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Bien connu pour ses prises de positions tranchées et polémiques sur le fonctionnement des institutions culturelles et des milieux artistiques, le philosophe français Yves Michaud est aussi un observateur assidu des nouvelles tendances de consommation (ce qui englobe la « consommation d’art », si on peut se permettre cette expression). Que l’on soit en accord ou non avec les conclusions présentées depuis L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, force est d’admettre que Michaud se démarque de ses collègues en s’affranchissant du « syndrome de la tour d’ivoire » et en interprétant les pratiques culturelles qui retiennent son intérêt dans une perspective plus large que celle adoptée dans le discours philosophique conventionnel. Parmi ses contributions récentes, notons l’abécédaire atypique Narcisse et ses avatars (Grasset, 2014) et Ibiza mon amour. Enquête sur l’industrialisation du plaisir (Éditions Nil, 2012), où l’on trouve une description de nouvelles formes de sensibilité esthétique qui, pour ne pas être liées aux mondes de l’art, ne sont pas pour autant sans effet sur la façon dont nous abordons ceux-ci.

L’objectif de cette étude critique n’est ni de pourfendre les récentes propositions du philosophe français, ni de souscrire de but en blanc à celles-ci, mais bien d’ouvrir une discussion critique qui s’impose sur certaines affirmations dont le caractère polémique est aussi manifeste que fertile. Parmi les éléments qui occupent une place centrale dans Le nouveau luxe. Expériences, arrogance, authenticité, paru chez Stock en 2013, trois ont retenu notre attention : la notion de vaporisation de l’art, le statut « orphelin » du design et son rapprochement avec l’art et le luxe et, finalement, la question de l’authenticité. Nous discuterons chacun de ces éléments afin de répondre aux zones grises de l’analyse présentée dans l’essai de Michaud, notamment en ce qui a trait à cette supposée disparition de l’objet au profit d’une forme bien particulière d’expérience. Nous conclurons par une discussion sur la possibilité même de considérer l’art comme un luxe en montrant dans quelle mesure la conception du luxe telle que défendue par Michaud correspond en fait à un concept bien différent.

Michaud, l’iconoclaste ?

La signature d’Yves Michaud tient dans ce souci de sortir la réflexion philosophique des arcanes où elle se cantonne souvent : dans l’exégèse — voire l’hagiographie — des auteurs classiques, ou dans la « nanoanalyse » conceptuelle. Ayant commencé sa carrière de chercheur en tant que spécialiste de Hume[2], Michaud a conservé de cette première figure d’influence non seulement un réflexe sceptique, mais aussi une curiosité pour l’étude des traits les plus singuliers (et fondamentaux) de la nature humaine. En effet, si Hume est passé à l’histoire pour sa théorie de la connaissance, il a aussi fait sa marque pour ses réflexions sur des sujets tels que l’art et la réception esthétique[3].

La réflexion proposée sur le luxe en tant que constante anthropologique est ainsi d’une pertinence philosophique indéniable, puisque l’humanité a accordé de tout temps au luxe une importance incontestée (Michaud 2013, p. 15). Or celui-ci se définit justement par son caractère superflu et excessif, ce qui est particulièrement intéressant dans le contexte actuel, où l’on peut observer à la fois sa démocratisation (au sens où chaque strate sociale possèderait le sien), mais aussi son rapt par le grand capital (Michaud 2013, p. 22), alors qu’il demeurait jusqu’à récemment dans le giron d’un artisanat de haut niveau destiné exclusivement à une élite. Il y a alors lieu de se demander en quoi constitue fondamentalement le « vrai » luxe, et surtout, pour quelles raisons nos contemporains ne choisissent pas une base moins factice pour asseoir leur quête d’authenticité. Car c’est le constat sur lequel se termine l’essai : nous utilisons le luxe pour glamouriser notre identité, mais aussi la fonder, ce qui a de quoi surprendre, si l’on considère que le luxe est d’abord et avant tout ce qui permet de se placer au-dessus de son groupe, quel qu’il soit, et n’a, par conséquent, qu’une valeur strictement conventionnelle[4]. Mais son caractère conventionnel n’en réduit pas pour autant son importance et sa symbolique implicite d’élitisme ou de singularité. L’ironie, c’est que l’on sait très bien que nous nous approvisionnons tous — en informations, en produits, etc. — aux mêmes sources, ce qui fait que les différences dont nous nous enorgueillissons tant sont, en fin de compte, superficielles. Désormais aliénés à la quête d’intensité et d’hédonisme procurée par le luxe immatériel, qui se situe « à la jonction de cette double quête de l’intensité de l’émotion et de la continuité de la vie rêvée », nous nous adonnons désormais au luxe d’expérience formaté par les spécialistes du packaging de l’expérience (Michaud 2013, p. 16 ; 67 ; 77).

Ce sont les observations présentées sur le rapport entre art et luxe, lesquels, d’après Michaud, ont toujours été associés, qui nous intéresseront dans cette étude critique :

Cette relation entre luxe et art est constante. Tant que les oeuvres d’art ne sont pas identifiées et valorisées en elles-mêmes et pour elles-mêmes sous la catégorie de la « valeur esthétique », aussi longtemps qu’elles tirent la plus grande partie de leur valeur et l’usage qui en est fait (un usage qui peut être rituel, religieux, politique, mémoriel, mnémotechnique, érotique, etc.) de la noblesse des sujets figurés et de la qualité des commanditaires autant que des matériaux précieux utilisés comme marque de cette valeur, on trouve cette solidarité

Michaud 2013, p.24

Selon Michaud, le luxe se manifeste tout au long de notre histoire d’une façon particulièrement évidente[5] dans l’art, et ce, depuis ses formes les plus anciennes. Dans leurs formes contemporaines toutefois, le luxe et l’art ne se présenteraient plus nécessairement sous forme d’objets mais se manifesteraient en tant qu’expériences. Ces affirmations, dont la teneur polémique nous apparaît manifeste, sont au fondement de la démonstration de l’auteur et témoignent, croyons-nous, d’une association peut-être trop rapide entre les conditions d’existence de l’art, du luxe, et à terme, du design. Certes, l’art est un luxe par sa fonction et son usage au sens où Georges Bataille[6], cité par Michaud, l’entendait comme « dépense improductive », soit une perte pour rien, strictement inutile. Dans le système économique pensé par Bataille, l’art est un luxe de par son inutilité, mais le luxe tel qu’étudié par Michaud est avant tout un investissement, voire une condition des choses construite et façonnée par le design. En effectuant un rapprochement entre art et luxe sur la base de l’inutilité du premier et de la fonction ostentatoire de l’autre, celui-ci se trouve peut-être en quelque sorte à sous-estimer le rôle prépondérant du design dans l’organisation du luxe, vraisemblablement parce que cette posture se situe dans la lignée de thèses qu’il avait défendues antérieurement. Or cela ne va pas sans soulever quelques problèmes.

Des musées de vapeur ?

Tout au long de son essai, Michaud s’emploie à mettre l’art en relation avec les notions de prix, d’excès, de plaisir et d’exception sans trop spécifier de quel art il s’agit. Souvent, l’auteur évoque les oeuvres comme un ensemble d’objets indéterminés, évitant autant que possible de fixer sa propre position ontologique, fidèle au souhait — plus que légitime — d’une philosophie de l’art ouverte à la pluralité tel qu’il l’exprimait aussi dans L’art à l’état gazeux. Le risque d’une telle posture est qu’on pourrait se sentir légitimé de comparer, sans se sentir tenu de faire les nuances qui s’imposent, des éléments aussi éloignés conceptuellement que les pièces d’orfèvreries du Moyen Âge, les commandes de mécènes renaissants calculées au poids et à la valeur des matériaux, et l’urinoir de Duchamp. Michaud admet le paradigme duchampien dont il a identifié la spécificité à plusieurs reprises depuis la parution de ses ouvrages précédents[7]. Toutefois, dans cet essai, il n’hésite pas à réduire l’écart conceptuel, qui se trouve pourtant entre les artéfacts classiques (dont le caractère précieux est souligné), et les oeuvres issues du « triomphe du regard esthétique », héritées de l’ère du ready-made (Michaud 2013, p. 24). Il est vrai que le ready-made comme transfiguration moderne du banal, entendu au sens d’Arthur Danto[8] comme la pluralité opérale d’un objet du quotidien comme oeuvre d’art, qui a été une provocation au marché et à une certaine élite artistique, a fait l’histoire. Mais Michaud associe ici peut-être trop rapidement ce processus d’« artialisation » (Michaud 2013, p. 24) à une valorisation esthétique comme mode d’appréhension du monde. Duchamp, alors un acteur important du dadaïsme, se défendait d’affubler le ready-made d’une valeur esthétique en privilégiant « une réaction d’indifférence visuelle7 » au profit des « régions plus verbales[9] » de l’oeuvre. Il cherchait en somme à vider l’objet d’art de son appréciation esthétique de manière à mettre à nu la fonction et l’usage artistique. À l’instar de Jean Clair[10] et de Thierry de Duve[11], Michaud se désole de la répétition jusqu’à la banalisation de la manoeuvre duchampienne par l’art contemporain. La standardisation du modèle duchampien aurait-elle affaibli les pouvoirs et l’audace de la transfiguration du banal ? Il nous semble en réalité que ce qui s’est épuisé n’est pas tellement l’intérêt d’une telle manoeuvre ni même la croyance en ses potentialités, puisqu’encore aujourd’hui l’usage artistique des objets fait oeuvre à lui seul. Ce qui s’est essoufflé depuis les premiers ready-made, ce sont les identités confondues de l’oeuvre et de son objet, c’est-à-dire l’amalgame d’une oeuvre à un objet unique (la plupart du temps) et déterminé. Une nuance qui, bien que moins urgente au regard de l’art contemporain, joue un rôle central au sein du dispositif théorique de Michaud en raison de son potentiel rhétorique.

La production artistique à laquelle l’auteur se réfère s’est incroyablement diversifiée depuis les premiers usages de matériaux non nobles par les dadaïstes, dont les objets du quotidien, les rebus et autres matières provocantes visant à bousculer les pratiques établies et, surtout, les habitudes de réception. Les oeuvres d’aujourd’hui sont parfois éphémères, processuelles ou indéterminées, et les cubes blancs modernistes sont, comme le soulève Michaud, de moins en moins adaptés à ces pratiques (Michaud 2013, p. 112). Cette nouvelle approche de l’art témoigne selon lui d’un nouveau paradigme où, à la suite de Duchamp, nous parvenons aujourd’hui à une sorte de « désesthétisation » ou de « dédifférenciation » de l’art qui justifierait, à terme, non seulement l’assimilation du luxe à l’art et au design[12], mais aussi la thèse d’une mutation de l’art à l’état gazeux. Selon cette thèse, l’art contemporain se réduirait de plus en plus à une expérience au même titre que le luxe qu’il examine : « L’art comme le luxe sont des expériences, avant d’être réductibles aux objets qu’on appelle artistiques ou de luxe » (Michaud 2013, p. 113). En continuité avec sa thèse de la vaporisation, Michaud semble sous-estimer par moments dans quelle mesure l’expérience artistique s’incarne dans un usage spécifique des objets, si bien que le fétichisme de l’objet qui avait cours jusqu’à récemment prendrait désormais la forme d’une « cécité » face à l’objet dont la présence n’est plus perçue. En fait, la théorie générale de la vaporisation de Michaud est juste et éclairante dans la mesure où elle montre certains changements des conditions artistiques, mais elle l’est parfois au prix du recours à ce qui paraitra, aux yeux de certains, être de l’ordre du raccourci. Plutôt que d’étudier les enjeux de ce changement, il se concentre sur la disparition ou la vaporisation des conditions connues :

Un corps passe à l’état gazeux au-delà de sa température de sublimation : il se vaporise. Il n’a alors plus les mêmes propriétés qu’à l’état solide. C’est en un sens métaphorique, mais pas trop éloigné de ce sens propre, que les oeuvres d’art ou les objets du luxe se vaporisent : ils passent à l’état gazeux en perdant leurs propriétés solides

Michaud 2013, p. 115

Est-ce à dire que toute activité qui se penserait elle-même comme activité en reléguant sa composante matérielle au second plan (comme le fait, par exemple, l’art conceptuel), perdrait ses propriétés solides ou matérielles ? Pas forcément. L’exemple de la restauration utilisé par l’auteur est à ce propos très éloquent :

Sur la voie de cette esthétisation, on en arrive à une dématérialisation ou immatérialisation de la nourriture qui perd en partie, voire complètement, sa fonction alimentaire pour ne plus être que l’occasion d’un jeu de saveurs, d’odeurs, de couleurs et de consistances — une pure expérience sensorielle à peine rattachée à la finalité nutritive

Michaud 2013, p. 50

L’esthétisation des produits en restauration, comme en témoignent selon l’auteur les « drippings de sauce à la Pollock » (Michaud 2013, p. 50), mène-t-elle vraiment à la dissolution de leur fonction alimentaire jusqu’à la dématérialisation de la nourriture ? Il y a lieu d’en douter. De la même façon qu’il est encore à ce jour difficile de trouver un restaurant d’aliments dématérialisés, il n’existe guère d’art sans support physique.

La référence, dans l’essai, à la théorie exposée dans L’art à l’état gazeux permet à Michaud d’avancer que « [c]’est l’ambiance qui fait les produits et non l’inverse » (Michaud 2013, p. 120) au sens où l’on ne proposerait plus des produits définis, mais des thématiques ou des expériences. Ce serait néanmoins une erreur de conclure à une disparition de l’objet, alors que ce ne sont que les conditions d’existence et d’exposition qui ont changé[13]. Le l’intérêt de l’auteur pour le plaisir et l’expérience conduit à une démonstration sans objet où plaisir et expérience sont exposés comme « purs » ou « allant de soi ». S’il est tentant de conclure, à l’instar de Michaud, qu’il y a vaporisation de l’art lorsqu’on observe le divorce de l’objet et de l’expérience, il reste qu’il ne peut y avoir une quelconque expérience s’il n’y a à la base un objet pour l’incarner ou pour permettre la communication avec le public. Or Michaud s’exprime sur la valorisation de l’expérience comme s’il n’y avait pas eu à la base un objet premier permettant de générer cette expérience. En somme, il défend dans son essai un divorce et une dissolution de l’objet là où s’esquisse plutôt une relation menant le plus souvent à une surenchère d’objets. La relation de l’oeuvre à ses objets (c’est-à-dire ceux dans lesquels elle s’incarne) est par ailleurs de moins en moins exclusive et exhaustive. En effet, en plus d’une dé-spécification du matériau artistique, le paradigme duchampien a autorisé une pluralité opérale des objets d’art faisant éclater à l’infini les modes de manifestations de l’oeuvre. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer une oeuvre se déclinant en différentes manifestations non tenues pour identiques mais concurrentes ou, à l’inverse, de voir un même objet être constitutif d’oeuvres différentes. Dans tous les cas, le décalage de l’expérience et de son objet ne signe pas forcément la dissolution de l’un dans l’autre.

En fait, il y a lieu d’être ambivalent, eu égard à cette proposition d’une vaporisation de l’art. Lorsqu’on porte attention au sens même de la métaphore de la vaporisation, ses propres limites sont d’emblée révélées, dans la mesure où le passage à un état gazeux indique une disparition apparente, mais trompeuse, puisque les vapeurs, immatérielles, ne sont pas moins des entités physiques. De même, l’usage du terme « vaporisation » donne l’impression que les oeuvres seraient désormais immatérielles, car passer sous forme « non solide » ne veut pas dire qu’il y a disparition d’objet : ce n’est qu’un changement de forme, parfois accessible grâce un dispositif éclaté produisant divers effets, mais il reste qu’une forme demeure. Michaud associe donc ce supposé effet à une disparition parce l’oeuvre n’est plus aussi déterminée et aboutie dans l’espace du cube blanc, en gommant les formes sous lesquelles l’objet persiste. Mais l’art contemporain dans toute sa diversité n’est aucunement immatériel : les dispositifs et installations sont des objets au même titre qu’une toile et des pigments. En laissant sous-entendre que les pratiques multi-médiatiques ne seraient plus tout à fait des objets, sans identifier ce qu’elles seraient alors, l’approche de Michaud ne contribue pas à dissiper ce flou théorique entourant les objets d’arts visuels contemporains, flou sciemment inoculé par les artistes qui cherchent justement par-là à poser la question du rapport oeuvre-objet. La dislocation nouvelle de l’oeuvre et de ses objets est alors réduite à leur expérience, comme si un médium pouvait en exclure un autre, comme si l’expérience artistique pouvait se suffire à elle-même. Certes, les arts visuels ne se résument plus à une expérience hic et nunc, mais ils ne sont pas immatériels pour autant, et la diversification des modes d’existence artistique ne saurait être résumée à une expérience se réduisant à l’expérience du design.

Le design laissé à lui-même

L’essai s’attarde à l’importance grandissante du design des expériences pour révéler cette quête d’un hédonisme particulier qui fait une large part à l’ostentation, parade permettant de prouver qu’on a « plus de goût, plus d’originalité, plus de moyen, plus d’information que les autres » (Michaud 2013, p. 13). La conception du design présentée par Michaud renvoie toutefois à une réalité très large, qui s’appliquerait d’ailleurs à toute technique ou savoir-faire, soit des « démarches complexes d’agencement de connaissances, de procédés et de moyens au croisement de plusieurs disciplines » (Michaud 2013, p. 132, n. 1) En ce sens, toute activité humaine relèverait d’un design ; il n’est alors pas si évident de cerner en quoi le choix de ce terme pourrait avoir une portée plus explicative, dans la démonstration de l’auteur, que le concept d’art, par exemple.

Champ très jeune et en pleine expansion, le design demeure dans une zone grise de l’esthétique philosophique. Souvent mentionné mais rarement traité avec le sérieux qui convient, le pendant chic et séduisant de la production industrielle n’a pas fait l’objet d’un traitement théorique rigoureux à la mesure de sa popularité. Si la comparaison entre le design et l’art est intéressante, il reste que la détermination des activités créatives et la nécessaire communicabilité de ses produits rendent difficiles d’éventuels rapprochements marqués avec la majorité des théories sur l’objet d’art, l’artiste, et même l’expérience artistique. À la suite de la révolution industrielle, le design est en effet venu combler le vide laissé par l’artisanat en proposant des objets fonctionnels stylisés, mais surtout singularisés comme les réalisations d’un créateur, sinon comme les produits d’une fabrication technique rigoureusement conceptualisée. La production industrielle a bouleversé la fonction esthétique de l’artisanat, qui répondait pourtant à une constante anthropologique (l’humain ayant toujours enjolivé son environnement lorsque cela lui était possible, et ce, sans que cela ne soit aucunement nécessaire à sa survie, voire même utile). Restait donc alors à esthétiser l’industriel, d’où l’importance du design, qui a en effet permis de façonner l’ordinaire en produit de luxe. Mais le design, en ce qu’il dépend de la communicabilité de son objet, n’en demeure pas moins un champ créatif autonome et indépendant de l’art ; bien qu’il présente des caractéristiques communes avec ce dernier, on ne peut, comme le sous-entend parfois l’auteur, assimiler les deux champs.

Ainsi, l’un des éléments les plus délicats de la proposition de Michaud est l’amalgame de l’art, du luxe et du design, comme si ces notions étaient interchangeables. Certes, art et luxe ont toujours entretenu une relation privilégiée, relation qui s’est intensifiée dans certaines manifestations récentes : « L’art contemporain entre en résonance avec le luxe non seulement parce que l’art est un luxe, mais parce qu’il sert à promouvoir le luxe » (Michaud 2013, p. 131). Cette impression de fusion est également exacerbée par le développement d’un marché de collectionneurs et de consommateurs recherchant des oeuvres qui ne « flattent pas d’abord le plaisir mais la vanité » (Michaud 2013, p. 33). En ce sens, la lecture vise juste, mais on ne peut conclure pour autant que le mariage art-luxe concerne l’art en général ni que le design puisse être associé d’emblée au luxe. Car le design fait tout autant partie de la production des objets bon marché que de celle des produits de luxe, bien que le design des objets de luxe soit nettement plus susceptible d’attirer notre attention :

La vaporisation prend aujourd’hui une place de plus en plus importante. Les objets grossissent […], aussi bien parce que leur valeur symbolique compte plus que leur utilité parce que les conditions de la mise en spectacle et en commerce comptent plus que l’objet lui-même

Michaud 2013, p. 120-121

Cette lecture peut surprendre, dans le contexte d’un « consensus post-Danto », puisque l’apport du philosophe américain aura été d’arriver à imposer dans le discours philosophique ce qui était entendu dans les milieux artistiques depuis longtemps, à savoir que l’oeuvre d’art n’acquiert pas ce statut par ses propriétés physiques. En effet, nous ne cherchons plus l’art dans les propriétés d’un objet physique, mais bien dans le contexte interprétatif où celui-ci s’inscrit.

La vaporisation de l’art serait ainsi le résultat d’une érosion du rôle de l’objet au profit d’un « design de l’expérience esthétique », qui entre en résonnance avec la quête hédoniste que l’auteur décrit ainsi :

Nous sommes à la recherche d’expériences agréables intenses, mais qui baignent dans une continuité permettant de préserver l’enchantement et l’intensité du moment — même si intensité et durée sont souvent contradictoires. Nous voulons une vie à la fois intense et lisse

Michaud 2013, p. 16

Contrairement aux arts visuels, les conditions matérielles et conceptuelles du luxe sont restées essentiellement les mêmes alors que la sensibilité et les technologies ont drastiquement changé. Comme le note Michaud, l’expérience du luxe s’étend aujourd’hui des objets aux atmosphères, des choses aux environnements. Toutefois, cette diversification de l’expérience du luxe est-elle exclusivement redevable au design tel que décrit par l’auteur ? En fait, les différentes fonctions du luxe énoncées par le philosophe, soit la distinction, le plaisir et l’expérience, de même que la définition du luxe qu’il reprend de l’économiste Henri Baudrillart (connu pour son Histoire du luxe privé et public, paru en 1878-1880) articulent une première distinction signifiante entre l’art, le design et le luxe, qu’il faut se garder d’amalgamer (Michaud 2013, p. 37-41 ; 56). En effet, réduire de l’un à l’autre l’art et l’ornementation serait faire fi des enjeux de communicabilité singuliers au design, des plaisirs propres au luxe, et de l’indétermination caractéristique de la création artistique. Il nous apparaît que ces proches parents que sont l’art, le design et le luxe se distinguent quand même puisque seul le design est motivé par la communication efficace des expériences que Michaud examine. La possibilité d’un rapprochement entre les éléments de cette triade identifiée par Michaud repose ainsi sur son propre discours relatif au phénomène « d’esthéticisation » qui toucherait massivement la production actuelle d’objets, et qui aurait pour conséquence la perte de leur fonction première et même de leur objet. Un des éléments problématique de cet amalgame est le traitement ambigu de la notion d’inutilité : en affirmant cette convergence entre art, luxe et design, Michaud se trouve à classer l’art comme un bien de consommation de luxe et voit dans l’inutilité un point commun entre l’art et le luxe, conçu comme du superflu aux prétentions « nécessaires » (Michaud 2013, p. 29). Mais si l’inutilité est une caractéristique fondamentale de l’art qui est, de façon générale, une production indéterminée, le luxe, lui, est un qualificatif — certainement inutile — mais qui peut s’appliquer à une variété d’objets, y compris des objets utiles[14].

Il y a ainsi une parenté conceptuelle entre l’ajout « artistique » et l’excès du luxe, entre l’articulation et la déviation, entre le luxe et l’art.

Ceci ne veut pas dire que l’art soit un luxe — même s’il le devient presque inévitablement par son prix et son inutilité. Ceci ne veut pas dire non plus que le luxe comporte toujours un élément artistique […], mais les recoupements, croisements, greffes et articulations entre art et luxe sont fréquents et quasiment inévitables

Michaud 2013, p. 23

Mais, aussi inévitables que soient ces greffes et ces croisements, la pertinence des distinctions de catégories n’est pas évacuée pour autant. Le design consiste en l’orchestration de l’expérience là où l’art produit une expérience indéterminée, alors que le luxe se présente comme une condition propre aux biens. L’art, pour le dire simplement, n’est pas un bien comme les autres : il peut fonctionner socialement comme un bien, mais sa propriété n’est pas une fin en soi. Et le jeu de représentation et d’interprétation qui fonde une oeuvre déborde largement les enjeux liés à sa possession. En fait, la réponse à l’art n’est pas déterminée par le design ou l’économie comme peut l’être le luxe ; lorsque Michaud aligne pour le bien de sa démonstration le luxe sur l’art en se référant aux différentes associations entre artistes et marques, il parle non plus d’art, mais de design. La légitimité artistique des marques qui « jouent les commissaires », et des directeurs artistiques qui revendiquent un statut d’artiste (Michaud 2013, p. 130) reste d’ailleurs à établir : le fait que le succès commercial ou la visibilité médiatique soit au rendez-vous ne permet pas pour autant de généraliser ou de tirer des conclusions durables sur une quelconque mutation des pratiques artistiques. Il y a là un risque d’assimiler en quelque sorte mécénat et commande, mais aussi usage et commercialisation, comme si les bouteilles Perrier « signées » Warhol lancées récemment dans nos supermarchés pouvaient réclamer une quelconque valeur artistique[15]. Si le « design est une activité collaborative à haut degré de communication » (Michaud 2013, p. 132), cette fonction de communication devient inopérante lorsqu’on la rapporte à l’art. On ne peut présumer d’une communicabilité de l’art puisqu’il n’est pas un outil de communication avéré. Le jeu de représentation propre aux oeuvres ne serait plus d’aucun intérêt artistique si, par souci de communicabilité, le spectateur devait non plus interpréter en fonction de sa propre expérience et de sa connaissance des arts, mais absolument y « comprendre » quelque chose. Si tel était le cas, l’expérience de la réception artistique se satisferait amplement de textes sur la démarche artistique ou de propositions d’oeuvres sans objet. Au contraire, dès que l’oeuvre n’est plus ouverte à l’interprétation ou déterminée par un objectif de compréhension, la représentation cesse en quelque sorte d’être de l’art pour devenir du design. En examinant la distinction entre art, design et luxe, on peut se demander si le fait « que le monde soit perçu désormais sous la forme d’expériences sensibles plus que d’objets, sous forme de vécus plus que de substances et même de personnes » ne serait pas finalement que l’expression, voire « l’ambiantialisation » du design (Michaud 2013, p. 131).

L’authenticité en une étape facile

Certains reprocheront à Michaud, à tort ou à raison, d’utiliser par moments un champ lexical qui peut laisser entendre que l’on assisterait à une révolution ou un renouvellement du monde esthétique. L’auteur dit bien dans l’introduction de l’ouvrage que son ambition est simplement de « décrire » un contexte, de dresser un portrait des pratiques esthétiques et artistiques de son époque ; il y voit néanmoins une nouvelle forme de sensibilité esthétique, voire l’annonce d’un changement de catégories ontologiques (Michaud 2013, p. 131). En explorant les modes de fonctionnement des phénomènes d’affects actuels et des processus qui fondent l’existence humaine, Michaud observe que la vie est faite d’une succession de ces expériences, succession qui présente le concept de luxe comme fil directeur. Cela lui permet de sonder notre rapport à l’expérience esthétique, sa légitimité, sa conformité :

Il y a toujours eu des « imitations », mais cette obsession de l’authenticité est récente — et surtout elle va plus loin que la demande d’authenticité de l’objet : il faut que l’expérience elle-même soit authentique

Michaud 2013, p. 159

L’essai explore donc cette obsession récente que nous avons pour l’authenticité en tant que valeur en soi ; cette authenticité tant convoitée est d’ailleurs rarement exempte d’un rapport au luxe. Cette soif se présente souvent sous la forme d’une fétichisation du passé et d’une certaine nostalgie, et se déclinerait sous quatre formes : le naturel, l’original, l’exceptionnel, le distinctif (Michaud 2013, p. 166). Le philosophe conclut que, au sein de cette « comédie narcissique » à laquelle nous nous adonnons (Michaud 2013, p. 157), c’est-à-dire ce jeu de faux-semblant où l’on se valorise par ce que l’on peut étaler à la vue de nos pairs, « [l]’artifice est à son comble, mais la sensation est vraie, dans un mixte étrange d’inauthenticité et d’authenticité » (Michaud 2013, p. 135). Mais ce mélange, à la base de « l’étrange identité contemporaine », n’est pas aussi nouveau que le prétend l’auteur. L’authenticité est un facteur d’attrait depuis toujours, car elle ne se crée pas : on ne peut produire de l’authenticité sans cesser, de ce fait, d’être authentique.

En réalité, l’équation entre l’objet inauthentique, l’authenticité de son expérience et le plaisir personnel qu’il suscite, décrite par Michaud, s’apparente selon nous au traitement conceptuel réservé habituellement au kitsch, concept dont l’absence au sein de l’essai a de quoi surprendre, si l’on considère que les travaux d’Abraham Moles[16], le théoricien de cette notion le plus notoire, y sont mentionnés (Michaud 2013, p. 132, n. 1). Cette référence n’est pas anodine, compte tenu de la grande proximité conceptuelle des notions de kitsch et de luxe que l’auteur souligne par défaut : « c’est que l’authenticité et l’inauthenticité dépendent d’un rapport au moi, à l’identité » (Michaud 2013, p. 163). En fait, si l’attirance pour l’authenticité semble alors plus manifeste aujourd’hui, c’est que la frontière entre privé et public est probablement moins claire et définitive.

Plusieurs théoriciens définissent le kitsch comme l’appréciation d’un objet inauthentique de manière tout à fait personnelle. Il serait autant un assemblage de copies qu’une combinaison de stéréotypes tendant à la personnalisation des usages conçus pour être essentiellement le reflet d’une personnalité, qu’Abraham Moles nomme le « libre arbitre esthétique[17] ». La symbolique et la valeur de l’objet kitsch seraient, selon cette lecture du phénomène, idiosyncrasiques, contrairement à celles du luxe qui, comme on l’a précisé plus haut, seraient admises par convention. Le kitsch serait, dans cette perspective, plutôt lié aux comportements, aux civilisations et aux époques comme celui qui veut plaire au plus grand nombre, il est une attitude plus qu’un état de fait. Énoncé modulable et fluctuant, le kitsch de l’un n’est pas nécessairement celui de l’autre : il désigne aussi une réalité changeante. En ce sens, le kitsch n’est pas le propre d’une chose ou d’un type de chose particulier : il tient davantage du phénomène comportemental et sensible que l’on associe ensuite aux objets. Ainsi, le passage d’une appréciation individuelle à une autre qui soit signifiante collectivement n’est pas spontané, car cette transformation passe par le design : c’est le design qui permet la transfiguration du kitsch en luxe. Autrement dit, lorsque Michaud parle d’« authenticité fabriquée » (Michaud 2013, p. 165), il se réfère ni plus ni moins à du kitsch auquel le design aurait concédé une valeur de luxe par convention. La mise en lumière des conditions comportementales de la désignation kitsch révèle les risques d’un amalgame art-luxe-design favorisant l’indifférenciation des dimensions existentielle et philosophique de leurs objets. En effet, pour illustrer son postulat d’une connivence art-luxe, Michaud invoque l’exemple de For the Love of God, de Damien Hirst, qu’il associe au travail de Duchamp (Michaud 2013, p. 25). Pour résoudre l’opposition qu’il trace entre la préciosité de l’oeuvre du premier et la banalité de celle du second, le philosophe aurait pu utiliser la notion de kitsch ; ce concept aurait été à tout le moins pertinent pour éclairer les préoccupations esthétiques qui sont les siennes, voire peut-être même davantage que la référence à la valeur monétaire de l’objet, puisque Hirst (et Duchamp avant lui) ont créé sur le dos du bon goût de leurs contemporains. Ainsi, Duchamp a proposé, en pleine ère de ce qu’il appelait « l’art rétinien », des ready-made parfaitement a-esthétique, tandis que Hirst s’en est pris à « l’art sur l’art » à grand coup de kitsch. Michaud voit juste en soulignant qu’il y a probablement une corrélation entre l’engouement contemporain pour le luxe et la réponse kitsch de Hirst. Car si l’art a-esthétique ne fait plus peur à personne au xxie siècle, le kitsch génère pour sa part, à l’instar du travail d’artistes comme Koons ou Hisrt, de nombreux malaises esthétiques, conceptuels, et parfois même éthiques.

D’après Michaud, « art et luxe sont donc liés sous le signe de l’ajout, de la déviation et de l’excès » (Michaud 2013, p. 26). Mais Hirst n’est pas un représentant paradigmatique de l’art contemporain, et l’analogie entre art et luxe n’est pas applicable aux pratiques artistiques dans leur ensemble. Cependant, une véritable définition du kitsch comme facteur liant l’art, le luxe et le design s’esquisse dans cette association. Le kitsch incarne le plaisir dans sa forme la plus personnalisée ; à l’opposé du luxe, il n’est ni exceptionnel ni original, et, s’il est naturel ou distinctif, ce ne sera que dans l’appréciation de celui qui en fait usage. Ainsi, lorsque Michaud affirme que « [m]oins l’individu a de substance, plus il a besoin d’ostentation et d’authenticité pour exister, plus il a besoin de sensations pour exister » (Michaud 2013, p. 171), il nous fait la description des enjeux comportementaux du kitsch, lequel consiste en cette sensation que l’auteur décrit ainsi : « c’est authentique parce que c’est moi » (Michaud 2013, p. 170). À vrai dire, le kitsch tient plus de l’état d’esprit ou d’un art de vivre que d’un objet ou d’une forme exclusive, en cela il est un parfait outil de design. Il se définit comme un usage, voire un comportement, qui se cristallise sur les objets et dont l’inauthenticité l’a souvent placé à l’envers de l’art. Pourtant, le kitsch tient tout autant du phénomène existentiel que de l’esthétique philosophique.

Moles divise le kitsch en cinq principes essentiels (médiocrité, inadéquation, cumulation, perception synesthésique et confort) auxquels s’ajoute une dimension de nostalgie identifiée par Hermann Broch[18]. Ces principes font non seulement écho aux fonctions du luxe détaillées par Michaud, mais ils expriment aussi cette forme de « dérive » de l’esthétique que constitue le kitsch : « [l]e plaisir a, en son noyau sensible, une seule caractéristique : celle d’un sentir agréable, celle de vécus agréables et de bonnes expériences. Impossible de le définir plus » (Michaud 2013, p. 176). Le plaisir échapperait, selon cette posture, à toute tentative de définition. Pourtant, il constitue un élément central du phénomène kitsch en ce qu’il donne sens à l’inauthenticité et favorise l’identification à l’objet et la cristallisation du kitsch. Contrairement au luxe où « authenticité, différence et arrogance sont donc les réponses (vides) à la dissolution de l’identité et du sujet dans le sentir », le kitsch se veut la réponse enthousiaste d’un « j’ai vécu ». « Et rien de plus » (Michaud 2013, p. 179). À croire que là où l’authenticité du luxe offre vide et insatisfaction chronique, la médiocrité du kitsch remplit de bonheur.

Conclusion

Michaud reste une figure aussi polémique qu’incontournable, notamment parce qu’il joue dans nos insécurités philosophiques. Là où certaines certitudes semblaient bien ancrées, il n’hésite pas à semer le doute, quitte à assumer la controverse qui jouxte forcément ce type d’approche, quitte à n’arriver que partiellement à « démêler cet écheveau » complexe (Michaud 2013, p. 17) où sont tissés divers symboles de puissances, moult plaisirs inutiles et autres incarnations de nos rêves. Dans cet esprit, Le nouveau luxe examine les ambitions d’expériences distinctives et authentiques pour tous. Si cette étude critique remet en question certaines conclusions présentées dans l’essai, ce n’est nullement par refus de considérer la pertinence des éléments identifiés par Michaud. L’art résiste en effet sans cesse aux catégorisations ; nous ne sommes jamais à l’abri de nouvelles transformations radicales de ses formes et de ses pratiques.

En articulant la valorisation de l’esthétique autour d’une dés-esthétisation de l’art, Michaud se situe dans cette mouvance qui a consisté à conclure à la dématérialisation de l’art depuis quelques décennies. En formulant un prolongement de sa thèse de la vaporisation (avancée pour sa part pendant les années 1990), qui associe l’art et le luxe, le philosophe insiste sur la mise en valeur de l’expérience sensorielle au détriment de l’expérience esthétique. Mais l’art et le luxe ne peuvent s’expérimenter sans objets, et la concurrence des sens n’érode pas l’expérience esthétique pour la réduire à un phénomène d’ambiance. Au contraire, elle la bonifie et la déploie. À partir d’un champ lexical éthéré — vapeur, gaze, atmosphère — Michaud met la table pour une démonstration théorique séduisante exposant une convergence entre l’art, le luxe et le design. Cette proposition est d’autant plus intéressante que le design, de plus en plus considéré et valorisé, appelle au développement de l’étude de ses conditions d’existence. Cependant, en l’assimilant trop rapidement à l’art et au luxe, sa spécificité est gommée. En effet, une étude plus détaillée des enjeux relevant de sa communicabilité permettrait d’étoffer l’examen des relations entre l’art, le luxe et le design, puisque c’est justement la communicabilité du design qui le distingue de l’indétermination artistique et lui permet de façonner le luxe. L’indifférenciation de ces fonctions fait écran au rôle incontournable du design dans la transfiguration de l’objet banal en objet de luxe. De même, l’accent mis sur le phénomène d’« ambiantialisation » induit en erreur quant aux supposées mutations identitaires des objets. Le luxe n’est pas d’office luxueux, il est le produit d’un conditionnement collectif à le reconnaître comme tel.

Tandis que l’auteur souligne la perte d’authenticité de ce nouveau luxe, il nous apparaît que son inauthenticité est aussi ancienne que le monde qui lui a donné sens : le « nouveau » luxe s’apparente en fait à une forme de généralisation du kitsch qui s’était autrement toujours exprimé de façon marginale. Le propre du luxe et du kitsch est d’introduire un jugement dans la désignation de l’objet, d’ériger un écran axiologique devant ce qu’ils identifient : authenticité en ce qui concerne le luxe, inauthenticité dans le kitsch. Autrement dit, un luxe inauthentique n’est ni plus moins que du kitsch dont on espère renverser le jugement d’inadéquation. Alors que sont mis en lumière les enjeux de dépersonnalisation du luxe, on comprend que celui-ci ne fut probablement jamais authentique et n’est ni plus ni moins que l’expression arrogante d’un kitsch auquel ne s’accrocherait plus aucun plaisir. Ainsi, le « vrai » nouveau luxe sera peut-être celui qui, à défaut de susciter un plaisir durable, satisfaisant et gratifiant, assumera pleinement son inauthenticité.