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Au cours des dernières années, l’étude de la moralité a été marquée par une véritable explosion du nombre d’ouvrages mettant en relation une approche typiquement « philosophique » de l’éthique et les savoirs issus de son étude scientifique (et, au premier chef, de la psychologie et des sciences cognitives). Encore peu d’ouvrages en français s’inscrivent dans ces développements, et L’imagination en morale de Martin Gibert est l’une des heureuses exceptions. Si la thèse de Gibert est simple et peu controversée — « l’imagination peut enrichir notre connaissance morale » (p. 15) —, le défi que relève l’ouvrage est d’expliquer de manière détaillée et rigoureuse comment elle y parvient.

Pour Gibert, l’ouvrage est d’abord une contribution à la psychologie morale, c’est-à-dire qu’il participe à une enquête sur le fonctionnement de la moralité en tant que produit de la cognition humaine. Cela ne signifie pas que son propos est peu susceptible d’alimenter la réflexion des autres branches de l’éthique, bien au contraire. Comprendre la place de l’imagination en morale permet d’enrichir les débats métaéthiques, notamment en épistémologie morale. Elle permet aussi d’alimenter les discussions en éthique normative, en aidant à comprendre comment l’imagination peut nous informer sur ce qu’il faut faire. Si Gibert explique bien l’intérêt de sa contribution pour la métaéthique et l’éthique normative, il prend néanmoins soin de ne pas se compromettre dans les vifs débats qui divisent ces deux domaines. Cette prudence est légitime, dans la mesure où elle lui permet de faire valoir de façon plus ciblée ses arguments concernant l’imagination, sans les rattacher à des positions qui susciteraient inutilement la controverse. Je reviendrai néanmoins plus loin sur certains questionnements que sa position ne manque pas de susciter.

L’imagination en morale se divise en cinq chapitres. Les deux premiers mettent la table pour l’argument principal qui se déploie dans les trois suivants. Le premier chapitre est une introduction générale au phénomène de l’imagination, s’appuyant sur la recherche récente en philosophie et en sciences cognitives. Le coeur de l’argument de Gibert est la nécessité de distinguer une imagination propositionnelle, lorsqu’il est possible de dire « j’imagine que p », d’une imagination perceptuelle, dont le contenu est plutôt visuel, auditif, sensorimoteur, etc. C’est à cette seconde imagination que vous devez avoir recours pour me dire si un ours a les oreilles rondes ou pointues (p. 37). Bien qu’elles aient plusieurs choses en commun avec les perceptions réelles (et qu’elles activent des aires cérébrales qui se chevauchent), les perceptions imaginées se distinguent également de plusieurs manières : elles peuvent être soumises à la volonté et nécessitent un effort d’attention, elles ne nous apprennent rien de neuf sur le monde, elles sont davantage indéterminées, etc. Gibert prend également le soin de discuter la relation entre l’imagination et d’autres phénomènes apparentés, dont la supposition, la feintise et la prise de perspective. S’il reste prudent quant à l’« unité » du phénomène imaginatif, une idée cruciale ressort néanmoins de sa discussion : l’imagination n’est pas fantasque et vagabonde, mais disciplinée par la réalité avec laquelle elle entretient une relation de miroir. La pensée qui imagine ne s’ajuste pas à la réalité telle qu’elle est, mais à un monde possible qui s’en distingue de façon souvent prévisible.

Le second chapitre de l’ouvrage plonge quant à lui dans l’histoire de la psychologie morale, notamment à travers l’examen des travaux de Jean Piaget et de Lawrence Kohlberg. Le jugement de l’auteur est ici nuancé. D’une part, les fondateurs de la psychologie morale se sont historiquement confrontés à une limite, dans la mesure où les modèles qu’ils ont développés accordaient une place démesurée à la rationalité et identifiaient « le bon jugement moral (le jugement « mature ») à un jugement où devaient primer les concepts de norme, de devoir, d’obligation et de réciprocité, c’est-à-dire à un jugement d’inspiration kantienne — ou à un équilibre réflexif rawlsien » (p. 69). Cette critique du modèle rationaliste ne lui nie cependant pas toute pertinence. Gibert lui reconnaît notamment le mérite d’avoir attiré l’attention des chercheurs sur la prise de perspective, c’est-à-dire la capacité à voir les choses, à les imaginer, du point de vue d’autrui, opération centrale au développement des concepts d’impartialité ou de justice. Deux choses doivent cependant être dites à propos de cette prise de perspective : la première est qu’elle n’a rien d’intrinsèquement moral. Je peux me mettre à la place d’autrui afin de mieux percevoir ses intérêts et les respecter, mais je peux aussi le faire afin de lui nuire ou de le manipuler. Le tortionnaire ou le sadique, rappelle Gibert, est plus efficace s’il sait se mettre à la place de sa victime ! La seconde chose à noter à propos de la prise de perspective est qu’elle est parfois froide et parfois chaude. Elle est froide lorsque je forme de simples croyances sur les états mentaux d’autrui, mais devient chaude lorsque, me mettant dans sa peau, j’en viens à éprouver la même émotion que lui. Selon Gibert, l’accent mis dans les modèles rationalistes sur la prise de perspective froide témoigne de l’absence chez eux d’une analyse fine de la perception morale, c’est-à-dire des processus psychologiques mobilisés dans l’interprétation des situations moralement pertinentes.

C’est à cette perception qu’est consacré le troisième chapitre de L’imagination en morale. Gibert y introduit les principaux concepts qu’il développe dans le reste de l’ouvrage. Il part de l’idée, non controversée, que notre perception des situations est largement déterminée par leurs éléments saillants. Selon le contexte, certains personnages, objets, actions ou effets peuvent en effet retenir notre attention de façon particulière. Le problème est cependant que les éléments plus saillants d’une situation ne sont pas toujours les plus pertinents sur le plan moral. Gibert distingue ainsi deux situations susceptibles de poser problème : la première est celle où des éléments moralement pertinents sont sous-exposés, c’est-à-dire qu’ils ne retiennent pas suffisamment l’attention dans le raisonnement moral. La seconde est celle où des éléments moralement non pertinents sont surexposés, c’est-à-dire où ils obtiennent trop d’attention. Si l’imagination peut contribuer de façon positive à la perception morale, c’est précisément parce qu’elle est en mesure, dans certaines circonstances du moins, de contrer la surexposition et la sous-exposition de caractéristiques moralement pertinentes.

Gibert distingue trois manières distinctes dont l’imagination peut parvenir à enrichir notre perception morale. La première est la prise de perspective, dont nous avons parlé plus haut, qui consiste à voir la situation d’un point de vue imaginé : celui d’un inconnu, d’un ami, des générations futures, etc. Dans sa version chaude, la prise de perspective ou l’empathie peut enrichir notre connaissance morale en nous aidant à percevoir les émotions d’autrui. Le second mode est le cadrage imaginatif qui revient à voir la situation à travers une représentation mentale imaginée : je vois cet inconnu comme mon ami, les générations futures comme mes enfants, etc. Finalement, un troisième mode est la comparaison imaginative qui met en relation une situation imaginée et une situation réelle : par exemple, je peux comparer la qualité de vie qu’auront les générations futures à la mienne ou à celle de mes amis. Gibert rappelle que ces « trois modes de perception morale imaginative ne sont pas exclusifs » et que « de nombreuses combinaisons sont possibles » (p. 130). C’est à ces deuxième et troisième manières d’imaginer que sont consacrés les quatrième et cinquième chapitres du livre.

Le quatrième chapitre aborde donc la question du recadrage et de la métaphore morale. Dans la recherche contemporaine, le cadrage est surtout associé aux multiples « biais cognitifs » mis à jour par les psychologues (« effet d’ancrage », « biais de disponibilité », « effet d’ordre », etc.), mais on peut aussi l’associer plus largement à l’utilisation des différentes métaphores dont l’impact sur notre perception morale n’est guère difficile à saisir : décrire une personne comme un « chaton » ou un « mouton » ne nous dispose pas à la traiter de la même façon que si nous la présentons comme un « rat », un « porc » ou un « requin ». L’imagination morale permet de recadrer la situation ou de trouver de nouvelles métaphores afin de réduire la saillance d’une caractéristique surexposée ou d’accroître celle d’une caractéristique sous-exposée. Ici encore, Gibert prend le soin de ne pas s’aventurer sur le terrain de l’éthique normative, soulignant que l’imagination est une arme à double tranchant. Elle peut aussi bien contribuer à mettre à jour qu’à occulter les caractéristiques moralement pertinentes, ce qui se produit notamment lorsqu’on propose des analogies douteuses. Sans proposer de guide détaillé sur l’utilisation morale de l’imagination, Gibert soutient qu’une approche sage consiste, dans l’examen d’une situation, à multiplier les cadres concurrents plutôt qu’à se limiter à un seul, de manière à atteindre une représentation plus complète de la situation.

Le cinquième chapitre porte finalement sur le troisième mode de l’imagination, en l’occurrence la « comparaison imaginative ». Il y est question de la pensée contrefactuelle ou de la comparaison du monde réel aux mondes possibles. Comme pour les autres modes, Gibert prend bien le soin de souligner que l’imagination ne nous entraîne pas nécessairement sur le terrain de la moralité. En fait, la pensée contrefactuelle peut être elle-même à la source de biais dans l’évaluation. Par exemple, les participants aux expériences en psychologie morale ont tendance à considérer que, si une femme revient chez elle le soir en passant par un chemin inhabituel et se fait violer, elle est davantage responsable de son malheur que si elle a emprunté son trajet habituel (p. 224). Dans ce cas, soutient Gibert, le raisonnement contrefactuel vient surexposer une variable moralement non pertinente et nuit au raisonnement moral. Ce n’est pas toujours le cas, cependant. La comparaison du monde réel et de mondes possibles permet dans d’autres circonstances de comparer les conséquences éventuelles de certains choix, ou encore d’évaluer plus rigoureusement, au regard des événements passés, ce qui pouvait ou non se produire.

Comment distinguer cependant un usage du raisonnement contrefactuel qui nous rapproche d’une évaluation juste des situations morales d’un autre qui nous en éloigne ? Gibert suggère qu’une comparaison doit, afin d’éviter de nous conduire dans l’erreur, être conduite de façon « explicite » plutôt qu’« implicite » : « La pensée contrefactuelle induit essentiellement des biais moraux lorsqu’elle implique une comparaison implicite. Or, ce n’est évidemment pas le cas de toutes les comparaisons imaginatives. Lorsque Sara réfléchit sur son futur ou lorsque les philosophes délibèrent en envisageant des alternatives, ils savent ce qu’ils font : leurs comparaisons imaginatives sont explicites » (p. 234). Par conséquent, « si l’on cherche à connaître une situation, si l’on désire accéder à ses caractéristiques moralement pertinentes, il importe de tendre vers une comparaison explicite. Il importe d’essayer de guider sa pensée contrefactuelle plutôt que de se laisser guider par elle » (p. 235). Sans nier qu’une pensée contrefactuelle conduite par un raisonnement explicite puisse avoir des avantages, je serais plus nuancé que Gibert sur ce point. Le problème est que le raisonnement explicite possède lui-même ses propres failles et peut, comme l’intuition, conduire à ses propres biais. Il est bien connu, par exemple, qu’une grande part de notre raisonnement explicite vise à mettre à jour des arguments et des faits invalidant les thèses qui nous déplaisent et validant celles qui nous sont chères. Par conséquent, il est loin d’aller de soi que le raisonnement implicite soit naturellement plus biaisé que le raisonnement explicite. C’est vraisemblablement le cas dans certains contextes de réflexion et de discussion, mais il reste à préciser lesquels.

En somme, le lecteur ressort de L’imagination en morale convaincu qu’il est souvent possible et même souhaitable d’enrichir la connaissance morale, mais il comprend aussi que la façon d’y parvenir par l’usage de l’imagination reste en pratique très variable selon les contextes. La prise de perspective, le recadrage et la comparaison peuvent tous améliorer la perception morale, mais également lui nuire. C’est ce qui amène Gibert à conclure que l’imagination n’est pas une vertu morale à proprement parler, mais bel et bien une vertu épistémique. Comme la curiosité ou l’honnêteté intellectuelle, l’imagination nous aide véritablement à connaître les choses, mais elle ne nous amène pas forcément à le faire moralement.

L’idée que l’imagination soit une vertu épistémique est intéressante à plusieurs égards. Elle semble raisonnable si elle signifie qu’un bon usage de la prise de perspective, du cadrage ou de la pensée contrefactuelle peut contribuer (dans certaines circonstances) à bien connaître le monde qui nous entoure. En revanche, l’idée que l’imagination soit une vertu épistémique sans être également une vertu morale soulève une tension dans l’argument. En effet, bien que Gibert ne s’avance pas explicitement sur le terrain de la métaéthique, les distinctions sur lesquelles il s’appuie semblent présupposer une adhésion à une forme ou une autre de réalisme moral. Par exemple, l’idée même qu’on puisse opposer des caractéristiques moralement pertinentes à d’autres qui ne le sont pas a peu de sens pour celui qui nie, par delà les biais, l’existence d’une réalité morale objective. Or, s’il existe une telle réalité, ne devrait-il pas être possible d’y accéder par le truchement des mécanismes usuels de la cognition humaine, dont la prise de perspective, le cadrage et la comparaison contrefactuelle ? La tension vient ici du fait que, pour le réaliste moral, les vertus morales sont au moins en partie des vertus épistémiques. Il semble difficile de résoudre cette tension sans abandonner le réalisme moral (mais alors, comment distinguer les éléments moralement pertinents de ceux qui ne le sont pas ?), ou bien sans accorder que l’imagination est une vertu morale aussi bien qu’épistémique.

En somme, une explication encore plus complète du rôle de l’imagination en morale ne pourrait faire l’économie de la résolution d’enjeux métaéthiques fondamentaux. La tension qui subsiste autour du réalisme moral ne remet cependant pas en cause la qualité de la proposition avancée par Gibert. En fait, en évitant de trop se compromettre sur ces questions épineuses, ce dernier parvient à produire un portrait de l’imagination en morale qui saura rallier les éthiciens de diverses chapelles en leur donnant accès, dans un style clair, simple et agréable, à une documentation, des distinctions et des arguments qu’ils pourront adapter à leurs propres besoins.