prend la forme d’une économie de la grâce[8].

Bien que la recherche généalogique des origines en philosophie soit généralement stérile, et étant donné l’énorme impact du principe d’économie sur la pensée occidentale, on pourrait donc être tenté de considérer celui-ci comme l’un des principaux fondements historiques de la philosophie occidentale elle-même.

Historiquement, l’expression probablement la plus influente du principe se trouve chez Aristote : « La nature ne fait rien en vain[9]. » Cela signifie pour l’essentiel deux choses : premièrement, la nature n’omet rien qui ne soit essentiel ; deuxièmement : rien d’inessentiel ne peut être trouvé dans le monde. On en trouve plusieurs exemples chez Aristote. Les étoiles et les serpents n’ont pas de pieds parce qu’ils n’en ont pas besoin dans leur mouvement. Le principe d’efficacité détermine les mouvements de la nature, par exemple le mouvement circulaire des étoiles[10]. En l’occurrence, il est évident que ce principe est différent du principe de simplicité : ne rien faire en vain signifie que tout doit être expliqué. On peut le comprendre en un sens économique : tout ce qui est, est requis pour autre chose, autrement cette première chose n’existerait tout simplement pas.

Le PE est relié de près à l’idée que la nature fait ce qui est « le mieux ». Mais il s’agit là d’une caractéristique pour le moins ambiguë. Il faut l’exprimer dans un certain cadre de valeurs qui est intimement relié, non aux actions ou aux intentions humaines, mais au monde comme un tout. Chez Aristote, ce qui est « le mieux » est relatif à plusieurs possibilités (a est mieux que b, c, d, etc.), mais il s’emploie surtout dans le domaine des êtres vivants, c’est-à-dire ce qui est le mieux pour un animal. Pour Aristote, la compréhension de la nature vivante peut servir de modèle dans la compréhension de la nature comme un tout. Elle sert ainsi de principe à la recherche scientifique (en particulier en biologie), en ce qu’elle nous sert de critère pour affirmer ou écarter la possibilité de certaines idées par rapport à d’autres. Elle sert également de principe d’individuation, en ce qu’on comprend les organes animaux qui sont parfaitement assortis à leur fonction.

Un autre partisan influent du PE fut Newton. Prenons, par exemple, sa première règle de raisonnement :

Il ne faut admettre de causes, que celles qui sont nécessaires pour expliquer les Phénomenes. La nature ne fait rien en vain, et ce seroit faire des choses inutiles que d’opérer par un plus grand nombre de causes ce qui peut se faire par un plus petit[11].

Newton réfère ici à une tradition beaucoup plus profonde que les seuls exemples d’Aristote et de Leibniz donnés précédemment. La simplicité, seule, est un principe d’économie subordonné et est au service de l’efficacité globale de nos explications. Cependant, il serait possible de supposer que la célèbre phrase : « Hypothesis non fingo » (je ne feins pas d’hypothèses) rend compte de l’inefficacité de la spéculation métaphysique dans le contexte scientifique : elle ne produit aucun bénéfice et doit ainsi être abandonnée.

Tel qu’on l’a mentionné au départ, le PE eut un grand impact sur l’optique moderne. Cependant, des problèmes sont apparus dans l’application de ce genre de propositions métaphysiques, plutôt vagues, à des problèmes spécifiques et individuels du monde physique. Pensons au problème de la réfraction : un rayon de lumière suit un certain chemin s1 depuis le point A dans le milieu1 jusqu’au point B dans le milieu2, et dans lesquels les milieux sont déterminés par leur densité propre :

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Pour quelle raison exactement le chemin s1 est plus efficace que tous les autres chemins s2, s3, etc. ? Pourquoi la nature devrait-elle préférer la voie la plus courte à celle qui est la plus rapide ? Le PE nous fournit une raison pour laquelle la lumière choisit le chemin le plus efficace, du moins dans le cadre d’une interprétation nécessairement téléologique. Fermat postula dans un cadre mathématique que la lumière choisit toujours la voie la plus rapide.

Leibniz revient sur ce problème et maintient que la lumière ne prend pas le trajet le plus court ou le plus rapide, mais prendra toujours le chemin « le plus facile[12] », qui est le chemin avec le moins de résistance. On relie ainsi les différences de densité des milieux à la vitesse, en ce que la densité détermine la résistance et que la vitesse est relative à la résistance.

De cette manière, l’efficacité de la voie s1 peut être expliquée en des termes mathématiques plus précis. Le concept d’action, qui prit son origine dans ce débat, permet alors de discuter de ce principe optique en dynamique.

Cependant, il n’est pas certain que Leibniz avait déjà introduit le concept d’action, et j’éviterai ce débat entre commentateurs pour mettre l’accent sur des penseurs historiquement plus influents (du moins en ce qui concerne le PMA), soit Maupertuis et Euler.

2. Maupertuis

Le mathématicien et philosophe français Pierre Louis Moreau de Maupertuis fut le premier à élaborer une formalisation du principe d’efficacité. Il introduisit le PMA dans un article intitulé « Accord de différentes loix de la nature qui avoient jusqu’ici paru incompatibles » (1744) et, en réaction à l’apport de Leonard Euler quant au PMA, il élabora son idée dans Les loix du mouvement et du repos déduites d’un principe metaphysique (1746)[13]. Il s’inspira grandement des travaux de Newton, mais aussi de l’idée métaphysique d’une économie de la création, de Leibniz, les deux jouant un rôle important dans la déduction du PMA chez Maupertuis.

Maupertuis parvint au PMA en critiquant et étendant le théorème de Fermat. Alors qu’il déduit le PMA du contexte de l’optique, il l’étend ensuite au domaine de la mécanique. Il critique Fermat de ne pas avoir donné la raison pour laquelle la lumière prend le chemin le plus court ou le plus rapide. Il le comprend comme un principe métaphysique et téléologique de l’optique selon lequel « la Nature, dans la production de ses effets, agit toujours par les moyens les plus simples[14] ». On pourrait objecter qu’une nature « aveugle », simplement mise en action par des causes efficientes, ne « connaît » pas la voie la plus efficace. Maupertuis était ouvert aux arguments téléologiques en optique, comme l’avait proposé Robert Boyle qui voulut prouver Dieu par l’efficacité causale dans le monde. Boyle avait renouvelé l’idée d’une nature téléologique, avec le soutien de Newton. De sorte que proposer une interprétation téléologique d’un phénomène qui était habituellement décrit par la mécanique corpusculaire n’est pas complètement nouveau à cette période. Or Maupertuis substitue l’action au temps comme nouvelle variable par rapport à l’approche de Fermat :

En méditant profondément sur cette matière, écrit-il, j’ai pensé que la lumière, lorsqu’elle passe d’un milieu dans un autre, abandonnant déjà le chemin le plus court […], pouvoit bien aussi ne pas suivre celui du temps le plus prompt : en effet, quelle préférence devroit-il y avoir ici du temps sur l’espace ? la lumière ne pouvant plus aller tout-à-la fois par le chemin le plus court, et par celui du temps le plus prompt, pourquoi iroit-elle plutôt par un de ces chemins que par l’autre ? aussi ne suit-elle aucun des deux, elle prend une route qui a un avantage plus réel : le chemin qu’elle tient est celui par lequel la quantité d’action est la moindre[15].

On connaissait déjà le concept abstrait d’action, surtout comme concept mécanique vague dans la distinction actio-reactio[16]. L’idée, précédemment citée, d’une nature qui fonctionne de manière efficace implique une telle interprétation téléologique des événements naturels, de façon à ce que l’efficacité d’un phénomène puisse seulement être expliquée à l’égard de l’événement entier, du début jusqu’à la fin. Maupertuis donne de l’action une formulation mathématique précise par ∫vds :

II faut maintenant expliquer ce que j’entends par la quantité d’action. Lorsqu’un corps est porté d’un point à un autre, il faut pour cela une certaine action : cette action dépend de la vitesse qu’a le corps et de l’espace qu’il parcourt, mais elle n’est ni la vitesse ni l’espace pris séparément. La quantité d’action est d’autant plus grande que la vitesse du corps est plus grande, et que le chemin qu’il parcourt est plus long, elle est proportionnelle à la somme des espaces multipliez chacun par la vitesse avec laquelle le corps les parcourt[17].

Mais son argument en faveur du PMA est obscur et constitue apparemment un postulat métaphysique davantage conçu pour se conformer aux observations empiriques que pour une modélisation scientifique. Il postule simplement qu’il existe un genre de variable qui dépend de la vélocité et de la distance. Certains commentateurs soulignent que, même s’il a découvert une « vérité » scientifique, il l’a trouvée par pure conjecture[18]. De sorte qu’au lieu de reconstruire un argument à proprement parler, on doit plutôt retracer le chemin qui conduisit Maupertuis à cette découverte.

Maupertuis suit la mesure cartésienne du mouvement comme vds, mais ici il s’abstient d’utiliser la façon leibnizienne de calculer les forces par mv2. Il suit également l’idée de Newton selon laquelle le chemin de la lumière est celui de la propagation des corpuscules de lumière et généralise cette formule optique à tous les corps physiques. Il ajoute : « C’est cela, c’est cette quantité d’action qui est ici la vraie dépense de la Nature, et ce qu’elle ménage le plus qu’il est possible dans le mouvement de la lumière[19]. » De manière similaire : « Lorsqu’il arrive quelque changement dans la Nature, la quantité d’action nécessaire pour ce changement est la plus petite qu’il soit possible[20]. » En l’occurrence, il fait de l’action la vraie dépense de la nature en général et la transfère donc de l’optique à tous les événements naturels.

L’arrière-plan métaphysique d’une telle procédure provient de la philosophie de Leibniz[21]. Maupertuis souligne la structure organisationnelle de l’univers, lequel peut être compris comme étant gouverné autant par la sagesse divine que par la cause efficiente :

On ne peut pas douter que toutes choses ne soient réglées par un Etre suprême qui, pendant qu’il a imprimé à la matière des forces qui dénotent sa puissance, l’a destinée à exécuter des effets qui marquent sa sagesse ; & l’harmonie de ces deux attributs est si parfaite, que sans doute tous les effets de la Nature se pourroient déduire de chacun pris séparément. Une méchanique aveugle & nécessaire suit les desseins de l’Intelligence la plus éclairée & la plus libre, & si notre esprit étoit assez vaste, il verroit également les causes des effets Physiques, soit en calculant les proprietés des corps, soit en recherchant ce qu’il y avoit de plus convenable à leur faire exécuter[22].

L’idée leibnizienne selon laquelle les événements peuvent être expliqués autant par des explications causales que par des explications finales est ici récupérée. Il s’agit évidemment d’un signe que l’intelligence divine, par laquelle Dieu créa le monde et tous les événements, suit sa sagesse. Dieu a orienté les choses selon son plan avec le moins de forces possible. Lorsque Maupertuis dit que la « matière des forces qui dénotent sa puissance, [Dieu] l’a destinée à exécuter des effets qui marquent sa sagesse », il réinterprète le postulat de Leibniz d’une harmonie des causes finales et efficientes. Une telle idée est importante, car elle lui permet dans un premier temps d’appliquer une explication téléologique et de supposer ensuite qu’il doit y avoir une explication par causes efficientes. Évidemment, le PE ou l’économie de l’action dérive de la sagesse divine par laquelle la création elle-même est formée. Dans ce cas, l’action est un moyen pour établir un certain ordre naturel en tant que fin : « La Nature, dans la production de ses effets, agit toujours par les moyens les plus simples[23]. » C’est la raison pour laquelle on ne trouve jamais d’indication selon laquelle Maupertuis aurait trouvé problématique de supposer qu’un principe téléologique, dérivé de l’optique, vaut pour toute la mécanique ou la dynamique. C’est parce qu’il adopte l’idée de Leibniz d’un univers dirigé de façon téléologique, suivant le plan du créateur. Il dit clairement qu’il s’agit d’un principe d’économie dans lequel les moyens sont reliés à leurs fins de la façon la plus économique :

Mais ce fonds, cette quantité d’action que la Nature épargne dans le mouvement de la lumière à travers différens milieux, le ménage-t-elle également lorsqu’elle est réfléchie par des corps opaques et dans sa simple propagation ? Oui, cette quantité est toûjours la plus petite qu’il est possible[24].

Il existe une quantité déterminée d’action dans le monde, et la nature en dépense le moins possible. Dans le cas de l’optique, la nature « épargne » l’action dans la réflexion et la propagation linéaire, en ce que la lumière prend toujours le chemin le plus court et le plus rapide. De sorte que la loi de Fermat n’est pas à proprement parler une loi en elle-même, mais plutôt une conséquence ou une expression d’une loi plus fondamentale et universelle, le principe de moindre action. Maupertuis tient pour acquis que les lois de l’optique sont essentiellement un cas particulier de la mécanique.

En 1746, Maupertuis présente un mémoire intitulé Les Loix du mouvement et du repos déduites des attributs de Dieu (1746) à l’Académie des sciences de Berlin. La version publiée contient un titre plus modeste : Les loix du mouvement et du repos déduites d’un principe metaphysique (1744). Maupertuis y applique le principe de moindre action dans l’impact direct entre deux corps. Il semble s’être inspiré d’une certaine compréhension du concept de force chez Leibniz et de la controverse sur la vis viva. En l’occurrence, il adapte la définition leibnizienne de la force, définie par mv2, et suppose que mv2 est constant dans toute interaction entre deux corps et en dérive le changement de vitesse dans les deux corps après collision comme m(v0 — v1)2 + m‘(v‘1 — v‘0)2. Il s’agit selon lui de la quantité d’action qui est impliquée. À nouveau, la terminologie tend manifestement vers le PE :

C’est le principe de la moindre quantité d’action : principe si sage, si digne de l’Etre suprême, et auquel la Nature paroît si constamment attachée ; qu’elle l’observe non seulement dans tous ses changemens, mais que dans sa permanence, elle tend encore à l’observer. Dans le Choc des Corps, le Mouvement se distribue de manière que la quantité d’action, que suppose le changement arrivé, est la plus petite qu’il soit possible. Dans le Repos, les Corps qui se tiennent en équilibre, doivent être tellement situés, que s’il leur arrivoit quelque petit Mouvement, la quantité d’action seroit la moindre.[25]

À l’instar de ses contemporains, Maupertuis ne conçoit pas la nature de la lumière de façon spécifique, mais plutôt comme le résultat du mouvement des corps infimes, de sorte que les lois de la réflexion et de la réfraction feraient partie de la mécanique des corps rigides[26]. Maupertuis suppose, sur fond métaphysique, que le PMA vaut pour tous les événements physiques, mais il ne peut montrer qu’il est valide dans les systèmes dynamiques dans lesquels une particule est soumise à plusieurs forces.

À nouveau, le PE est un principe métaphysique basé sur une compréhension spécifique de la nature de la création elle-même. Elle fait partie des régularités universelles par lesquelles on peut découvrir la relation entre Dieu et la nature elle-même. Ce qui signifie que Maupertuis peut, d’une part, déduire le PMA du PE et, d’autre part, affirmer en même temps que les lois universelles et les régularités du monde prouvent l’existence de Dieu et le fait que le monde est créé par une intelligence suprême : « Il faut chercher les preuves de l’existence de Dieu dans les Loix génerales de la Nature. Que les Loix selon lequelles le Mouvement se conserve, se distribue et se détruit, sont fondées sur les attributs d’une suprême Intelligence[27]. »

Dans les écrits de Maupertuis, on trouve la première occurrence — ou l’une des premières — du PMA, lequel lui sert de principe régulateur autant pour la recherche scientifique que pour la spéculation métaphysique. On comprend les effets physiques et les intentions divines de la même manière à l’égard du PMA, mais les idées qui le supportent dérivent de l’idée métaphysique du PE.

3. Euler

Le mathématicien et physicien Leonard Euler est convaincu que l’explication de Maupertuis du PMA était essentiellement correcte. Il radicalisa la position empiriste de Maupertuis en exigeant que la mécanique « indubitable » et la science empirique soient la source et le fondement de la métaphysique « imaginaire » : « Il serait absurde de soutenir que des imaginations pouvoient servir de fondament à des principes réels de la mécanique[28]. » Les mathématiques et l’expérience sont les seuls fondements de la mécanique et, en rejetant l’expérience comme critère valide de vérité, la pensée métaphysique fut soumise à une spéculation fantasmagorique, dépourvue de toute relation au monde actuel.

Cependant, Euler associe une approche mathématique à certaines présuppositions métaphysiques dans sa déduction du PMA. Alors que Maupertuis cherchait des principes universels qui étaient évidents en optique, mais également valides dans les autres disciplines scientifiques, Euler cherchait plutôt des extrêmes mathématiques[29]. Dans son traité intitulé Methodus inveniendi lineas curvas maximi minimive proprietate gaudentes (1744), Euler développa un calcul des variations, c’est-à-dire une méthode géométrique pour trouver les courbes (ou toute autre figure géométrique) dans lesquelles une certaine variable possède une valeur maximale ou minimale. Parmi les problèmes se trouve la question de savoir quelle courbe traversera un corps en mouvement, dont la vélocité est constante mais soumise à une force constante, laquelle est donnée dans ce cas par la masse ou la force gravitationnelle.

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Une question surgit alors : pour quelle raison le corps suit-il le chemin s1 au lieu des autres chemins possibles s2, s3, etc. ? Le calcul des variations fournit une réponse. La courbe d’un projectile peut être déterminée en trouvant la propriété d’un maximum ou d’un minimum :

Comme tous les effets de la nature obéissent à une loi de maximum ou de minimum, il ne fait pas de doute que les courbes décrites par des projectiles sous l’influence de quelque force posséderont une certaine propriété de maximum ou de minimum. Il semble moins facile de définir, a priori, en utilisant des principes métaphysiques, quelle est cette propriété. Mais étant donné qu’il est possible de déterminer ces mêmes courbes par la méthode directe, on pourra inférer cela même qui constitue un maximum ou un minimum dans ces courbes[30].

C’est la courbe s1 qui est déterminée par un tel minimum :

Soit la masse du projectile = M, et soit v sa vitesse, lorsqu’il a parcouru la distance ds. Le corps aura une quantité de mouvement à cet endroit = Mv qui, lorsqu’elle est multipliée par la distance [infinitésimale] ds, donnera Mvds, le mouvement [momentané ou momentum] du corps intégré sur la distance ds. Maintenant, je dis que la courbe ainsi décrite par le corps sera ainsi constituée que, parmi toutes les autres courbes reliant les mêmes points finals, ∫Mvds ou, si M est constante, ∫vds en sera le minimum[31].

Euler réalisa que l’action momentanée de Maupertuis n’est valide que pour les instants infinitésimaux et conséquemment que seule l’action d’une section infinitésimale arbitraire de s possède une valeur minimale. Il faut intégrer cette action momentanée sur tout le chemin de la particule. Ainsi, l’action n’est pas une propriété d’objets ou d’événements, mais plutôt une propriété d’un modèle géométrique qui décrit le déploiement d’un événement dans le temps. L’approche d’Euler diffère de celle de Maupertuis dans la manière dont la déduction est élaborée, et ce, de manière mathématiquement appropriée[32].

Il en résulte la courbe sab qui est déterminée par le PMA en ce que la somme de toutes les sections infinitésimales possède une valeur minimale par comparaison avec toutes les autres courbes s’ab. Ainsi, l’action est formalisée par I = mvds ; et puisque v = ds/dt, on peut aussi écrire : I = mv2dt. On rencontre ici de nouveau la force leibnizienne (vis viva) f=mv2, laquelle est conçue comme étant l’effet causal des forces à l’égard de la vélocité d’un certain point. En tenant compte de cela, on peut également dire qu’on obtient la courbe sab=s1 qui est déterminée par le PMA en ce que la somme de toutes les expressions momentanées de la force dans le temps est minimale par comparaison avec toutes les autres courbes s’ab=s2, s3, etc. Évidemment, Euler ne présuppose pas seulement que les courbes et tous les types de changement sont continus, mais aussi que toutes les courbes possibles forment un spectre continu.

Il reconnaît qu’il s’agit du même PMA formulé par Maupertuis ; toutefois, il le fait en exprimant plutôt le mouvement d’un corps soumis à des forces rendu par des moyens géométriques, alors que Maupertuis se restreignait aux corps sans masses dépourvus de forces. De sorte qu’Euler dut ajouter une autre condition pour rendre sa formule valide, c’est-à-dire que les forces impliquées sont constantes. Ou, pour l’exprimer d’une manière plus contemporaine, que l’énergie impliquée reste constante.

Cette nouvelle définition de l’action fait que le PMA devient essentiel pour notre compréhension des processus causaux et permet une interprétation en termes de relations causales : « Son principe [celui de Maupertuis] est celui de la moindre action, principe selon lequel, prétend-il, pour tous les changements qui arrivent dans la nature, l’action qui les met en oeuvre est toujours la plus petite possible[33]. »

On peut trouver la courbe s1 par des méthodes directe ou indirecte. La supposée approche « directe » consiste à relier les différents moments d’un mouvement aux forces impliquées, expliquant tout changement conséquent par la force newtonienne. L’approche indirecte est une approche géométrique : elle repose sur le calcul des variations et définit le mouvement dans le temps à l’égard d’une variable, soit l’action, laquelle est la moindre tout le long du trajet. Il s’agit d’un principe téléologique, en ce que le trajet entier des évènements est considéré, mais il est jugé effectif en tant que principe déterminé depuis le tout début. Les deux méthodes sont équivalentes, selon les variables données dans une situation spécifique :

Par là on voit qu’il doit y avoir une double méthode de resoudre les problèmes de Mécanique ; l’une est la méthode directe, qui est fondée sur les loix de l’équilibre, ou du mouvement ; mais l’autre est celle dont je viens de parler, où sachant la formule, qui doit être un maximum, ou un minimum, la solution se fait par le moyen de la méthode de maximis et minimis. La première fournit la solution en déterminant l’effet par les causes efficientes ; or l’autre a en vue les causes finales[34]

En l’occurrence, on constate qu’Euler réfère à la doctrine de Leibniz selon laquelle toute relation causale peut être déduite autant par les causes efficientes que par les finales. Ainsi, malgré son attaque contre la métaphysique, en particulier contre celle de Leibniz, Euler ne fait pas de distinction précise entre la métaphysique et la physique, et son argument alterne de l’une à l’autre sans problèmes. Il critique le fait que Leibniz dérive les forces physiques de forces métaphysiques[35] ; néanmoins, il accepte à l’évidence que la notion de force nécessite un arrière-plan métaphysique pour être comprise.

Euler décide d’ignorer les spéculations à propos de la nature des forces pour favoriser la recherche de leurs effets. L’idée orientant sa recherche est que les corps obéissent aux forces les plus petites possible[36]. Les forces sont réelles, mais il s’agit d’entités dérivatives. Elles sont le résultat de substances sous-jacentes. Ce qui explique également, d’une manière à nouveau manifestement leibnizienne, qu’il existe des causes finales intégrées dans les forces naturelles. Dans l’un de ses derniers écrits, Euler dit clairement que les causes finales sont réelles et intégrées dans la métaphysique ou la nature substantielle des corps : le succès de la recherche sur les mouvements par causes finales est « fondé sur la nature des corps eux-mêmes[37] ».

Il existe plusieurs évidences textuelles montrant que la justification du PMA par Euler est tirée de deux sources ou « arrière-plans » d’idées : premièrement, depuis la tentative mathématique de déterminer de manière univoque le minimum d’une courbe, disons, d’une chaîne fixée sur deux points ; deuxièmement depuis un arrière-plan métaphysique, facilement identifiable dans la philosophie de Leibniz. Il s’agit de la même croyance en deux règnes des causes finales et efficientes, tel qu’on l’a montré chez Maupertuis, qui inscrit les idées d’Euler dans une certaine métaphysique de l’économie de la nature. Une telle idée est évidente dans l’une des Lettres à une princesse d’Allemagne :

Si nous regardons sur ce pied l’arrangement et l’administration de ce monde, tout ne saurait être mieux disposé pour ce grand but [la félicité des hommes]. Tous les événements et même les adversités que nous éprouvons, sont les moyens les plus propres pour nous conduire à notre vrai bonheur : et à cet égard on peut dire que ce monde est effectivement le meilleur, puisque tout y concourt à opérer notre salut. Quand je réfléchis qu’il ne m’arrive rien dans ce monde par hasard, et que tous les événements en sont dirigés par une providence[38] […].

Il devient vraisemblable que, bien qu’il soit un partisan du mécanisme et de l’explication de tous les événements par la science mathématique, Euler avance néanmoins l’idée qu’il existe un aspect moral, voire normatif au fondement de tous les événements. À cet égard, un extrait pointe directement vers Aristote et l’idée d’économie de la nature :

Car les plus anciens Philosophes avoient déjà reconnu que la nature ne faisoit rien en vain, ce qui s’accorde parfaitement avec la moindre dépense ; car si la Nature employoit des dépenses superfluës, il n’y a pas de doute qu’elle ne fit quelque chose en vain. Aristote fait déjà souvent mention de ce dogme, et paroit l’avoir plutôt pris de ceux qui l’avoient précedé, que l’avoir imaginé lui-même. La proposition a fait ensuite un si grand progrés dans les Ecoles, qu’on l’a regardée comme un des premiers préceptes de la Philosophie, jusqu’à ce qu’enfin Descartes a osé la rejetter[39].

Euler suppose avec raison que le PE fut un principe essentiel en philosophie d’Aristote à Descartes et met en relation cette idée philosophique avec l’idée de la moindre dépense. Par conséquent, malgré son attitude antiphilosophique exhibée à l’occasion, la spéculation métaphysique à propos de l’économie globale du monde sert néanmoins à Euler de guide épistémique dans sa recherche scientifique.

L’économie de la nature s’exprime dans un effort plus concret de la nature pour atteindre un minimum, ou, selon les unités ou aspects sur lesquels les savants mettent l’accent, un maximum. Comme Joseph Petzoldt l’a affirmé[40], le PMA fournit à Euler un accès mathématique pour comprendre la nature en tant qu’elle est déterminée. On trouve une telle assertion chez Euler :

Puisque la fabrique de l’univers est la plus parfaite qui soit et a été réalisée par le plus sage créateur qui soit, rien n’arrive dans le monde où n’apparaisse un rapport de maximum ou de minimum : c’est pourquoi il n’est nullement douteux que tous les effets du monde puissent être déterminés aussi bien par les causes finales en utilisant la méthode des maxima et des minima, que par les causes efficientes elles-mêmes[41].

Dans cet extrait, l’influence de Leibniz sur Euler est évidente, en ce que Leibniz considère comme un thème central de sa philosophie que chaque événement peut être compris et expliqué aussi bien mécaniquement que par les causes finales. Évidemment, cela est dû au fait que le monde est une création de Dieu, qui esquissa un plan pour toute chose qui est arrivée ou arrivera. Toutefois, pour Leibniz, le principe déterminant est le Principe de raison suffisante, lequel postule que rien n’arrive sans une raison déterminante qui peut aussi être comprise comme cause.

Or l’approche mathématique était plus conforme aux tendances antimétaphysiques d’Euler. Il utilisa cet avantage d’une approche purement mathématique pour critiquer la tentative de Maupertuis de relier le principe de moindre action aux actions de la force : « la détermination de la quantité d’action n’a égard à aucune force[42] ». Bien qu’il soit possible de formuler l’action par I = mvds et que la masse, la vélocité et le chemin parcouru sont ici les seuls facteurs importants, son idée métaphysique d’une équivalence des explications par causes efficientes et finales le pousse à supposer que l’action correspond à la force de Newton. L’avantage du PMA est que la question irrésolue par Maupertuis, de savoir combien de force est requise pour donner à un corps une certaine vélocité, peut simplement être ignorée, du moins à l’intérieur de l’approche mathématique. La détermination du mouvement par la force (par exemple la vis viva) nécessite un arrière-plan métaphysique dont Euler ne veut pas non plus s’occuper.

Il y a d’autres présuppositions en jeu lorsqu’on veut comprendre la courbe s1 comme étant « déterminée ». Toute courbe possible qui ne satisferait pas au PMA aurait un « jumeau » : une trajectoire symétrique et correspondant avec les mêmes valeurs. Le PMA aide à déterminer la seule trajectoire qui est déterminée de façon univoque, c’est-à-dire celle qui n’a pas de « jumeau ». Cependant, un tel principe ne vaut que pour les courbes idéalisées. Dès que la friction est prise en considération, le chemin actuel d’un projectile dans un champ gravitationnel ne serait qu’une parabole asymétrique, une courbe qui ressemblerait plutôt à s3 telle qu’affichée dans le deuxième graphique ci-dessus. Pour une telle parabole asymétrique, il existe un « jumeau » symétrique pour lequel l’action (I = mvds) possède la même valeur.

Il en est de même de toute autre force non conservative. De sorte que la version mathématique d’Euler ne vaut que pour les projectiles en mouvement soumis à aucune ou à une seule force, et seulement dans des conditions idéalisées, en ce qu’elle permet deux solutions possibles. L’approche directe et téléologique déterminerait cette force de manière univoque, comme étant la seule possible — évidemment, Euler est conscient que sa déduction du PMA vaut seulement pour les forces conservatives et suppose que l’élaboration plus profonde de la métaphysique mènera à une solution plus claire[43]. De sorte qu’il propose de reconsidérer la distinction entre les forces conservatives et les forces non conservatives au lieu de renoncer à la validité générale du PMA, ce qu’il présuppose sur des bases purement spéculatives.

La différence majeure entre Maupertuis et Euler est que ce dernier étend le PMA à la dynamique et le complète avec une théorie des forces par laquelle il entend montrer que tous les types de forces peuvent être déduits d’une seule[44], ce qui sert manifestement à justifier la généralisation du PMA. Il ne s’agit pas d’un détail mineur, puisque cette force est censée soutenir la validité du PMA pour tous les genres d’événements physiques : étant donné qu’il n’existe qu’un seul type de force, tous les genres d’action peuvent être modelés selon la trajectoire d’un seul corps, la collision entre deux corps et le parallélogramme des forces.

Leibniz postula qu’il existe deux propriétés fondamentales de la matière, l’inertie et l’impénétrabilité. Les deux correspondent à deux types de forces différents, la force dérivative et la force primitive. Bien que Leibniz dise d’une manière suffisamment claire qu’une seule de ces forces est une réalité substantielle et que la deuxième, la force dérivative, est seulement un phénomène, Euler s’oppose à Leibniz en maintenant qu’il n’existe d’une seule propriété de la matière, soit l’impénétrabilité. Par la suite, Euler dérive l’étendue, la mobilité et l’inertie de l’impénétrabilité et fonde ainsi les différents aspects physiques de la matière sur une seule propriété. Cette propriété est donc conçue comme étant irréductible et une propriété substantielle de la matière elle-même, et peut conséquemment être comprise comme un concept métaphysique[45].

Pour le résumer très brièvement, l’argument d’Euler est le suivant : sans étendue, l’impénétrabilité est dénuée de sens, car une chose qui n’a pas d’étendue ne peut occuper un lieu. Ainsi, un objet impénétrable est nécessairement étendu. Étant donné son impénétrabilité, un objet occupe un lieu et peut ainsi potentiellement changer de lieu — l’impénétrabilité implique ainsi la mobilité. Si un objet est mobile, alors on doit lui attribuer de l’inertie, car autrement tout changement devrait se produire sans une raison suffisante :

Ainsi dans le choc des corps leur impénétrabilité ne fournit toujours que la plus petite force, qui est capable de les garantir de la pénétration ; et c’est sans doute sur cette circonstance qu’est fondé ce principe si général, que tous les changemens au monde sont produits aux moindres dépens qu’il est possible, ou avec les plus petites forces, qui sont capables de cet effet[46].

La force et l’action sont soumises au même principe minimum. Toutes les forces et les propriétés physiques importantes sont les effets de l’impénétrabilité. On pourrait davantage comprendre cette position comme une tentative d’éliminer la métaphysique des forces, jugée inopportune, de la physique. Euler dégage un ordre ou hiérarchie des caractéristiques des corps physiques dans son Anleitung zur Naturlehre : « L’impénétrabilité comprend déjà en elle l’étendue et le mouvement et conséquemment aussi l’inertie. Lorsqu’on attribue l’impénétrabilité aux corps, alors on doit également lui attribuer les autres propriétés[47]. » Cependant, les conséquences importent pour l’interprétation du PMA dans le contexte de la physique d’Euler : toute force peut seulement être attribuée aux corps pourvu qu’ils entrent en collision ou puissent potentiellement le faire, comme l’expose le modèle mathématique. Euler n’accepte pas l’action à distance, par conséquent toute action est le résultat d’un contact. Ainsi, la théorie des forces en contact devrait unifier tous les phénomènes physiques. Au final, tout mouvement résulte d’un mouvement uniforme, et tous les genres de corps sont composés de corps de magnitude infinitésimale[48]. Cela permet à Euler d’utiliser l’impact comme un paradigme de tout type de changement[49] et ainsi de comprendre les forces par l’entremise d’une explication bien définie de l’impact. J. Christiaan Boudri souligne l’importance de cette réduction :

Euler’s foundation of the force of impact shows even more strongly than Maupertuis’s argument that the final cause and efficient cause have the same metaphysical basis. Where for Maupertuis this basis was the oneness of God, for Euler the reference to God is as it were reflected onto matter itself. […] What is concealed in his foundation […] is that the minimality of the integral of action does not say anything about the separate material substances, but about their structure. In the end, the forces of impact are not derived from the characteristics of the material substances, but from a principle of material structures : that the interactive effects are as small and as direct as possible.[50]

Malgré que le concept de force ait une dimension métaphysique chez Euler, il comprend le PMA, non en tant qu’il serait justifié par une déduction a priori, mais par une vérification a posteriori, puisque la conservation de l’énergie ou des forces doit être présupposée. Or il s’agissait d’un principe essentiel, en ce qu’il devait être fondé et confirmé dans l’expérience. Pour Maupertuis et Euler, l’action, néanmoins, est la mesure de l’efficacité propre de Dieu et n’est pas justifiable par la seule recherche scientifique, mais par une confirmation qui inclut effectivement tant l’expérience que la spéculation métaphysique.

Pour Maupertuis et Euler, la substance matérielle ne constitue plus un point de départ en philosophie. Le concept de force est fondé sur l’expérience et l’idée d’une régularité universelle basée sur la sagesse divine, ce qui leur permet de supposer l’équivalence entre les causes finales et efficientes à l’intérieur d’un cadre métaphysique à peine esquissé. Le PE est ici l’arrière-plan pour la déduction du PMA, sans lequel il resterait un simple principe d’optique (Maupertuis) ou une propriété mathématique des courbes idéalisées (Euler).

Chez les deux savants, le PMA est un principe fondamental à partir duquel les autres lois et théorèmes doivent se confirmer. Il est devenu un principe global indépendant de toute compréhension spécifique des forces. La force ne définit plus ce qui est physiquement possible ou non, c’est maintenant au PMA dans une acception plus large de jouer ce rôle. En ce sens, le PMA ne se substitue pas au PE, mais lui donne une interprétation physique précise et applicable. Ainsi, le PE fut transformé d’un concept métaphysique de force à une manière de concevoir la force par ses effets quantifiables. L’idée que la force doit être fondée sur une substance matérielle fut transformée en un projet où la force est fondée sur une structure de la matière. La déduction géométrique a pris la place des tentatives antérieures de donner à la force un fondement métaphysique. Avec la réduction de la force à la matière, Euler s’est débarrassé de ce dernier fondement.