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Il ne fait aucun doute que l’ouvrage de Hourya Bentouhami-Molino, Race, cultures, identités. Une approche féministe et postcoloniale, représente une contribution importante dans le milieu universitaire de la philosophie politique de langue française. Avec les travaux de Magali Bessone, le livre de Bentouhami-Molino participe à cette prise en considération récente, du moins en langue française, des enjeux philosophiques reliés au racisme.

Dans la mesure où l’histoire du racisme est une histoire de violence et d’oppression au coeur des configurations sociales et politiques de nos sociétés contemporaines et des rapports institués par le colonialisme à l’échelle internationale, il est étonnant de constater à quel point la communauté universitaire en philosophie, de manière générale, a peu travaillé les questions de la race et du racisme. À vrai dire, on ne doutera pas du fait que les philosophes s’intéressent au racisme à titre de citoyens alarmés par cette plaie sociale des plus virulentes et dangereuses, ni à titre d’intellectuels interpellés par les ouvrages de DuBois, Fanon, Said, Davis, Mohanty ou de Coates. Mais dans le contexte des clivages disciplinaires en milieu universitaire, la question du racisme a été associée aux domaines de la théorie critique raciale, au Black Feminism en études féministes, ou aux études culturelles en sociologie, de sorte que le problème crucial du racisme n’a pas été saisi comme tel en philosophie.

Quelque peu en marge du paradigme distributif ralwsien qui détermine le point de départ et le point de mire de l’approche dominante en philosophie politique contemporaine anglo-américaine, le livre de Charles Mills, The Racial Contract (1997), représente un point tournant qui a certainement aidé à défricher le terrain des discussions philosophiques au sujet du racisme. À vrai dire, ce n’est pas que les inégalités économiques et politiques entre les groupes sociaux, définis en termes de minorités culturelles, religieuses et linguistiques, aient échappé aux philosophes politiques du multiculturalisme ou des théories de la reconnaissance, par exemple, mais c’est au nom des concepts de pluralisme et de différence que les questions de justice entre les groupes majoritaires et les minorités ont été conceptualisées. L’intérêt fondamental de l’ouvrage de Bentouhami-Molino consiste toutefois à nommer plus précisément le racisme, plutôt que le pluralisme et la différence, comme problème philosophique.

La matrice conceptuelle de Bentouhami-Molino ne fait aucune mention aux références familières en philosophie politique contemporaine issue du modèle rawlsien, vraisemblablement en raison du fait que l’approche libérale n’a pas conceptualisé le racisme en vertu d’une conception abstraite de l’impartialité et de l’universalisme moral. En effet, l’égalitarisme libéral consiste à défendre les libertés individuelles de base au-delà et en deçà des particularités qui nous distinguent les uns des autres dans le monde non idéal. Bien que l’on puisse comprendre la cohérence de ce paradigme philosophique, force est de constater que les injustices genrées et racialisées au sein des démocraties dites libérales demeurent prégnantes. En vérité, les discriminations raciales semblent même exacerbées par les tensions sociales de notre époque contemporaine comme en témoignent, par exemple, le phénomène de la brutalité policière ciblée contre les noirs américains dans des villes telles que Ferguson et Baltimore et, de manière plus générale, les montées de l’islamophobie et de la xénophobie à travers les pays occidentaux.

Justement, l’ouvrage de Bentouhami-Molino commence avec l’affirmation percutante que les figures de l’étranger, soit la menace du barbare et l’esclave du passé, revêtent aujourd’hui la figure de l’immigrant. La xénophobie qui se drape de vertu patriotique ou se prête au discours soi-disant lucide des considérations de cohésion sociale est, en fait, le simple prolongement du racisme biologique qui prend la forme de racisme culturel :

Ainsi, cet ouvrage analyse les conditions historiques et épistémologiques de la production de la race dans des sociétés qui se sont constituées dans le cadre de ce double processus, politique et économique, de l’esclavage et de la colonisation, pour révéler comment aujourd’hui, au sein des postcolonies, le racisme n’a pas disparu, pas plus qu’il n’est résiduel

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Bien que l’essai composé de six chapitres présente une déconstruction critique de l’histoire classique de la philosophie occidentale, les références intellectuelles et bibliographiques renvoient aux travaux des Stuart Hall, W. E. B. Du Bois, Frantz Fanon, Audre Lorde, Lila Abu Lughod, Kimberle Crenshaw, pour ne nommer que ceux-là, simplement pour illustrer les terrains bibliographiques inédits que l’auteure mobilise dans ce livre de philosophie politique française.

À l’aune d’une perspective d’analyse décoloniale, le premier chapitre intitulé « Une nouvelle géographie des savoirs » présente une analyse critique remarquable des déterminants historiques, politiques et épistémologiques qui ont configuré les représentations européennes de l’espace. À travers une étude critique de la cartographie depuis la Renaissance jusqu’aux enjeux contemporains de la discipline, l’auteure montre comment l’histoire violente des « captures » a façonné la méthodologie, défini les paramètres, les axes et les pôles de la cartographie occidentale, laissant pour compte les représentations autochtones du monde des peuples conquis. L’appropriation européenne des savoirs au gré des conquêtes coloniales a également donné lieu à une « mythologie scientifique » de la climatologie, à l’instar de Montesquieu qui attribuait aux peuples des climats chauds un caractère indolent et lâche, tandis que la vigueur des climats froids expliquait la détermination des peuples libres à son avis. Les écrits de Montesquieu vantant la pureté des moeurs des pays de l’Orient où les femmes étaient méthodiquement assujetties, et à la fois méprisant la nature efféminée des hommes orientaux, « en l’occurrence, musulman[s] », les rendant indignes de la liberté politique, illustrent de manière particulièrement saisissante comment les discours philosophiques ont pu reconduire en leur sein la justification de l’asservissement des uns sous la supériorité culturelle et morale des autres.

Le second chapitre, « Ce que le postcolonial fait au droit », porte sur la généalogie du droit moderne. Cette fois-ci, la déconstruction décoloniale tourne autour de la figure de Grotius, père du droit des gens, pour démontrer de quelles manières le droit international moderne est né dans le giron des expansions commerciales et impérialistes des puissances européennes. La conception occidentale du droit s’est ainsi érigée comme étant l’apanage de la civilité, une volonté de rationalisation pour surmonter l’état de nature des sauvages, proches de l’animalité, qui peuplent ces pays étrangers. La genèse moderne de la théorie de la guerre juste consiste donc à légitimer le « droit de capture », le droit de conquête, le droit d’esclavage selon Bentouhami-Molino qui analyse le processus de racialisation au sein des développements du droit qui ont porté l’institution de l’esclavage de l’homme noir au profit du maître blanc, l’homme libre, dont le statut moral et juridique fut au centre du développement moderne de la philosophie occidentale. Le chapitre se conclut sur une définition des privilèges blancs contenus dans le concept de blanchité défini comme propriété et comme ressource, qui « n’est pas qu’une disposition phénotypique, [mais qui] porte en lui la possibilité d’accéder à la dignité humaine et citoyenne, et de jouir des avantages liés à ce statut […] » (p. 57).

Le troisième chapitre s’intitule « Philosophie et métaphysique de la race ». Dans le cadre de cette section, Bentouhami-Molino présente un peu plus longuement l’importance des travaux de Fanon et de ses lectures de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel et chez Marx, afin de démontrer l’impossible quête de reconnaissance face au problème du racisme. Comme l’auteure le mentionne en citant les réflexions de Du Bois, combien il est étrange pour un intellectuel racisé de devoir se penser comme un problème. C’est pourquoi la trame argumentative de ce chapitre consiste à tâcher de définir plus précisément la réflexion sur la race en tant que « problème philosophique ». D’un certain point de vue, il semble paradoxal dans le cadre de ce livre de vouloir mobiliser la tradition philosophique européenne, telle qu’elle est enseignée dans les Facultés de philosophique de langue française, qui comprend le passage obligé du côté des figures d’autorité habituelles, afin de discuter des écrits de Kant au sujet de la race, par exemple. En effet, à quoi bon et quel en est l’intérêt puisque cette tradition philosophique a été, à tant d’égards, incapable de penser le racisme en tant que tel. Mais le défi de ce chapitre consiste précisément à affirmer que la notion de race, en tant que construction sociale de la réalité, ne constitue pas un concept qui définit un ensemble de faits réellement observables mais bien plutôt un signifiant flottant (comme en parle Stuart Hall), c’est-à-dire un signe dont le pouvoir symbolique revêt les multiples sens idéologiques que son utilisation politique permet. Pour Bentouhami-Molino : « C’est précisément parce qu’elle [la race] est un signifiant flottant, qui se fixe sur des groupes altérisés, qu’elle appartient à ce domaine du fantasme politique qui a des effets bien réels » (p. 84).

À travers une exploration de l’« archéologie psychanalytique », Bentouhami-Molino présente une étude plus approfondie des travaux de Fanon dans le cadre du quatrième chapitre qui s’intitule « Le postcolonial et l’inquiétude de la psychanalyse ». Citant Saïd qui qualifiait Fanon d’« héritier le plus controversé de Freud », l’auteure analyse dans ce chapitre comment le médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie (1953), développe à travers ses écrits et sa pratique clinique une conception profondément politique des structures pathogéniques de la société postcolonialiste et de ses effets psychiques sur la construction de l’identité et de la compréhension de soi. Cette réflexion se prolonge en quelque sorte dans le cinquième chapitre intitulé « Ce que le postcolonial fait à la langue et à la littérature ». La littérature de l’Empire n’a cessé en période coloniale d’oblitérer la substance des personnages de couleur, jusqu’à leur nier la possibilité triviale de porter des noms propres afin de les réduire à leur pure fonction d’exécutant sous la volonté des seuls maîtres dignes du statut de héros, ces femmes et ces hommes blancs qui ont peuplé l’histoire de la littérature occidentale. La littérature postcoloniale quant à elle porte une histoire plus difficile à raconter qui ne libère pas nécessairement toujours une écriture de la résistance mais risque également de reproduire des formes d’aliénation coloniale selon Fanon. La quête impossible et tragique d’une réappropriation identitaire d’avant l’abomination de l’esclavage et du colonialisme éclaire toutefois un phénomène porteur d’espoir, selon Bentouhami-Molino, celui de la créolisation qui parvient à désethniciser la culture et de penser la langue, non plus comme le véhicule de retour à une origine fantasmée, mais comme le lieu de parole et d’écriture où se rencontrent « les étrangers, les migrants qui l’habitent en apportant ce qu’ils ont de syntaxe, de mots-valise, d’intonation, d’accentuation, de pensées du monde » (p. 135).

En dépit de ce qu’indique le sous-titre de cet ouvrage, ce n’est que dans le dernier chapitre que l’auteure approfondit l’approche féministe postcoloniale qu’elle adopte, ce qui est d’autant plus dommage qu’il s’agit d’un des segments les plus percutants du livre. Le chapitre intitulé « Genre et postcolonie » raconte l’histoire de la violence inouïe perpétrée contre les femmes que l’intersection entre sexisme et racisme, sexualité et domination a produite. Dans une perspective relativement chronologique, l’auteure relate d’abord l’histoire de l’asservissement sexuel des femmes européennes en contexte d’expansions colonialistes au nom d’une conception essentialiste de leur rôle de génitrice et de leur infériorité naturelle. Il s’agit bien sûr de l’histoire tragique des captures des corps féminins dans le but d’engendrer les mythes civilisateurs européens et de procréer les générations futures des nations conquérantes. Mais sous l’angle féministe décolonial de Bentouhami-Molino, il s’agit surtout de révéler l’histoire sombre des rapports de domination entre les femmes elles-mêmes, les femmes blanches ayant consolidé leur propre position de pouvoir en servant à consolider le dominion des puissances européennes au sein même des foyers par le biais de l’éducation des bonnes moeurs civilisées, en inculquant notamment la peur des hommes racisés présentés sous la forme de menaces hypersexualisées, et au moyen de la gestion de l’intimité domestique comprenant la supervision des femmes de couleur considérées comme ignares et subalternes.

Bentouhami-Molino poursuit cette analyse féministe dans le contexte des permutations sociales qui ont modulé le racisme contemporain au sein de nos sociétés occidentales. Si le racisme biologique ne peut plus être défendu en raison des paramètres scientifiques d’aujourd’hui, le racisme différentialiste qui met l’accent sur les différences culturelles décrites comme étant incommensurables à l’aune d’une vision mythique du choc des civilisations a également donné lieu à des fractures profondes au sein des luttes féministes. En effet, au nom de l’émancipation universelle de toutes les femmes, certains discours féministes occidentaux reconduisent une mission humanitaire au coeur de leur solidarité soi-disant salvatrice avec les femmes du tiers-monde qu’on prend en pitié. Ainsi, la femme immigrante, celle qui est pauvre, la femme de couleur ou la femme voilée ont remplacé l’indigène au coeur des sociétés occidentales où perdurent des formes de racisme structurel laissant parfaitement intactes les inégalités épistémiques qui permettent aux unes de parler à la place des autres, sans que les premières n’aient jamais besoin de questionner leur propre position d’énonciation.

Ce sont des références intellectuelles beaucoup plus inusuelles en philosophie de langue française que l’auteure cite à travers ce dernier chapitre, telles que les écrits de Audre Lorde, Lila Abu Lughod et de Kimberle Crenshaw en vue de conclure sur l’acuité analytique, la portée critique et la dimension politique des analyses intersectionnelles que le mouvement du Black Feminism a produit. On ne peut que déplorer le fait que l’ouvrage de Bentouhami-Molino se conclut de manière quelque peu abrupte sur des considérations aussi importantes qui appellent

[à] une critique globale issue d’un féminisme global, postcolonial qui prenne vraiment la mesure conjointe de ce que cela signifie d’être dans l’impossibilité de se révolter et de se défendre par soi-même. Cette critique s’appuierait sur une critique idéologique de la “violence épistémique”, laquelle violence consiste, en s’autoproclamant émancipateur universel, à vouloir sauver les autres d’eux-mêmes ou de ceux qui leur ressemblent. Le féminisme occidental lui-même n’est pas exempt du soupçon de violence épistémique lorsqu’il s’arroge les prérogatives de la lutte contre la violence faite aux femmes du tiers-monde sans analyser les composantes racistes et classistes que peuvent recouvrir des déclarations hâtives concernant le sauvetage de ces dernières

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Si l’on peut me permettre de conclure sur des réflexions plus personnelles à la lumière des circonstances contemporaines, l’intérêt renouvelé pour les débats sur le racisme et l’urgence politique doivent nous rappeler la nécessité de comprendre les mécanismes de l’épistémologie de l’ignorance, tels qu’ils sont analysés notamment par les philosophes C. Mills et L. M. Alcoff[1], lesquels font référence aux constructions sociales et politiques des paradigmes conceptuels qui délimitent les paramètres de la connaissance en milieu académique. Or l’analyse de ces processus d’oblitération à l’oeuvre dans la sélection de ce qui est maintenu dans l’ignorance, ne peut faire l’économie d’une analyse approfondie des injustices structurelles, c’est-à-dire l’ensemble des structures sociales, culturelles, économiques et politiques qui maintiennent en place des inégalités genrées et racialisées à l’échelle globale. À la lumière des travaux de Young[2], de Mohanty[3] et de Fricker[4], on peut affirmer que ces injustices épistémiques privilégiant les points de vue et la domination des uns au détriment des autres sont à la fois causes et conséquences des injustices structurelles. De ce point de vue, l’absence d’une prise en considération fondamentale du racisme en philosophie politique contemporaine témoigne d’une indifférence problématique, ou bien parce qu’elle renvoie à des formes d’ignorance et d’injustices épistémiques qui révèlent les types de préoccupations dominantes et les acteurs en position d’autorité, ou bien parce que la philosophie en tant que discipline universitaire reconduit une vision trop étroite et conservatrice de ses objets légitimes d’étude. Cependant, dans la foulée des récents travaux de Medina[5], il s’agit désormais de mieux comprendre comment les épistémologies de la résistance (pour contrer l’épistémologie de l’ignorance et les injustices épistémiques produites par les injustices structurelles genrées et racialisées) doivent être mieux intégrées en philosophie politique contemporaine dans une perspective explicitement féministe, intersectionnelle et post-colonialiste. De toute évidence, le livre de Hourya Bentouhami-Molino représente à ce titre une contribution francophone significative au développement de cette épistémologie de la résistance.