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Au tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècles, l’idéalisme allemand a donné lieu à une production incomparable de philosophies systématiques, au point qu’on puisse à bien des égards caractériser cette époque comme un âge des systèmes. La jeune garde des philosophes qui se sont inscrits dans le sillon de Kant, prétendant convertir en un système de la raison ce qui ne lui apparaissait que comme des critiques, s’est approprié la forme systématique comme la voie royale d’une philosophie vraiment achevée. Différents systèmes sont alors apparus, portant en eux différentes conceptions de la systématicité et, derrières elles, différentes pratiques de la réflexivité philosophique. Cet engouement a évidemment suscité une série importante de réactions d’antipathie et de rejet à l’encontre d’un mode de construction et d’exposition parfois jugé enfermant ou mortifère pour l’élan de la pensée.

Parmi les acteurs majeurs de cette controverse, Jacobi, Fichte et Hegel se sont affrontés, directement ou indirectement, sur la question spécifique du rapport entre système et vie, d’une part, entre système et absolu, d’autre part. Jacobi et Hegel ont ainsi développé et affermi leur propre pensée philosophique en partie à travers la lecture critique qu’ils ont livrée du système fichtéen, le premier lui reprochant de vouloir substituer à la vraie vie un système nihiliste dans son essence, le second condamnant à l’inverse le système de la Doctrine de la science pour son inachèvement marqué par un hiatus coupable, non seulement entre savoir transcendantal et savoir empirique, mais aussi entre le savoir et l’absolu. Fichte sera très attentif à ces deux types inverses d’objections contre son système, et se révèlera lui-même au miroir de l’adversité, nous montrant l’un ou l’autre versant de sa réflexivité, selon qu’on le voit se tourner vers l’un ou l’autre assaillant.

Alors que Jacobi perçoit dans le système un point de rupture d’avec la vie et que Hegel le conçoit comme un point d’accomplissement du savoir, nous voulons montrer ici comment, en tenant compte de ces deux critiques, Fichte va penser le système comme un point de vue — nécessaire et achevé, mais limité — de la réflexivité philosophique.

1. Jacobi contre Fichte : Système et vie, gouffre existentiel ou unité différenciée ?

a) De l’intime proximité à l’irréductible hostilité

Friedrich Heinrich Jacobi représente dans la philosophie classique allemande l’une des figures les plus radicales de l’opposition entre la philosophie construite comme système, incarnée pour lui par l’Éthique de Spinoza, et une pensée antisystématique qui tourne le dos au spinozisme et à son athéisme consubstantiel. Le fossé qu’il creusa entre philosophie et vie fut à ce point béant qu’il a obligé presque toute une génération à se décider pour ou contre le système[1], une décision qui ne pouvait se prendre aux yeux de Jacobi que par un salto mortale hors du système et pour la vie. Fichte n’a pas échappé à la nécessité de prendre position face à cette alternative et il est d’ailleurs, avec Hegel, l’un de ceux qui ont pris le plus au sérieux la provocation de Jacobi à l’encontre de la philosophie systématique, lui reconnaissant d’avoir compris, mieux que la plupart de ses contemporains, le sens profond et la force originale de sa Wissenschaftslehre (WL).

Dans leurs principaux échanges épistolaires, qui se situent entre la fin de la rédaction de la première WL en 1794 et la publication de la Destination de l’homme en 1800, ainsi que dans les déclarations publiques et privées qu’ils firent l’un à propos de l’autre dans cette période, Fichte et Jacobi se témoignent une admiration réciproque assez rare pour être soulignée, Jacobi voyant en Fichte la figure de proue de la nouvelle philosophie, le véritable « Messie de la raison spéculative[2] », pendant que le jeune philosophe créditait son aîné d’un talent spirituel et d’une connaissance dont il se disait encore très éloigné, tout en s’estimant, dans un premier temps du moins, on ne peut plus proche du fond de sa pensée[3]. L’un des fondements de cette intimité philosophique entre les deux penseurs résiderait, aux yeux de Jacobi lui-même, dans la nécessité de poser, au principe de tout discours rationnel et donc de tout système spéculatif, une vérité immédiatement certaine[4]. L’un et l’autre cherchent une solution au déterminisme spinozien et mettent la liberté au fondement de leur pensée et de l’expérience originaire qui la suscite, comme la supposition extra-philosophique de la philosophie[5]. L’un et l’autre cherchent aussi à dégager cette liberté originaire du légalisme de l’idéalisme kantien. Cette communauté de vues fut d’ailleurs assumée par Fichte, même après la mise au jour de leur divergence, comme dans l’Initiation à la vie bienheureuse, où Jacobi sera cité comme l’un des rares élus à avoir touché du bout de l’esprit le point de vue de la morale supérieure ou créatrice — Fichte se fera toutefois nuancé dans son jugement : « Jacobi effleure parfois cette région[6] ».

Il ne peut d’emblée échapper à l’un comme à l’autre que, malgré l’apparente intimité du contenu de leur pensée, ils se distinguent fortement pour ce qui est du mode d’exposition : Jacobi cherche à présenter l’esprit dans sa vitalité, privilégiant la forme de l’échange épistolaire, fictif ou réel, tandis que la WL saisit cet esprit dans la forme du système[7]. Or cette divergence touchant au statut du système pour la réflexivité philosophique ne pourra pas longtemps se faire passer pour simplement formelle ou rhétorique, comme si Jacobi exprimait sur un mode populaire ce que Fichte fondait de manière scientifique et déductive.

Dans sa lettre du 30 août 1795, Fichte insistait déjà sur deux points décisifs pour comprendre son rapport à la pensée de Jacobi : l’opposition entre l’idéalisme et le réalisme, d’une part, et l’opposition entre philosophie et vie, d’autre part[8] — ces deux oppositions se recouvrant d’ailleurs en partie. La première peut manifestement être résolue par une lecture attentive de la critique kantienne, car si Jacobi a accusé l’idéalisme transcendantal de tomber dans le solipsisme négateur de toute réalité, dans « l’égoïsme spéculatif[9] », c’est, dit Fichte, faute d’avoir compris que l’idéalisme transcendantal n’était chez Kant que l’envers de son réalisme empirique, et parce qu’il n’a pas pensé suffisamment clairement la différence entre les points de vue (Gesichtspunkte) de l’idéalisme et du réalisme, supposant, à tort, que la manière de penser philosophique, c’est-à-dire idéaliste, devait apparaître dans la vie même[10].

Passé ce malentendu, tout se passerait comme si l’opposition pouvait se régler à l’amiable. Dans son roman épistolaire Allwill, Jacobi suggérait en effet lui-même que le réaliste qui pose qu’il doit y avoir un quelque chose dont nous faisons l’expérience et l’idéaliste qui limite la réalité à la représentation qu’il peut en avoir, peuvent en principe ne pas s’entraver l’un l’autre, faire la paix et d’ennemis devenir amis, pour autant qu’ils restent bien à l’intérieur de leurs frontières respectives[11]. De son côté, Fichte, citant ce passage du Allwill et reprenant la métaphore polémico-territoriale, partagea sa conviction que l’idéalisme transcendantal et le réalisme bien compris pouvaient établir les conditions d’une vraie paix, dans la mesure où le premier pouvait garantir et affermir son propre domaine contre les assauts du second, une « sorte d’alliance » pouvait même se former entre les deux[12]. Un tel pacte de non agression sera encore évoqué par Jacobi jusque dans l’explosive Lettre à Fichte de 1799[13].

Pourtant, si l’un et l’autre paraissent d’abord vouloir se ménager, Jacobi laissant à Fichte la science, l’idéalisme concédant au réalisme la vie, il apparaît rapidement que le pacte passé n’est pas tenable. À mesure que Jacobi progresse dans sa lecture de la doctrine de la science[14], l’horizon d’une « alliance entre hérétiques[15] » va laisser place, dans cette même Lettre à Fichte, au plus fondamental antagonisme, celui qui doit immanquablement émerger entre la philosophie du savoir arrivée à sa plus haute expression systématique et la « non-philosophie » de la vie assumée dans sa forme paradoxale la plus radicale. Pour Jacobi, la philosophie intégrale comme système du savoir ne peut tout compte fait avoir affaire qu’à sa vérité propre et interne, celle qu’elle s’est fabriquée par concept, mais pas au « vrai » en soi qui ne peut être que perçu (wahrgenommen) et vécu, et non pas construit par la raison philosophante. Mais puisque la plus pure des philosophies, celle de Fichte, n’a pas besoin du vrai lui-même, et qu’elle doit nécessairement abandonner le Dieu vivant et la vie avec lui, elle ne peut qu’être condamnée au non-vrai et au néant de son propre concept[16].

La différence entre la prédilection de Jacobi pour une exposition « rhapsodique » de sa pensée et l’exigence systématique de la WL n’était donc en rien extrinsèque, mais révélait une véritable opposition de points de vue. Jacobi fut le premier à voir clairement le gouffre qui séparait sa pensée du système fichtéen, et Fichte ne pouvait pas recevoir les coups portés à sa doctrine de la science par la non-philosophie jacobienne sans comprendre à son tour le caractère irréconciliable du différend. Il ne réagira toutefois de manière aussi brutale et polémique que face à ses autres adversaires, comme s’il n’avait jamais tout à fait renoncé à s’approprier dans le mouvement réflexif de sa philosophie le point de vue de la vie que Jacobi avait si justement intuitionné. C’est que sa confrontation avec Jacobi sera pour Fichte l’occasion d’affermir sa philosophie spéculative en intégrant, comme on va le voir, le point de vue de la vie ou du non-savoir au coeur de la réflexivité du savoir.

b) La Lettre à Fichte : de l’athéisme du système au nihilisme du concept

L’influence réelle de Jacobi sur le travail philosophique de Fichte est ainsi généralement attestée par quelques concepts majeurs que celui-ci a repris à celui-là, en intégrant leur potentiel spéculatif, tout en les domestiquant dans son propre système. C’est notamment la lecture qu’on peut faire du concept de « croyance » (Glaube) qui intervient, entre autres, dans le troisième livre de la Destination de l’homme, en 1800, et donc au plus fort de la Querelle de l’athéisme. Ce contexte polémique et ces temps très hostiles pour Fichte l’ont peut-être incité à se réclamer de l’autorité spirituelle de l’auteur du David Hume über den Glauben, afin sans doute de protester de sa bonne foi. Si telle a peut-être été l’intention stratégique de Fichte, certains commentateurs l’ont pris au pied de la lettre en le considérant comme acquis, durant cette période au moins, aux vues de Jacobi. Ainsi, pour Martial Gueroult,

contre le rationalisme spinoziste de Schelling, qui tend à faire de la religion vraie le privilège exclusif d’une élite de philosophes, Fichte soutient la thèse jacobienne de la croyance, la thèse de l’indépendance du point de vue religieux à l’égard du point de vue spéculatif[17].

Tout porterait à croire, en effet, à la lecture des titres des trois livres de la Destination de l’homme, qu’après avoir dépassé le « doute », le « savoir » doit céder sa place à la « croyance », comme si le philosophe renonçait, le temps d’un écrit populaire, à la prétention systématique de scientificité qu’il a revendiquée avant et qu’il continuera à porter après. D’autres commentateurs, comme Rolf Ahlers, ont bien montré comment de nombreux passages de la Destination font clairement écho à des formules présentes dans les écrits de Jacobi[18].

Ce concept de croyance, qui renvoie assez explicitement à Jacobi, avait par ailleurs déjà été mobilisé à la fin de la première exposition de la Doctrine de la science, dans la partie pratique, quand Fichte montre qu’il faut poser au fondement de la réalité du moi comme du non-moi, une croyance[19]. Ce faisant, Fichte rejoignait la thèse jacobienne de la nécessité d’une réalité immédiatement crue, tout en ajoutant que Jacobi avait tort d’interpréter cette croyance comme une révélation déliée de toute raison. Or, l’on ne devrait pas seulement renvoyer le concept de croyance vers Jacobi, mais aussi et peut-être avant tout vers Kant, comme le suggère par exemple Alexis Philonenko[20], ou plutôt vers un Kant réinterprété par Jacobi. D’après Reinhard Lauth, la première exposition de la WL suppose en effet la lecture des livres de Jacobi sur Spinoza et Hume et peut à certains égards être considérée comme une synthèse des conceptions de Jacobi et Kant[21] ; la lecture fichtéenne de Kant serait d’ailleurs fortement influencée par le David Hume de Jacobi[22]. Partant de cette influence croisée d’un Kant lu par Jacobi et d’un Jacobi refondé par Kant, on gagne une signification pratique du concept, justifiée par le fait que, dans la Grundlage de 1794 déjà, la croyance ne soit fondée que par la partie pratique — ce qui donne d’ailleurs un tout autre sens, par effet retour, au concept de « savoir » du deuxième livre de la Destination de l’homme. La croyance du troisième livre ne signifie donc pas un simple retour au point de vue empirique de la vie, ni à une croyance naïve. Elle est un point de vue interne à la réflexivité philosophique, dans la mesure où elle est le dépassement du moment nihiliste de la réflexion idéaliste posée dans le deuxième livre, laquelle réflexion est elle-même le dépassement du moment spinoziste du rapport réaliste aux choses qui caractérise le premier livre. Mais cette croyance est bien un produit de la réflexion qui cherche à nier la réflexion, sans pouvoir en sortir[23]. Elle exprime l’essence pratique du sujet, comme sujet voulant, et préserve en cela le sujet pensant du nihilisme de la spéculation et, partant, de sa propre destruction et de la destruction du monde[24].

Il devient ainsi plus aisé de retrouver dans la construction de la Destination non seulement la structure de la Grundlage divisée en partie théorique et en partie pratique, mais aussi la doctrine des postulats de la Doctrine de la science Nova methodo[25], toutes deux reprises en 1800 sous une forme populaire. On comprend aussi que, dans le troisième livre, c’est le moment pratique de la croyance qui vient répondre à l’indétermination relativiste du moment purement théorique du savoir qui n’a affaire qu’à des « images qui passent, flottantes », « sans signification et sans but », le moi théorique (le « savoir ») n’étant lui-même qu’une « image confuse d’images »[26]. Seul l’appel à agir dans le monde permet d’exiger une réalité au-delà de l’image et de dériver les images théoriques d’une image pratique plus fondamentale (Vorbild) : celle de la liberté[27]. En outre, si l’on porte attention à la dynamique de l’écrit, c’est dans un dialogue que le moi entretient avec « l’Esprit » que se dégage le sens pratique de son savoir. Or, l’Esprit qui exige du moi qu’il se pose certaines questions sur ce qu’il présuppose quand il dit savoir quelque chose et qui le guide vers les réponses à y donner ne nous semble symboliser rien d’autre que la réflexivité du savoir absolu que suppose le moi philosophant[28], dont il procède et où il trouve sans cesse l’orientation de sa pensée discursive.

Mais c’est pour un autre concept que la dette de Fichte à l’égard de Jacobi va s’avérer bien plus substantielle, le concept de « vie », qui va animer de l’intérieur certaines expositions de la WL, comme celle de 1801-1802, mais plus clairement encore la deuxième conférence de 1804, où son importance systématique est incontestable. Certes, comme l’a montré Wolfgang Schrader à la suite de Reinhard Lauth, Fichte n’a pas attendu d’être confronté à la critique de Jacobi pour thématiser le concept de vie, lequel joue en fait une fonction philosophique déjà très importante dans les écrits de la période d’Iéna[29]. Mais le recours à ce concept y est relativement ponctuel et ne semble pas encore complètement systématisé avant 1799, quoiqu’il recèle déjà un problème central pour la philosophie fichtéenne. Avant même d’intégrer pleinement l’arsenal conceptuel de la doctrine de la science elle-même, c’est dans une série d’écrits populaires — en particulier dans les prises de positions publiées à l’occasion de la fameuse Querelle de l’athéisme, ainsi que dans le Rapport clair comme le jour — que le concept de vie va se voir explicitement doté d’un rôle majeur, à l’occasion justement d’une nouvelle confrontation de l’idéalisme transcendantal avec la philosophie — ou plutôt la non-philosophie — de la vie de Jacobi, donnant lieu à une série de formules frappantes.

Ainsi, on peut y lire que c’est « la vie [qui] est but, en aucun cas l’activité spéculative », laquelle n’est même pas le moyen pour former la vie, puisqu’elle est résolument « dans un autre monde[30] ». L’activité spéculative, poursuit Fichte, ne produit rien pour la vie, elle « est seulement le moyen de reconnaître la vie », car ce dont on est imprégné, ce qu’on est soi-même, on ne peut le connaître sans sortir de soi. Mais, « vivre c’est très exactement ne-pas-philosopher ; philosopher c’est très exactement ne-pas-vivre[31] ». « Il y a là, nous dit le philosophe, une parfaite antithèse, et il est […] impossible de trouver un point d’unification […], [sinon] en dehors de la conscience que prend le véritable philosophe de l’existence pour lui des deux points de vue[32] ». La philosophie, même accomplie, ne peut ni donner ni remplacer le sentiment (Empfindung), lequel est le seul vrai principe de vie[33]. Comme le précise encore le Rapport clair comme le jour, la théorie de la science « se donne pour une image de la vie, non pour la vie elle-même ». Elle « sait très bien et n’oublie jamais que la vie ne vient que de la vie elle-même ». Mais du même coup, « aucune des pensées qu’elle exprime, des propositions qu’elle énonce, des affirmations qu’elle avance, n’appartient à la vie réelle, ni ne lui convient[34] ».

Doit-on lire dans cette antithèse dramatique entre philosophie et vie une concession significative faite à la pensée de Jacobi ? Fichte rejoint-il à cette période la « perspective réaliste-sceptique » et la « non-philosophie » de Jacobi[35] ? Ou n’est-ce pas au contraire une manière de désamorcer, en partie par avance, ses positions anti-spéculatives ? Et, si certaines de ces formules ont bien été pensées et rédigées très peu de temps avant l’envoi de la lettre de Jacobi[36], dans quelle mesure la critique jacobienne a-t-elle effectivement contribué à approfondir l’opposition entre ces deux pôles conceptuels dans la pensée fichtéenne ?

Pour le comprendre, il faut reprendre cette critique telle qu’elle s’est directement adressée à Fichte dans une lettre que Jacobi lui écrivit en 1799 avant de la publier, officiellement pour défendre l’honneur de Fichte dans la Querelle de l’athéisme, mais aussi et surtout pour se positionner de manière polémique à l’égard de l’idéalisme transcendantal, de la philosophie de son temps et même de la philosophie en général[37]. Cette lettre à Fichte constitue une pièce majeure de l’histoire de l’idéalisme allemand et est souvent considérée comme le point culminant non seulement de l’échange épistolaire entre les deux hommes, mais même du développement philosophique de Jacobi[38], parachevant sa confrontation polémique avec le spinozisme et le kantisme.

Dès l’avant-propos de l’ouvrage reprenant la publication de la lettre, Jacobi déclare qu’il considère « la conscience du non-savoir comme ce qu’il y a de suprême en l’homme, et le lieu de cette conscience comme le lieu — inaccessible à la science — du vrai ». L’erreur de Fichte est de prétendre « inclure ce lieu dans le domaine de la science[39] ». C’est à cause de cette prétention que l’idéaliste s’est exposé à l’accusation d’athéisme, alors qu’en restant dans les limites de la philosophie transcendantale, il aurait dû admettre que Dieu ne peut être objet de savoir, mais seulement de foi[40]. La philosophie transcendantale n’est en soi, c’est-à-dire dans ses limites conceptuelles, pas plus athée que théiste, au même titre que la géométrie ou l’arithmétique.

[Mais] si elle voulait être théiste, et l’être exclusivement, elle deviendrait athée, ou en prendrait du moins l’apparence, en montrant comment Dieu lui aussi, pris en flagrant délit de non-existence en soi, gagnerait, par là seul, un statut philosophique et deviendrait même, d’une façon générale, quelque chose de réel[41].

Par un tel jugement, Jacobi entend laver Fichte de l’accusation d’athéisme qui pèse sur lui en tant que personne, tout en présentant sa philosophie, en tant qu’accomplissement de la science, comme incapable de s’élever au principe divin, dans la mesure où Dieu y est chosifié comme objet d’un savoir lui-même déifié. Or, Jacobi l’affirme haut et fort, de deux choses l’une : « ou bien Dieu est et il est hors de moi, un être vivant subsistant pour soi, ou bien je suis Dieu[42] ». Fichte ne pèche pas donc par manque de cohérence ; il est au contraire on ne peut plus cohérent, au point que si la philosophie s’accomplit pleinement, de manière cohérente et systématique, elle ne peut conduire qu’à Fichte, de même qu’elle avait d’abord nécessairement conduit à Spinoza. Car la doctrine de la science est le véritable « système de la raison », dans lequel tout est donné dans et par la raison, dans le moi, comme un moi, dans l’égoïté. Elle est à cet égard une espèce de « spinozisme renversé[43] ».

C’est le poète danois Baggesen qui aurait suggéré à Jacobi l’idée que les systèmes de Fichte et de Spinoza étaient dans une relation symétrique inverse, se présentant comme deux triangles dont la base de l’un (« Dieu est — Dieu est moi », chez Spinoza) est le sommet de l’autre (« Je suis — je suis Dieu » chez Fichte)[44]. Dans le système idéaliste, l’esprit humain doit se faire créateur du monde et même créateur de lui-même, ce qui exige qu’il se détruise dans son essence (Wesen) pour pouvoir consister uniquement dans le concept[45]. Tout ce qui est en dehors de ce système du moi ne peut pas être, ne peut que tomber dans le néant. Le moi lui-même doit se détruire dans son essence, pour pouvoir se poser dans le concept. Pour Jacobi, la supposition fondamentale de la philosophie de Spinoza comme de celle de Fichte est que la pensée scientifique est un construit ; Jacobi a d’ailleurs fondamentalement interprété le spinozisme comme un idéalisme, dès lors qu’il déduit le système de la nécessité de la pure pensée et du principe rationnel que rien ne procède de rien[46]. En cela le constructivisme du système n’est que la face positive d’un nihilisme et d’un athéisme inéluctables.

Aussi Jacobi condamne-t-il la philosophie fichtéenne non seulement parce qu’elle mène à l’athéisme et plus généralement au « nihilisme », mais parce qu’en opposant système et vie, elle sépare l’homme et le philosophe[47], ce qui rendrait impossibles une vie philosophique, aussi bien qu’une philosophie appliquée à la vie. Ce n’est pas que le principe spéculatif de la philosophie de Fichte serait faux en lui-même. Au contraire, Jacobi s’accorde avec Fichte, contre Spinoza, sur le principe même de son système : « toute science, je l’affirme comme vous, est un objet-sujet, sur le modèle originaire du Moi, et ce Moi seul est science en soi ». En outre, il considère « comme une sottise que de croire que l’on pourrait trop philosopher. Trop philosopher signifierait trop méditer[48] ». Et en même temps, pour Jacobi, la vraie philosophie, s’il en est, doit se moquer de la philosophie, de sa tendance à « l’autodéification[49] », de sa prétention à substituer sa vérité conceptuelle à l’être vrai, au « Dieu VIVANT[50] ».

Mais la critique jacobienne contre la philosophie fichtéenne et, à travers elle, contre toute philosophie scientifique ou systématique, entend s’assumer pleinement dans le paradoxe de son statut à la fois philosophique et méta- ou antiphilosophique, car ce paradoxe d’une dissolution du savoir basée sur la raison[51], quoique logiquement inconsistant, peut très bien se vivre pour faire voir le vrai à travers lui. C’est « par goût » que Jacobi avoue préférer sa « philosophie du non-savoir au savoir philosophique du néant[52] ».

Nous voulons donc tous deux, déclare-t-il encore, […] que la science du savoir […] parvienne à la perfection à la seule différence que vous le voulez pour que le fondement de toute vérité apparaisse comme résidant dans la science du savoir, moi pour qu’il devienne manifeste que ce fondement, le vrai lui-même, existe nécessairement hors d’elle[53].

Or, c’est précisément au moment où la « philosophie unique » (celle de Fichte) et sa propre « non-philosophie » en arrivent, dans leur développement respectif, au « paroxysme de l’antipathie » l’une pour l’autre, qu’elles entrent en contact et se compénètrent[54].

c) L’unité différenciée du système et de la vie comme points de vue de la liberté chez Fichte

De telles formulations paradoxales ne pouvaient manquer de mettre Fichte dans l’embarras[55], face à une grave perplexité quant à savoir si leur opposition était irréductible ou artificielle, les deux positions ne pouvant même pas trouver un terrain commun où confronter leurs divergences. Dans une lettre qu’il adresse à Reinhold le 22 avril 1799, l’on peut déjà lire un certain malaise :

Je souscris pleinement aux formules de Jacobi […]. Il connaît l’essence de la spéculation aussi intimement que l’essence de la vie. Mais pourquoi ne peut-il pas s’élever froidement au-dessus de ces deux points et les tenir dans leur rapport ? Pourquoi doit-il être enfermé ou bien dans le point de vue de la spéculation […] ou bien à un autre moment, s’en tenant au point de vue de la vie, railler, maudire et abhorrer la spéculation, alors qu’il la reconnaît comme telle.

Et plus loin : « il rejette, à juste titre, l’enthousiasme logique, et je le rejette avec lui. Mais il semble être habité par un enthousiasme opposé que j’appellerais l’enthousiasme de la vie, qui lui interdit de même tenter de s’abstraire […] de la vie réelle[56] ».

Au fond, Fichte et Jacobi ne semblent être en désaccord ni sur le concept de spéculation ni sur le concept de vie. Leur divergence porte sur le rapport entre les deux et, plus précisément, sur la question de savoir « dans quelle mesure la science est capable de décrire la vie[57] ». Fichte est ainsi sommé de répondre à la critique selon laquelle la science serait absolument inutile pour la vie. Certes, concède-t-il, le raisonnement « ne peut ni ne doit avoir une puissance pratique motrice […]. L’élément moteur est l’instinct, la tendance, etc. La pensée ne fait que lui mettre des yeux à disposition[58]. » Mais on ne peut en conclure que la spéculation n’aurait aucune utilité ou force propre à faire valoir pour la vie. La science a non seulement l’utilité négative d’éradiquer les erreurs et les fourvoiements que le goût pour le fruit du savoir a causés, mais elle revêt aussi une utilité pédagogique positive quand elle tâche de répondre à la question de savoir « quelle est la façon de penser à laquelle se former et former les autres[59] ». La science est la « destination de l’homme », nous répète encore Fichte ; dès lors qu’il s’y est essayé, en s’interrogeant par exemple sur l’existence de Dieu, il doit aller jusqu’au bout de son intérêt spéculatif, car rien n’est pire qu’une demi-science. Dans une lettre à Jacobi déjà citée, Fichte utilisait l’image du péché adamique : « nous avons commencé à philosopher par orgueil et avons de ce fait brisé notre innocence ; nous avons vu notre nudité et philosophons depuis lors par nécessité [Not] et pour notre rédemption[60] ». La seule manière de ne perdre ni le savoir ni la vie, c’est de réfléchir jusqu’au bout, ce qui doit nous amener à reconnaître le libre savoir comme la manifestation de la vie et, partant, à déduire l’opposition des points de vue du système de la vie de leur unité originaire.

C’est dans la WL de 1804 que Fichte arrive à justifier systématiquement l’unité différenciée de la vie et de la philosophie, en ce qu’il construit génétiquement le savoir absolu à partir de l’acte de vie originaire[61]. La WL est ainsi capable de montrer qu’en tant que système du savoir, elle n’est plus figée dans le rapport antithétique à la vie qui inaugure son mouvement réflexif, mais qu’elle est la plus haute et nécessaire manifestation de la vie elle-même[62]. C’est que la WL n’est pas un instrument qu’on possèderait pour l’appliquer à la vie : on ne possède pas la WL, on l’est, on la vit dans la mesure où l’on est devenu ce qu’elle opère en nous, et qu’en ce « nous », la WL et nous-mêmes ne faisons plus qu’un[63]. La vie est ainsi la vérité de la WL, autant que la WL est la vérité de la vie. Dans la WL, vie et savoir dépassent leur opposition première, se comprennent et se pénètrent réciproquement en pleine lumière, se reconnaissent l’un l’autre dans leur unité et leur différenciation originaires : en elle, la pensée se vit pleinement comme image (de la vie), et la vie se connaît clairement comme vie (de l’image). Arrivés à ce point suprême de leur genèse, le point de vue du système et le point de vue de la vie ne s’opposent plus que relativement, comme les deux pôles extrêmes d’une même auto-affirmation de l’absolu dans le savoir ; à ce point, le système comprend qu’il n’est que l’assomption du besoin pulsionnel de philosopher, de se réfléchir dans sa pulsion de vie, un besoin qui prend son élan dans la vie même. Eu égard à ce besoin vital de réflexivité, la philosophie du savoir ne peut être qu’une philosophie de la vie, et inversement[64].

Revenant sur son différend avec Jacobi plus de sept ans après la publication de la lettre, Fichte montre que le point décisif réside dans la fonction spéculative du concept de liberté. Si l’on considère que la liberté est « l’apparaître absolu » et la manifestation de l’absolu, « la liberté de la liberté n’est et ne demeure en toutes choses qu’un abandon au réel de l’apparition absolue qui la saisit[65] ». Mais elle ne peut s’abandonner elle-même à la vie que parce qu’elle s’est d’abord « arrachée à l’instinct aveugle ». Or, nous dit Fichte, « seule la clarté arrache [l’homme] à l’emprise de celui-ci, sans supprimer par là l’être absolument donné, tandis qu’il n’y a effectivement dans la vie aucune clarté de part en part et que l’homme n’y est libre en aucun sens[66] ». Le savoir est certes « reconstruction » (Nachconstruieren) de la vie qui est en son fondement, il est compréhension de la non-compréhension, de l’incompréhensible qu’est cette vie absolue face à laquelle il s’anéantit. Mais c’est bien uniquement dans la science qu’une telle autodestruction du savoir et un tel abandon de soi dans la vie sont possibles ; et ce n’est que par la « clarification » de la science qu’ils se font librement, tandis que « celui qui reste uniquement dans la vie n’est pas libre[67] ». Il y a comme une pulsation constante au coeur de la réflexivité philosophique, faite d’un va-et-vient entre l’arrachement de la liberté du savoir hors de la vie, par où la liberté libère la vie de son aveuglement, et d’un abandon de la liberté à la vie, par où la vie revitalise la liberté en la sauvant de sa tendance nihiliste.

Si système et vie, pôles extrêmes de cette pulsation, sont sortis de leur rapport antithétique, c’est aussi parce qu’ils sont posés non pas comme des domaines qui se limiteraient l’un par l’autre — comment tracer leur frontière ? — mais bien comme des points de vue qui sont l’envers l’un de l’autre. Système et vie ne sont pas deux territoires qu’on ne pourrait relier, sinon par un saut, mais ils se posent comme des points de vue ou des aspects de la liberté du savoir. Pour Jacobi, ce n’est pas la vie qui peut être réduite à un point de vue, mais seulement la spéculation, laquelle se ramène à un jeu vide[68]. Au contraire, pour Fichte, le concept de vie lui-même doit être pensé dans sa duplicité, à la fois comme l’absolu ou le non-savoir que le savoir met en perspective ou en image, mais aussi comme un point de vue du savoir lui-même, un point de vue empirique qui s’oppose au point de vue transcendantal et qui n’est effectif qu’en se divisant en quatre Weltansichten, quatre visions du monde — le naturalisme, le légalisme, l’éthique créatrice et la religiosité — exprimant chacune une manière plus ou moins lucide dont la liberté peut se vivre comme le principe de formation du monde[69]. C’est bien le savoir qui élève la vie à la puissance du point de vue ; sans le savoir, sans la spéculation en tant que « détermination nécessaire de la vie », on ne pourrait pas « vivre le point de vue de la vraie vie », comme Fichte le répète à Jacobi en 1810 (lui avouant d’ailleurs qu’il continue à méditer sur sa lettre, onze ans après)[70]. C’est parce qu’on les pose comme points de vue qu’on peut éviter une confusion entre vie et philosophie qui serait fatale pour l’une comme pour l’autre[71].

On ne peut parler de deux points de vue, on ne peut les poser et les penser comme tels que si l’on est capable de passer de l’un à l’autre et de comprendre ce passage — précisément ce que Jacobi ne parvient pas à faire, restant figé dans l’alternative effectivement mortifère de la vie et du système. Un tel passage n’est possible que dans et par la liberté du savoir qui se différencie de l’intérieur en se posant comme point de vue absolu d’un absolu qu’elle n’est pas, mais qu’elle manifeste en elle. Tant que l’opposition métaphilosophique de Jacobi est purement existentielle, mettant en vis-à-vis deux façons de vivre, Fichte ne peut rien lui objecter. À ce niveau factuel, l’opposition entre points de vue est irréconciliable, pour autant qu’elle puisse même s’énoncer. Mais cette critique ne peut pas ne pas se formuler dans le concept, puisqu’elle doit se poser dans le savoir pour en affirmer la nullité relativement à la vie ; dès lors, elle se contredit performativement en niant son fondement conceptuel.

Au moment même où Fichte s’efforçait de répondre aux attaques de Jacobi, en montrant que son système ne s’effondrait pas dans le néant du concept et que la différenciation entre les points de vue de la philosophie et de la vie procédait d’une racine unitaire, il fut l’objet d’une offensive quasiment inverse, de la part d’un Hegel qui était en train d’élaborer l’architecture de son propre système et qui reprochait à celui de Fichte une incomplétude précisément attestée par cette différence insurmontable qui demeurait en lui entre le point de vue de la réflexion transcendantale et le point de vue de la vie ou de la conscience empirique. Le système n’était plus alors accusé de trop prétendre, mais de n’en faire pas assez.

2) Hegel contre Fichte : Système et absolu, identité dialectique ou duplicité perspectiviste ?

À trois ans près, le premier accomplissement systématique de la philosophie hégélienne suit directement le moment de la refonte spéculative de la Wissenschaftslehre de Fichte en 1804. Cette concomitance peut attirer notre attention sur l’intime proximité apparaissant entre deux philosophies qui semblent partager le même programme — exposer l’absolu —, ainsi que le titre d’un des modes fondamentaux de réalisation de ce programme — la phénoménologie. En effet, le mouvement phénoménologique de la WL de 1804 qui s’achève sur la division des cinq Weltansichten (la vision transcendantale et les quatre visions empiriques) pourrait trouver des échos dans la phénoménologie hégélienne des figures de l’esprit qui aboutissent au savoir absolu. La différence va pourtant s’avérer décisive dans la mesure où, pour Fichte, le savoir absolu n’est pas l’absolu lui-même, mais sa réflexion ou son image et ne renie donc jamais son caractère de point de vue de l’absolu, alors que Hegel entend dépasser ce point de vue de la réflexion, incapable de s’élever à la totalité du système de l’esprit absolu.

L’objectif de cette deuxième confrontation est de cerner l’une des sources principales de la divergence entre l’idéalisme transcendantal spéculatif de Fichte et l’idéalisme spéculatif absolu de Hegel dans leur manière respective de poser le concept d’absolu en relation avec ses points de vue. À partir de la critique hégélienne de Fichte dans l’écrit sur La différence (Differenzschrift), on examinera la manière dont Hegel entend dépasser le point de vue transcendantal fichtéen et, en retour, comment une critique transcendantale de ce dépassement peut se formuler à partir de la WL de 1804. En tentant de saisir la différence d’appréhension du point de vue du système chez les deux philosophes, nous voulons trouver des éléments d’éclaircissement de la dynamique propre par laquelle la doctrine de la science rapporte le point de vue du système de la liberté au point de vue de la vie de la liberté.

a) Le dépassement de la philosophie « réflexive » transcendantale par le système spéculatif de l’identité absolue dans la Differenzschrift

Dans l’écrit La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, la prise de position de Hegel en faveur du point de vue de Schelling — auquel il s’identifie encore essentiellement en 1801, avant de s’en démarquer très nettement un peu plus tard — conditionne clairement sa lecture et sa critique de la philosophie dite « réflexive » de Fichte. La tâche de la philosophie (c.-à-d. de construire l’absolu dans la conscience ou exposer son auto-construction dans le phénomène[72]) est par principe confrontée au problème de la réflexion. L’absolu doit être réfléchi et donc posé ; mais de cette manière, on l’abroge puisqu’on le limite. La réflexion confie l’absolu à l’entendement qui pose l’être en l’opposant et en le conditionnant par des limitations réciproques de concept. La réflexion, comme toute chose, « ne subsiste qu’en l’absolu ; mais comme réflexion, elle s’oppose à lui ; elle doit donc, pour subsister, se donner la loi de la destruction de soi-même[73] ». Ainsi, dans son rapport à l’absolu, la réflexion s’anéantit en dépassant ses propres limites. Du point de vue de la relation de la philosophie à l’absolu, tout terme limité est lui-même une identité relative et donc un élément d’antinomie que doit dépasser la raison[74] ; « là réside l’aspect négatif du savoir, l’aspect formel qui, régi par la raison, se détruit lui-même. Outre cet aspect négatif, le savoir comporte un aspect positif, c’est-à-dire l’intuition[75] ». C’est le savoir transcendantal qui unit les deux termes, la réflexion et l’intuition, « il est à la fois concept et être ». Ce savoir est l’autodépassement de l’antinomie des termes opposés par et dans la réflexion, l’identité consciente du fini et de l’infini, du libre et du nécessaire[76].

Pour Hegel, Fichte a bien saisi cette intuition intellectuelle de l’identité absolue sujet-objet, moi=moi. Avec le savoir transcendantal, il a atteint le vrai principe spéculatif, qui en lui-même n’est pas subjectiviste. Par la conscience pure : moi=moi, le point de vue philosophique transcendantal s’oppose à la conscience commune empirique et s’élève au-dessus de son point de vue, conscience pour qui le moi se présente uniquement dans l’opposition du sujet et de l’objet. La tâche de la philosophie en tant que système est alors « d’abroger l’opposition apparente entre la conscience transcendantale et la conscience empirique » en déduisant complètement la deuxième de la première. L’identité de toute conscience empirique avec la conscience pure est le savoir, et la philosophie qui connaît cette identité est la science du savoir[77].

Mais ce serait précisément dans cette tâche d’édifier l’identité du principe dans la totalité du système en exposant l’absolu jusque dans ses phénomènes que l’idéalisme fichtéen échouerait à dépasser le point de vue subjectif et limitatif de la réflexion, c’est-à-dire, pour Hegel, le point de vue de l’entendement. Pour se construire comme système, le principe transcendantal s’applique au phénomène en rapportant l’absolu à sa manifestation par un rapport de causalité qui est une fausse identité, car il se fonde sur une opposition absolue entre deux termes de rang inégaux, où l’un domine l’autre, par une incidence de l’intelligence sur le sensible. Le véritable rapport de la spéculation (le rapport de l’absolu à son phénomène) est au contraire le rapport de substantialité. Or, chez Fichte, les propositions A=A (position du moi) et A=B (position du non-moi) sont certes inconditionnelles, mais la synthèse de leur identité dans le système est relative, elle est un simple devoir et en elle l’opposition des termes demeure. La « synthèse absolue à laquelle aboutit [le système] n’est pas moi=moi, mais moi doit être égal à moi. L’absolu est construit pour le point de vue transcendantal, mais non pour celui du phénomène : les deux se contredisent[78]. » « Le transcendantal reste lui-même un terme opposé », « le moi, le principe du système, est un sujet-objet subjectif[79] ». Ce n’est donc pas sur le plan du principe de la spéculation authentique, mais bien au moment de sa construction comme système que la philosophie transcendantale fichtéenne faillirait[80].

Pour Hegel, la philosophie transcendantale est un point de vue véritable mais partiel : celui de la science de l’intelligence, du sujet-objet subjectif, dont doit être irréductiblement différenciée la philosophie de la nature ou science du sujet-objet objectif. La seule manière pour ces deux sciences de dépasser leur opposition est de se reconnaître chacune comme l’un des deux aspects de l’absolu et de dépasser scientifiquement cette limite pour aboutir au point d’indifférence absolu entre les deux et « reconnaître en l’une et en l’autre un seul et même absolu[81] ».

b) La Phénoménologie de l’esprit et le système des figures de l’esprit absolu

Ce programme de construction de l’identité absolue dans la totalité du système sera repris et élaboré sous une première forme aboutie dans la Phénoménologie de l’esprit, après que Hegel se sera distancé de la philosophie de l’identité de Schelling, sans pour autant remettre en question le point nodal de la critique de la philosophie transcendantale, soit la différence non surmontée entre le point de vue philosophique et le point de vue commun. Au commencement du procès phénoménologique, le point de vue de la science et le point de vue de la conscience de soi commune valent l’un pour l’autre comme « l’inverse de la vérité », puisqu’ils sont l’un pour l’autre encore ineffectifs. La science doit alors s’extérioriser pour poser la conscience commune comme une seule et même chose avec elle-même. L’élévation de la conscience dans l’élément de la science, c’est-à-dire l’auto-connaître pur dans l’être-autre absolu, est la phénoménologie de l’esprit[82]. Celle-ci, en tant qu’automanifestation de la vie de l’esprit dans son concept de soi, suppose ou plutôt réalise une continuité intégrative entre les perspectives de la vie et du système[83].

Ce mouvement phénoménologique élève l’individu de son point de vue inculte au savoir en le considérant dans le procès de l’esprit du monde, dans sa culture dont, en tant qu’individu, il est une figure incomplète, mais dont il tient en lui le passé. Dans ce procès, ce travail de l’histoire du monde, chaque moment est nécessaire et l’individu doit effectuer patiemment ce travail pour lui-même, de manière à convertir l’en soi de l’histoire de l’esprit en un être-pour-soi. La science de ce chemin est la science de l’expérience que parcourt la conscience pour elle-même. « L’expérience que la conscience fait sur soi ne peut, selon son concept, comprendre dans soi rien de moins que le système total de cette même conscience », de sorte que « les moments du tout sont des figures de la conscience[84] ». Au tribunal de ce mouvement, ces figures singulières ne subsistent pas comme telles, mais elles sont des moments positifs nécessaires tout autant qu’elles sont négatives et disparaissantes. La vérité philosophique est le mouvement de l’esprit de soi en soi-même, qui aboutit au savoir absolu.

Le savoir absolu est l’esprit lui-même qui parcourt son propre développement historique en figures distinctes et, en saisissant la nécessité de ce mouvement, se reconnaît lui-même dans cette aliénation. Dans ce savoir, l’esprit absolu se sait comme tel, il devient pour soi ce qu’il était en soi, égalisant ainsi dans le concept de soi ce qui apparaissait jusque là comme ses différents moments, soit : la substance qu’il est et le sujet qui se sait, la vérité et la certitude, l’objet de la conscience et celui de l’auto-conscience[85]. Avec le savoir absolu, l’esprit a « conclu le mouvement de sa mise-en-figures[86] ». Les moments de son mouvement ne se présentent plus dans la science comme figures de la conscience, mais comme concepts déterminés. Dans son achèvement, dans son mouvement d’« aller-dans-soi », le savoir de l’esprit absolu abandonne « son être-là et remet sa figure au souvenir[87] ». Les différents points de vue ou figures, la perspectivité elle-même où l’esprit s’est d’abord manifesté, sont ainsi dépassés comme moments de la totalité du système de l’esprit absolu.

Par sa critique du transcendantalisme fichtéen, Hegel entend bien dépasser « le point de vue même de la conscience », qui forme le point de départ de la doctrine de la science, afin d’en rendre compte comme d’une perspective déterminée du savoir apparaissant[88], comme d’un moment du procès. Car le savoir absolu n’est pas pour lui un « point de vue transcendantal », il est « l’unité réalisée de la philosophie et de la vie[89] ». L’absolu est esprit et le savoir absolu n’est rien d’autre que l’absolu se sachant comme esprit[90]. Le système de l’esprit absolu est le dépassement de tout point de vue en tant que tel, par l’intégration de toutes ses figures, quand bien même il se construit sans cesse par une série d’oppositions de points de vue.

Historiquement, rien n’indique que Fichte ait lu attentivement ou même pris connaissance de la Phénoménologie ou d’autres oeuvres spéculatives plus tardives de Hegel[91]. On sait par contre qu’il connaissait au moins l’existence de la critique par Hegel de son propre système, puisqu’il y fait allusion dans sa correspondance avec Schelling[92]. Quant au contenu détaillé de l’écrit sur la Différence, il n’est pas évident qu’il s’y soit confronté, comme il l’a fait à maintes reprises avec certaines thèses de Schelling. Il est toutefois possible de reconstruire quelques éléments d’une réponse fichtéenne à la critique hégélienne, non seulement dans une relecture de la Grundlage de 1794 sur lequel se base Hegel, mais aussi, plus clairement sans doute, dans les versions de la WL ultérieures à 1800, et notamment dans la deuxième version de 1804 où, trois ans avant la parution de la Phénoménologie de l’esprit, Fichte accordait déjà une fonction systématique centrale au concept de « phénoménologie » en tant que théorie du phénomène et de l’apparence (Phänomenologie, Erscheinungs- und Scheinlehre)[93]. Nous allons donc nous concentrer pour finir sur les éléments de cette réponse qui reposent sur la détermination perspectiviste du savoir absolu.

c) La refondation spéculative de la WL et la différence perspectiviste entre savoir et absolu

La WL de 1804 fait particulièrement bien voir que l’auto-construction systématique du principe de l’intuition transcendantale n’est pas condamnée à échouer dans la WL, mais aboutit au contraire au système de la science en tant que genèse absolue du savoir. Cette genèse présuppose bien une différence capitale entre le savoir ordinaire (ou la conscience empirique) et le savoir transcendantal. Mais cette différence n’oppose pas les deux savoirs dans un rapport de causalité qui différerait à l’infini l’autoréflexion de l’absolue identité (sujet-objet) dans son phénomène et rendrait impossible une philosophie appliquée. Ces deux consciences sont en fait les deux points de vue fondamentaux du savoir absolu, les deux perspectives de l’intuition intellectuelle, le « double phénomène de ce qui est en soi […] une seule et même chose » : la conscience empirique est la perspective factuelle du savoir absolu, la réflexion transcendantale en est la perspective génétique[94]. Entre ces deux points de vue du savoir absolu, la relation n’est pas transitive mais réflexive ; ce n’est donc pas strictement un rapport de causalité qui oppose le sujet et l’objet de la réflexion, mais c’est plus primordialement une relation réciproque de substantialité, dès lors que « le fait est genèse et la genèse [est] fait[95] ». L’accomplissement génétique de cette relation réflexive n’est rien d’autre que le système de la science selon Fichte.

Cette différence entre perspectives factuelle et génétique fait voir la perspectivité comme une structure phénoménologique essentielle du savoir absolu lui-même, et non pas seulement comme un moment dépassé dans la totalité accomplie du système. C’est en ce sens qu’on peut interpréter la différenciation en cinq points de vue fondamentaux de la conscience à laquelle aboutit la WL de 1804. Les quatre points de vue empiriques expriment factuellement autant de degrés progressifs de l’autoréalisation de la liberté dans le monde, mais aussi de l’autoréflexivité du savoir qui s’achève dans la genèse absolue du cinquième point de vue transcendantal de la science. Pour autant, ce point de vue génétiquement ultime n’épuise pas, pour Fichte, la manifestation de la liberté absolue, mais il n’en est jamais qu’un point de vue, celui de la science du savoir, lequel se différencie de la vie absolue qui n’est épuisable en aucune de ses mises en perspective. Le savoir absolu n’est pas l’absolu lui-même mais seulement le savoir de l’absolu[96], son image originaire se sachant image.

En posant le savoir absolu en tant qu’auto-construction de la vie absolue, la spéculation fichtéenne, sans tomber dans les oppositions limitatives de l’entendement, expose la manifestation de l’absolu dans l’autoposition du savoir, qui est en même temps son autodifférenciation de l’absolu. Cette différence originaire est la différence pratique du Sollen qui, en tant que concept de fin (Zweckbegriff) de la liberté, est l’image pratique de l’être, l’image d’un être à faire. Le système fichtéen n’aboutit pas, comme le pense Hegel, à une synthèse incomplète, trahie dans la proposition : « moi doit être égal à moi », laquelle synthèse n’en reviendrait jamais à l’identité absolue de l’intuition intellectuelle. Dans la WL, le « doit » n’est pas une approximation infiniment différée du moi, mais il est l’identité, l’essence même du moi, puisqu’il est le concept de son agir : « Le moi doit[97]. » C’est parce qu’il est pratique et libre que le savoir a le caractère de l’absolu : il n’est pas une conséquence[98] ou un simple effet relatif de l’absolu qu’il « met en image » (bildet), mais il est sa propre origine absolue en tant que libre auto-construction. Loin d’être la marque de l’inachèvement du système, le Sollen est la clef de voûte de l’architectonique de la WL[99], comme système de la liberté.

L’autodifférenciation spéculative du savoir absolu en point de vue transcendantal génétique et point de vue empirique factuel procède de cette essence pratique, de cette identité déontologique du moi. Le problème de l’application empirique du point de vue transcendantal, soulevé par Hegel comme la preuve de l’échec de l’idéalisme fichtéen du fait de la discontinuité entre philosophie et vie, est bien un problème systématique dans la mesure où il se pose dans le système et doit être résolu hors du système dans la vie. Toutefois, ce problème systématique spéculativement assumé ne signifie pas l’incomplétude du système, mais témoigne au contraire de son ouverture à la vie en tant que système vivant : le système n’épuise pas la liberté transcendantale, mais la réfléchit en soi comme l’appel à une tâche politico-morale : la transformation du monde comme réalisation infinie de la liberté transcendantale. Pour autant, la doctrine de la science n’est pas enfermée dans le légalisme d’une vision morale du monde, mais elle est fondamentalement animée par une vision pratique de l’être.

Alors que, dans sa critique de l’idéalisme transcendantal, Hegel semble concevoir la perspectivité comme un moment de la totalité du système, Fichte pose le système comme une perspective de l’absolu, comme un point de vue de la liberté absolue qui est elle-même une image de la vie. Dans la doctrine de la science, la perspectivité du savoir absolu lui-même reste indépassable en tant que détermination phénoménale et joue un rôle structurel dans la dynamique de détermination réciproque (Wechselwirkung) entre les différents points de vue du savoir (subjectif et objectif, idéal et réel, théorique et pratique, système et vie). Elle peut être interprétée comme remplissant la fonction transcendantale qui rend possible une auto-relativisation du système par rapport à la vie. Si le point de vue transcendantal constitue l’exposition scientifiquement, c’est-à-dire systématiquement accomplie et génétiquement ultime du savoir absolu, la liberté transcendantale qui se réfléchit dans le système ne s’épuise pas plus dans le système qu’en aucun des points de vue qui manifestent à divers degrés son devenir effectif dans la vie.

Bref, alors que Jacobi reprochait à Fichte d’absorber la vie dans son système mortifiant et nihiliste et que Hegel dénonçait au contraire dans la WL l’incomplétude d’un système incapable de combler l’écart entre savoir et vie, pour Fichte, l’unité différenciée de la vie et du système, posés comme points de vue de la réflexivité philosophique, rend possible un système qui, quoique accompli en lui-même, n’abolit pas son extériorité constitutive et son ouverture à la vie. C’est parce que la philosophie fichtéenne implique toujours une mise en perspectives de l’absolu qu’elle se réalise par une autolimitation et une auto-relativisation réciproques de la perspective systématique, comme Doctrine de la science, et de la perspective existentielle du philosopher, comme « vie morale[100] » ou une sagesse vécue[101]. Dans le système, le philosophe s’auto-relativise en se dépersonnalisant, en se fondant dans le « nous » de la WL ; dans la vie, le système s’auto-relativise en s’engageant dans une position personnelle physiquement restreinte, socialement limitée et historiquement située. Selon l’idée fichtéenne, la philosophie ne s’accomplit exclusivement ni dans le point de vue de la spéculation ni dans le point de vue de l’action. Elle est une pratique éminemment réflexive ou une réflexion éminemment pratique, c’est-à-dire à la fois une réflexion de l’agir qui revient sur lui-même, et un agir de la réflexion qui tend hors d’elle-même.