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Cet ouvrage, consacré à la philosophie d’Hilary Putnam, est le tout dernier volume de la prestigieuse collection The Library of Living Philosophers lancée par Paul Arthur Shilpp en 1939. L’objectif de cette collection est de permettre à des philosophes ayant marqué l’histoire récente de leur discipline de réagir de leur vivant à la réception de leur oeuvre par leurs contemporains. Comme l’indique l’introduction générale de la collection, c’est d’abord et avant tout la compréhension de la pensée du philosophe qui est visée, plus que l’exacerbation des controverses qu’elle peut susciter (p. 68). Évidemment, la compréhension doit parfois passer par la polémique, et c’est pourquoi l’on retrouve une part d’essais critiques au sein de ce collectif. Comme son objectif principal réside davantage dans l’élucidation que dans la mise en question des thèses du philosophe à l’étude, c’est dans cette optique que nous aborderons cet ouvrage. Il ne s’agit pas de nier la pertinence de sa dimension critique. Mais si chaque essai qui y est présenté peut mériter la considération du spécialiste intéressé par la problématique particulière qu’il aborde, l’intérêt premier d’un tel ouvrage, envisagé dans sa globalité, réside davantage dans l’éclairage qu’il peut apporter à la lecture de l’oeuvre d’un penseur que dans son apport direct aux différents domaines de la pensée philosophique qui y sont abordés.
Pour atteindre l’objectif mentionné plus haut, les éditeurs ont privilégié une stratégie consistant à établir un dialogue entre le philosophe à l’étude et ses plus importants commentateurs contemporains. Pour cette raison, le coeur de l’ouvrage est constitué d’une série d’essais sur la pensée de Putnam, chacun suivi des réactions de ce dernier. L’ensemble des contributions est précédé d’une autobiographie intellectuelle de la main du philosophe et suivi de la bibliographie complète de son oeuvre.
Compte tenu de l’étendue du champ d’investigation de Putnam, la deuxième partie de l’ouvrage ne compte pas moins de vingt-six essais répartis en cinq sections portant respectivement sur la philosophie et les mathématiques, la logique et le langage, l’être et la connaissance, la philosophie pratique et l’influence du pragmatisme sur la pensée de Putnam. Si l’on y additionne l’autobiographie, les commentaires du penseur, deux introductions et une préface, nous avons affaire à une publication volumineuse de 948 pages.
La densité du propos de chacun des essais rend impossible un commentaire détaillé de l’ouvrage. Pour cette raison, nous nous contenterons d’indiquer brièvement les éléments qui nous semblent mériter l’attention. Il est évident qu’une telle publication s’adresse au lecteur averti, nous présupposerons donc pour cette recension une connaissance préalable de la pensée de Putnam.
On connaît bien les difficultés de l’oeuvre de Putnam. D’abord, la subtilité de certains de ses arguments, mais surtout le caractère avant-gardiste de ses thèses ont bien souvent eu pour effet de susciter la polémique lors de leur publication, même si plusieurs d’entre elles obtiennent aujourd’hui l’adhésion d’une majorité de philosophes. Une autre difficulté de l’oeuvre de Putnam réside dans l’étendue du territoire philosophique qu’elle couvre. Ce dernier a apporté, tout au long de sa carrière, d’importantes contributions à autant de domaines que la philosophie de la logique et des mathématiques, la philosophie de l’esprit, la philosophie du langage, l’épistémologie générale, l’éthique, la philosophie de la religion, en plus d’avoir publié de nombreuses études sur le positivisme logique, Wittgenstein et le pragmatisme. Mais au-delà de ces difficultés, on doit dire que Putnam n’a jamais hésité à changer d’avis sur les différentes questions qui l’ont intéressé durant toute sa carrière, de telle sorte qu’une lecture pertinente de son oeuvre, totale ou partielle, nécessite d’entrée de jeu une certaine réflexion autour de son itinéraire philosophique. Pour toutes ces raisons, il appert qu’un ouvrage tel que celui-ci est non seulement bienvenu, dans la mesure où il contribuera à une meilleure compréhension de l’oeuvre du philosophe par ses contemporains, mais aussi nécessaire pour éviter d’exacerber, auprès des générations futures, certaines confusions engendrées par l’état actuel de sa réception.
Dans la mesure où la clé de la compréhension de l’oeuvre de Putnam se trouve dans l’analyse de son itinéraire philosophique, l’autobiographie que nous propose le philosophe est particulièrement digne d’intérêt. On a souvent l’habitude de penser que Putnam a d’abord, durant les années 1960-1970, adopté la forme de réalisme métaphysique qu’il critiquait durant la période du réalisme interne (de la fin des années 1970 à 1990). Confondant son réalisme des années 1960-1970 avec une telle forme de réalisme métaphysique, on a aussi eu tendance à interpréter le réalisme interne comme constituant une forme d’antiréalisme (ou d’idéalisme) et, pour cette raison, on interprète sa remise en question du réalisme interne comme un retour à la forme de réalisme métaphysique qu’il aurait endossé dans les années 1960-1970. Allant à l’encontre de cette interprétation, Putnam insiste dans son texte sur le fait qu’il n’a jamais adhéré à la forme de réalisme métaphysique qu’il a remise en question à la fin des années 1970 et qu’il qualifie ici de réalisme métaphysique de calibre industriel [industrial strength metaphysical realism] (p. 78). Une des raisons principales pour lesquelles on attribue au Putnam des années 1960-1970 une telle posture vient du fait que l’on a tendance à interpréter son externalisme sémantique (qu’il a développé durant cette période) comme présupposant précisément ce type de réalisme métaphysique. Mais, pour le philosophe, il ne s’agissait que de rendre explicites, par le moyen d’une reconstruction rationnelle, les mécanismes normatifs sous-jacents à certaines de nos pratiques référentielles relatives aux termes d’« espèces naturelles » et de « grandeurs physiques » (p. 78-79).
Selon l’interprétation répandue, il y aurait deux grands tournants au sein de la pensée de Putnam. Le premier consisterait dans son rejet du réalisme métaphysique, à la fin des années 1970, en faveur d’une forme d’antiréalisme, le réalisme interne. Bien qu’il soit erroné de dire que Putnam endossait préalablement la forme de réalisme métaphysique qu’il critiquait à la fin des années 1970, dans la mesure où il n’avait jamais véritablement développé sa posture concernant la question du réalisme avant les années 1980, ce dernier considère qu’il est juste de dire que le développement de sa pensée à ce sujet constitue un certain tournant dans le cadre de son itinéraire philosophique (p. 90). Toutefois, il importe de préciser que ce tournant ne consiste pas en un passage du réalisme métaphysique à l’antiréalisme. Il s’agissait plutôt pour lui, à cette époque, de passer d’une réflexion articulée autour d’intuitions réalistes à une posture explicite sur l’épineuse question de la relation de nos représentations linguistiques à la réalité. Quant à la question de savoir si le réalisme interne constituait une posture antiréaliste, on sait que Putnam a longtemps refusé une telle interprétation, mais il admet maintenant que ce dernier a été fondé sur une conception antiréaliste de la vérité qu’impliquait son adhésion à une sémantique vérificationniste.
C’est une telle conception de la vérité qu’il a laissée tomber dans un commentaire à Simon Blackburn en 1990 (p. 92). Néanmoins, bien que le réalisme naturel dont il se réclame depuis les années 1990 rejette toute forme de vérificationnisme, Putnam maintient toutefois l’essentiel des thèses de la période du réalisme interne, parmi lesquelles figurent notamment sa critique d’une ontologie fondamentale et son plaidoyer pour la reconnaissance de l’objectivité axiologique.
Un autre préjugé que l’on rencontre souvent en ce qui concerne la philosophie de Putnam consiste à prétendre qu’il aurait endossé une forme de platonisme en philosophie des mathématiques dans les années 1960-1970. La raison pour laquelle on attribue une telle posture au Putnam des années 1960-1970 en philosophie des mathématiques est liée au fait qu’on a tendance à associer sa défense de l’indispensabilité des mathématiques pour la physique à celle de Quine qui en faisait un argument pour le platonisme (p. 61). Contrairement à celui de Quine, l’argument de Putnam était un argument contre l’intuitionnisme se fondant sur l’inconséquence d’une philosophie antiréaliste des mathématiques avec une perspective réaliste vis-à-vis du discours scientifique au sein duquel les mathématiques trouvent leur application (p. 62). Mais Putnam a toujours défendu conjointement que même un réaliste n’avait pas besoin d’interpréter les mathématiques comme affirmant l’existence d’objets intangibles, et qu’au contraire il existe en mathématiques une pluralité d’interprétations équivalentes parmi lesquelles figure au premier plan son interprétation modale selon laquelle les mathématiques porteraient sur des structures abstraites possibles plutôt que sur des nombres ou des ensembles (p. 63). Comme c’est le cas pour la plupart de ses thèses[2], Putnam affirme ne jamais avoir renoncé à sa posture en philosophie des mathématiques (p. 60). Pour toutes ces raisons, le philosophe insiste sur la nécessité de ne pas exagérer l’importance des revirements au sein de sa pensée (p. 90).
La deuxième partie, qui regroupe les essais sur la pensée de Putnam, est digne d’intérêt non seulement parce qu’elle permet de jeter un certain éclairage sur le sens qu’il souhaite que l’on donne à ses thèses, mais aussi parce qu’on y retrouve à l’occasion quelques développements de sa pensée issus de ses réflexions plus récentes. C’est le cas, par exemple, dans son commentaire du texte de Steven J. Wagner où il remet en question le rapport qu’il établissait jusqu’alors entre les interprétations équivalentes que l’on retrouve en physique et les « interprétations équivalentes » que l’on retrouve en mathématiques, et où il défend l’idée qu’il est préférable, dans le cas des mathématiques, de parler de reconstruction rationnelle (p. 250-254).
Certaines précisions apportées par Putnam sur sa pensée, en réaction à ses commentateurs, sont aussi particulièrement intéressantes. C’est notamment le cas dans son commentaire du texte de Tim Maudlin, « Confessions of a Hardcore, Unsophisticated Metaphysical Realist ». Une des raisons pour lesquelles il est parfois difficile de saisir les thèses de Putnam concernant la question du réalisme est qu’il ne s’est jamais véritablement ajusté à la terminologie en vogue au sein des grands débats entourant le réalisme scientifique et le réalisme métaphysique. L’intérêt de l’essai de Maudlin réside donc dans le fait qu’il incite Putnam à situer sa pensée à l’aune d’une terminologie plus actuelle. Pour cette raison, le commentaire de Putnam à cet essai pourrait devenir un incontournable pour situer sa posture (qu’il qualifie à cette occasion de « réalisme métaphysique sophistiqué ») dans les grands débats actuels sur ces sujets.
En règle générale, les discussions qui constituent la deuxième partie méritent l’attention de celle ou celui qui souhaite approfondir sa compréhension des positions adoptées par Putnam dans ses divers champs d’intérêt. Mentionnons que certains des commentateurs invités à participer à l’ouvrage font partie des penseurs qui ont eu une grande influence sur le développement de la pensée de Putnam. Pour ceux-là, il y a un intérêt manifeste à connaître la réaction vis-à-vis des idées qu’ils ont inspirées à Putnam.
La première section de la deuxième partie qui est consacrée à la philosophie des mathématiques de Putnam est particulièrement bienvenue dans la mesure où, bien que sa pensée concernant les mathématiques ait joué un rôle fondamental au sein de sa réflexion, notamment au sujet de la question de la vérité et de l’objectivité, il existe encore à ce jour assez peu de commentaires sur cette partie de son oeuvre. Outre l’essai de Wagner dont nous avons parlé précédemment, le texte d’ouverture de Charles Parsons a le mérite d’assez bien retracer l’itinéraire philosophique de Putnam en ce domaine. L’essai de Felix Mülhölzer suscite aussi une réflexion intéressante au sujet de l’influence de la pensée de Wittgenstein sur la philosophie des mathématiques du philosophe américain.
Toujours dans l’optique d’une meilleure compréhension de son itinéraire philosophique, les essais d’Alan Berger et de Ian Hacking, dans la deuxième section, mériteront une attention particulière de la part du lecteur qui n’est pas encore convaincu de la possibilité d’adopter l’externalisme sémantique sans adhérer au réalisme métaphysique (ce que Putnam prétend avoir toujours fait). De même, l’essai de John McDowell, dans la quatrième section, présente une discussion très éclairante de l’influence de ses thèses sur le réalisme naturel de Putnam.
La section la plus faible de l’ouvrage est probablement la section sur la philosophie pratique. Sans nier l’intérêt des commentaires de John Aldane, Ruth Anna Putnam et Simon Blackburn sur sa philosophie de la religion, on aurait souhaité des essais qui abordent de front les divers questionnements suscités par les thèses plus récentes de Putnam au sujet de l’éthique. Paradoxalement, c’est dans la section suivante, portant sur l’influence du pragmatisme sur sa pensée, que l’on retrouve un tel commentaire avec l’essai de Marcin Kilanowski, « Toward a Responsible and Rational Ethical Discussion : A Critique of Putnam’s Pragmatic Approach ».
Enfin, relevons, dans la troisième section, la présence d’une analyse de la filiation entre les idées de Putnam et celle de Kant, par Carl Posy, ainsi que celle, en conclusion de la deuxième partie, d’un hommage de Putnam à son ami Richard Rorty dans le cadre de ce qui devait servir de commentaire à la contribution que ce dernier a apportée à l’ouvrage avant son décès en 2007.
Appendices
Note
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[2]
Aux pages 90 et 91, Putnam explique que les thèses publiées durant les années 1960-1970, auxquelles il n’adhère plus, constituent des exceptions, et qu’au-delà du rejet du vérificationnisme de sa philosophie des années 1980, il soutient encore l’ensemble des thèses qu’il défendait durant cette période.