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La justice linguistique
Le débat portant sur la justice linguistique est une extension récente de la recherche portant sur l’application des théories de la justice dans les contextes de diversité culturelle. Si quelques propositions normatives dans le domaine des politiques linguistiques ont été mises de l’avant dans les années 1990, il nous aura fallu attendre vingt ans avant que soient offertes des tentatives de formulation de théories normatives générales visant à identifier les principes de justice qui devraient orienter les politiques linguistiques et organiser les institutions chargées de gérer la diversité linguistique, ou ayant un effet sur cette diversité.
Je propose ici la recension de deux ouvrages importants publiés à quelques mois d’intervalle. Le premier à avoir été publié est l’oeuvre du philosophe politique Philippe Van Parijs, Linguistic Justice for Europe and for the World, dans lequel il reprend les arguments articulés et développés dans plusieurs articles. Il y propose une version complète et cohérente de ses arguments et ajoute un élément jusque là largement ignoré par lui : la reconnaissance de l’aspect identitaire associé aux langages. Le second ouvrage est celui de la juriste Jacqueline Mowbray, intitulé Linguistic Justice : International Law and Language Policy. Dans cet ouvrage, l’auteure propose une évaluation critique du droit international en matière linguistique. Elle y évalue autant les institutions chargées explicitement de protéger ou de promouvoir la diversité linguistique que les autres outils juridiques ayant un effet sur la diversité linguistique.
Les deux auteurs abordent la question de la justice linguistique à partir d’angles distincts mais complémentaires. Mowbray aborde la question de la justice linguistique à partir d’une analyse des relations de pouvoir, des structures sociales désavantageant systématiquement les locuteurs minoritaires. Ces désavantages font que les locuteurs minoritaires souffrent d’un déficit de capital en matière linguistique, mais aussi en matière économique, politique, symbolique, culturel et d’éducation. L’objectif du livre est de produire une analyse critique du droit international (et du travail de diverses institutions juridiques) comme instrument de la justice linguistique dans les domaines pertinents. Chaque chapitre débute par l’identification de certains désavantages dont souffrent les minorités linguistiques dans cinq domaines : l’éducation, les médias et la culture, le travail, les relations avec l’État, et la participation dans la vie publique. L’auteure s’affaire par la suite à analyser l’influence du droit international sur la situation des minorités linguistiques et tente de déterminer si et comment le droit international contribue à réduire le désavantage dont souffrent les minorités. Elle termine en proposant des pistes d’amélioration visant à faire que le droit international contribue davantage à atteindre la justice linguistique.
La conclusion à laquelle Mowbray arrive est que le droit international ne contribue pas autant qu’il le pourrait à la justice linguistique, et que dans certains cas il contribue même à maintenir des structures sociales qui désavantagent les minorités linguistiques et les maintiennent dans une situation de domination systématique.
La méthodologie employée est empruntée à Pierre Bourdieu. Mowbray démontre que les minorités linguistiques souffrent de désavantages systématiques et complexes dans plusieurs domaines de leur vie sociale. Ces désavantages sont amplifiés par des structures dans les interactions sociales qui contribuent à la domination, l’aliénation et la création d’injustices au détriment des minorités. L’internalisation d’habitus offre une vision biaisée de nos interactions sociales et contribue à légitimer une distribution inégale du capital en faveur des membres de la majorité dans divers champs.
Dans le champ linguistique, le fait de parler la langue, d’avoir un accent et un niveau de langage relevant du statut le plus élevé confère des avantages dans la distribution de capital linguistique. On trouvera cela objectivement préférable à une autre une forme linguistique relevant d’un statut social inférieur, alors qu’en fait il ne s’agit que de la langue parlée par le groupe dominant. Ces structures d’interactions biaisent nos rapports à autrui et contribuent à maintenir la domination des majorités linguistiques sur les minorités linguistiques. Ces structures opèrent à l’insu des acteurs sociaux, et même les membres des minorités considèrent que leur forme linguistique est inférieure à la forme dominante et qu’il est légitime qu’ils profitent de moins de capital linguistique.
Les minorités linguistiques souffrent ainsi d’un désavantage en ce qui a trait au capital et au pouvoir linguistique. Le problème dépasse le champ linguistique pour deux raisons. D’abord, il existe des homologies, des relations entre les différents champs dans lesquels sont distribués différents capitaux qui leur sont propres. Le capital linguistique facilitera l’acquisition de capital dans d’autres champs. Il permettra par exemple d’avoir plus de succès dans le champ éducatif et d’accéder à des écoles plus prestigieuses, puisque la langue qu’il y faudra maîtriser sera celle de la majorité. Le fait de parler une langue ou d’avoir un accent jugé inférieur aura pour effet de rendre plus difficile l’accès à l’éducation, mais aussi à des emplois prestigieux, des positions sociales bénéficiant d’un haut statut ou de paraître crédible et convaincant face à un électorat. Le capital éducatif, économique, social et politique inférieur dont disposeront les locuteurs minoritaires seront expliqués et jugés objectivement légitimes, par le fait que ceux-ci ne maîtrisent pas le code linguistique de la majorité. Les membres des minorités linguistiques eux-mêmes considèreront que le capital est distribué de façon compréhensible et légitime, et ne réaliseront pas que le seul défaut de leur langue est qu’elle ne soit pas parlée par le groupe dominant. Les minorités linguistiques sont donc rendues vulnérables dans de nombreux champs sociaux, en raison d’une distribution de capital qui les désavantage systématiquement, d’une façon profonde et complexe.
Ce désavantage n’est que le début du problème. Nous devons ensuite réaliser que le capital moindre dont ils disposent les éloignent des lieux de pouvoir et des prises de décision, et qu’ils auront en outre moins d’influence pour modifier les structures sociales existantes et les habitus qui les maintiennent en place. Les grandes écoles ne font pas qu’utiliser la langue bénéficiant du plus haut statut social, elles réaffirment la supériorité de cette langue par son simple usage mais aussi dans l’enseignement qu’elles dispensent. La domination dont souffrent les locuteurs minoritaires est donc omniprésente, complexe, et durable en raison du faible pouvoir dont ceux-ci disposent pour modifier les structures sociales en place.
Jacqueline Mowbray parvient de façon convaincante à démontrer que les minorités linguistiques souffrent de désavantages systématiques en raison de la distribution inégale d’un capital linguistique que tous, y compris les minoritaires, reconnaissent comme légitime et fondée sur une vision objective de la valeur relative des langues. Nous internalisons des habitus qui font que nos comportements renforcent ces structures sociales à l’avantage du groupe dominant, celui disposant du capital dans divers champs sociaux. On suit aussi l’auteure avec intérêt lorsqu’elle propose que les institutions du droit international devraient oeuvrer à briser ces structures, qui condamnent les minorités linguistiques à profiter d’un capital inférieur dans plusieurs champs sociaux, et à être dominés par les membres des majorités linguistiques.
La partie normative ou critique de la thèse de Mowbray est plus problématique. Elle parvient à démontrer que, dans plusieurs cas, le droit international non seulement n’intervient pas pour éliminer les structures de pouvoir, mais contribue à maintenir la domination des minorités linguistiques. Elle échoue par contre à démontrer que les institutions internationales ne contribuent pas à la justice linguistique. D’abord, Mowbray associe systématiquement désavantage à injustice, quelles que soient les raisons de la distribution inégalitaire du capital ; ensuite, elle adopte une définition implicite de la diversité linguistique qui est fort problématique et contribue ironiquement à la domination des langues majoritaires.
Pour illustrer le premier problème, nous pouvons comparer le désavantage linguistique dont souffre un membre d’une minorité nationale et celui d’un immigrant à peine arrivé dans son pays d’accueil. Supposons que les deux souffrent d’un désavantage sur le plan du capital linguistique, les institutions politiques, économiques et académiques ne permettant pas l’usage de leur langue maternelle. Nous pourrions considérer que le membre de la minorité nationale souffre d’un désavantage ET d’une injustice, alors que dans le second cas nous pourrions simplement observer un problème de désavantage, mais pas un problème de justice. Le fait d’associer désavantage et injustice condamne Mowbray à ratisser trop large dans son analyse des multiples cas d’injustices dont souffrent les individus membres de minorités linguistiques. Cela affaiblit son analyse descriptive des occurrences d’injustices linguistiques, mais aussi son analyse critique du travail des institutions du droit international. Puisque sa définition des injustices est trop large, elle reproche à plusieurs reprises aux institutions du droit international d’amplifier des injustices qui n’en sont pas. Ces institutions n’ont dès lors pas de raisons d’intervenir si l’objectif est l’élimination des injustices linguistiques.
Mowbray commet une autre erreur : elle ne considère que la diversité linguistique locale comme étant désirable et intrinsèquement valable. La distinction effectuée par Philippe van Parijs entre la diversité locale (le nombre de langues parlées à l’intérieur d’un groupe d’individus) et la diversité territoriale (le nombre de communautés linguistiques géographiquement concentrées et dominantes sur un territoire) permet de comprendre pourquoi prioriser la première contribue à la domination des langues majoritaires sur les langues minoritaires. En fait, ces deux types de diversité sont en tension. Promouvoir la diversité territoriale réduira la diversité locale, mais promouvoir la diversité locale réduira la dominance des langues minoritaires sur leur territoire et les rendra plus vulnérables face à des langues plus dominantes[40]. Toute tentative d’égaliser le capital linguistique sur le plan individuel est donc condamnée à rendre encore plus inégal le capital linguistique entre les communautés linguistiques. Comme le mentionne Abram de Swan, plus de langues équivaut à plus d’anglais sur un territoire, dans la mesure où cette langue est généralement utilisée comme lingua franca[41]. L’inégalité de capital linguistique à l’échelon local est nécessaire pour contribuer à l’égalité de capital linguistique à l’échelon territorial. Lorsque la Belgique et le droit international reconnaissent des droits aux communautés dominantes sur son territoire mais les refusent à des membres de communautés minoritaires, ce n’est pas nécessairement en raison d’un « biais général » (p. 84) ou d’une « difficulté à prendre en compte le contexte, la complexité et le changement » (p. 207), ou afin de consolider la domination injuste des deux communautés dominantes. C’est au contraire pour assurer l’égalité dans la distribution du capital linguistique entre les diverses communautés linguistiques dominantes en Belgique, mais aussi en Europe. L’adoption d’une définition plus stricte des « injustices linguistiques » et une compréhension plus fine des tensions entre différentes formes de diversité linguistique nous permettent de mieux comprendre la légitimité et la désirabilité de certaines interventions (ou de non-interventions) de la part des institutions du droit international au nom de la justice comprise comme distribution égalitaire du capital linguistique. Il n’en demeure pas moins que la critique de Mowbray, quoique affaiblie, demeure pertinente : le droit international doit prendre note des désavantages systématiques dont souffrent les minorités linguistiques et intervenir pour éliminer les structures qui condamnent celles-ci à être dominées dans le champ linguistique, mais aussi dans les champs économique, politique, social, et autres.
Dans cette monographie, Philippe Van Parijs propose quant à lui la première véritable tentative de formuler une théorie générale de la justice linguistique. Il y reprend plusieurs arguments développés dans une série d’articles publiés dans la dernière décennie. Le livre est construit sur deux piliers principaux. D’abord, une justification de la promotion de l’anglais comme lingua franca. Ensuite, une défense de la séparation territoriale des communautés linguistiques visant à promouvoir un égal respect pour les différentes langues. Trois principes de justice offrent des justifications à ces deux piliers et tracent les limites à l’intérieur desquelles ces deux objectifs peuvent être poursuivis de façon juste par des politiques linguistiques.
L’un des grands intérêts du livre de Van Parijs est aussi en quelque sorte sa limite principale. Les arguments de l’auteur ne s’appliquent pas tous automatiquement à la réalité linguistique que nous observons, mais plutôt à une réalité légèrement différente dans laquelle nous entreprenons collectivement de nous doter d’une lingua franca permettant une communication globale. L’argument apparaît dans le tout premier chapitre, où Van Parijs avance que nous ne devrions pas seulement célébrer l’émergence de l’anglais comme lingua franca globale, mais la promouvoir et l’accélérer. Cette lingua franca globale est moralement nécessaire, selon l’auteur, pour atteindre la justice globale. Une lingua franca globale permettra la création d’un demos global, mais aussi d’un processus de justification global qui permettra la contagion d’idéaux de justice socioéconomique globale. Nous avons le devoir moral de justifier aux moins favorisés les inégalités dont nous profitons. Le partage d’une langue commune permettra à davantage d’individus défavorisés de demander des justifications, et nous rendra d’autant plus conscients de l’absence de justification légitime pour celles-ci. La création d’un demos global permettra par la suite de prendre des décisions démocratiques sur la base de cette nouvelle prise de conscience de l’injustice dans la distribution des ressources globalement. La création d’une lingua franca contribuera donc à la justice globale, et c’est pour cette raison qu’elle est moralement nécessaire.
C’est sur ce fond que l’auteur propose ses principes de justice linguistique. Ils visent à rendre moralement juste la création d’une telle lingua franca. Comme nous le verrons, ils peuvent nous orienter dans nos réflexions sur la justice linguistique dans le monde qui est le nôtre aujourd’hui, mais ils visent principalement la justice dans un monde où une lingua franca globale est en processus de création.
Van Parijs doit répondre à cinq questions liées à des problèmes de justice. D’abord, quelle(s) langue(s) choisir comme lingua franca ? Ensuite, qui doit contribuer à la création de cette langue et dans quelle mesure ? Troisièmement, que faire des inégalités d’avantages entre les locuteurs ayant la lingua franca comme langue maternelle et les locuteurs d’autres langues ? Quatrièmement, que faire des dénis de reconnaissance ressentis par les locuteurs de langues autres que la lingua franca ? Finalement, quelle posture devons-nous adopter par rapport à la diversité linguistique ?
À la première question, l’auteur répond que nous devons choisir l’anglais, et l’anglais seul, pour des raisons d’efficience. L’anglais est la langue la plus parlée, et celle qui est la plus apprise partout dans le monde. Ensuite, Van Parijs propose de n’utiliser que l’anglais comme lingua franca, encore pour des raisons d’efficience. Il s’agit de la stratégie la plus économique qui garantit la communication entre ceux qui investiront dans une lingua franca. C’est un net avantage sur les propositions où plusieurs langues doivent être apprises par la population afin de rendre la communication globale possible.
L’émergence de l’anglais, tout comme les probabilités que cette ascension se poursuive, s’expliquent par deux micromécanismes. Le premier est l’apprentissage linguistique motivé par les probabilités d’utilisation, et le second est l’utilisation d’une langue maximin dans des contextes multilingues. Selon le premier, plus les probabilités de parler une langue sont grandes, plus nous serons motivés à l’apprendre d’une part, et plus il sera facile de l’apprendre d’autre part, en raison des nombreuses occasions dont nous disposerons pour la pratiquer. Selon le second mécanisme, nous avons tendance à choisir comme langue de communication celle dont la connaissance minimale est la plus répandue dans le groupe. De plus en plus, c’est l’anglais qui représente cette langue maximin, celle qu’un maximum de gens maîtrisent minimalement. Ces deux micromécanismes interagissent et cumulent leurs effets pour mettre de l’avant un processus qui permet de prédire la poursuite de l’ascension de l’anglais comme lingua franca.
Vient ensuite le problème de la justice coopérative, c’est-à-dire la question de la juste répartition des coûts et des bénéfices dans la création de ce bien collectif qu’est une lingua franca. Pour Van Parijs, la situation actuelle, où la population non anglophone investit dans l’apprentissage de la langue des anglophones, est injuste. Tous les coûts, principalement les coûts d’apprentissage, sont assumés par les non-anglophones, alors que les bénéfices sont partagés entre tous ceux qui maîtrisent l’anglais. Les externalités de réseaux font que, lorsque j’apprends une langue, j’ai accès à tous les locuteurs de cette langue, mais chacun de ces locuteurs a aussi accès à un nouvel interlocuteur. En ne contribuant pas à assumer une partie des coûts de l’apprentissage de l’anglais, qui est aussi à son avantage, chaque anglophone profite (free ride) des efforts et des investissements des non-anglophones. Sceptique devant la possibilité de convaincre les anglophones de contribuer financièrement à l’apprentissage, ou devant la faisabilité d’imposer une taxe linguistique aux communautés linguistiques anglophones, Van Parijs propose une solution controversée pour rétablir une situation de coopération juste : le resquillage de représailles. En quelques mots : dévalisez le web ! Il invite les non-anglophones qui investissent dans l’apprentissage de l’anglais à se servir gratuitement sur le web, à y télécharger tout contenu qu’ils jugent intéressant afin de compenser pour leur investissement, dont profitent les anglophones.
L’auteur se tourne par la suite vers la justice distributive et l’égalité d’avantages dans la création d’une lingua franca : ceux qui maîtriseront l’anglais, et d’autant plus ceux qui l’auront comme langue maternelle, profiteront d’occasions inaccessibles aux autres. On peut penser à certains emplois liés aux langues, certains emplois exigeant une compétence en anglais, à une audience plus importante pour diffuser divers produits culturels et médiatiques, et à davantage d’interactions face à face dans le monde entier. Après avoir évalué diverses solutions, Van Parijs propose d’accélérer la dissémination de l’anglais partout dans le monde et au delà des élites de chaque communauté afin de réduire cette inégalité de possibilités. L’avantage des anglophones ne perdurera que tant que l’anglais ne sera pas bien parlé, ou pas suffisamment parlé, par un grand nombre d’individus. Le meilleur moyen de faire disparaître cette inégalité de possibilités est donc de faire disparaître le facteur qui les favorise : la maîtrise supérieure de la langue anglaise.
Reste l’élément normatif le plus original du livre, ignoré jusque là par l’auteur dans ses précédents articles : le déni de reconnaissance ressenti par certains locuteurs. Le fait d’élever une langue au-dessus des autres dans le paysage linguistique global produira une reconnaissance asymétrique des différentes langues, et des différentes communautés linguistiques. Van Parijs prend cette source potentielle d’injustice très au sérieux en y consacrant deux chapitres, dont le plus long du livre. Il mentionne avec grand soin que la supériorité de l’anglais ne tient nullement à une quelconque qualité intrinsèque. La langue anglaise, comme toute autre, a été influencée autant dans son contenu que dans sa dispersion par d’innombrables évènements historiques arbitraires d’un point de vue moral. Elle est le résultat de nombreux métissages et n’a ni plus ni moins de potentiel expressif que toute autre langue. Sa supériorité est liée au nombre de ses locuteurs et à son attrait global, rien d’autre.
Cependant, rappeler ce fait ne suffira pas à calmer les sentiments de dépréciation identitaires dont souffriront certains. La reconnaissance offerte à chaque communauté linguistique doit dépasser la simple reconnaissance symbolique, et être plus pragmatique que l’exigence pour les institutions ou la population de parler toutes les langues de la population locale. Pour régler cet aspect identitaire des problèmes de justice linguistique, Van Parijs propose l’application d’un régime linguistique territorial coercitif (jadis appelé le principe de territorialité). Chaque langue doit être souveraine sur un territoire. Chaque communauté linguistique devra être autorisée à imposer sa langue dans ses institutions économiques et politiques, et aura la permission d’exclure les autres langues, notamment l’anglais, de certains domaines sociaux. Cette situation imposera une certaine pression sur la diversité linguistique locale, mais contribuera à maintenir la diversité linguistique territoriale en évitant ce que Van Parijs nomme « l’agonie alimentée par la gentillesse ». Chaque communauté linguistique ayant le droit d’imposer sa langue sur un territoire, et les attentes étant réciproques d’une communauté à l’autre, il devient légitime d’accepter l’imposition d’une langue sur un territoire, de nous plier aux exigences linguistiques, comme le feront les membres d’autres communautés lorsqu’ils se trouveront sur le territoire de notre communauté linguistique. Contrairement au régime personnel, le régime territorial permet d’imposer à tous, y compris aux locuteurs de langues majoritaires, de « faire la révérence » aux langues minoritaires lorsqu’ils se trouvent sur leur territoire.
Ces deux livres importants qui portent sur la justice linguistique offrent des approches complémentaires permettant de bien saisir la situation linguistique actuelle et les problèmes de justice afférents. La théorie de Philippe Van Parijs est d’une clarté analytique exceptionnelle. Le contenu théorique unique, tant sur le plan descriptif (phénomènes socio- et psycholinguistiques, définition de la diversité linguistique, etc.) que sur le plan normatif (les différentes théories de la justice évaluées et utilisées) fait de Linguistic Justice for Europe and for the World un livre qui jette les fondements de la réflexion sur la justice linguistique. Le livre de Mowbray ne parvient pas à développer une réflexion aussi convaincante et claire sur le sujet, mais il creuse un problème qui est plus ou moins laissé de côté par Van Parijs : les raisons justifiant l’apprentissage de langues secondes et les transferts linguistiques, notamment vers l’anglais. Van Parijs présente des individus faisant des choix linguistiques rationnels. Sans enlever quoi que ce soit à ce modèle, il faut malgré tout reconnaître avec Mowbray que ces choix se font sur fond neutre, et que des habitus et des biais de perception travaillent en faveur des langues majoritaires et de l’anglais. Les choix linguistiques reflètent souvent la domination des communautés linguistiques minoritaires, et la présence de structures à l’avantage des majorités linguistiques. Cet aspect ajoute une couche de complexité à l’analyse proposée par Van Parijs et permet de donner une vision plus complète du problème des injustices linguistiques.