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Cet article a pour objectif d’examiner le rôle des intuitions dans le cadre du problème de la justification des lois logiques de base. Je vais procéder comme suit. En premier lieu, j’examinerai le problème que l’intuition permettrait de résoudre, soit celui portant sur notre connaissance de la validité des lois logiques de base. Je discuterai ensuite brièvement la façon dont l’intuition pourrait être en mesure de régler ce problème central en épistémologie de la logique. Puis, je proposerai une revue des différentes conceptions de l’intuition afin d’identifier celle qui convient le mieux au problème — c’est une conception modale qui sera retenue. Je soumettrai finalement cette conception à un examen critique, lequel se fera en deux temps. D’une part, il s’agira de montrer la difficulté d’en arriver à une formulation plausible de la conception modale. Je soulèverai d’autre part certains problèmes qui surgissent, même si l’on fait le pari que la question de la formulation peut être résolue. En définitive, je soutiens que, lorsqu’il s’agit d’utiliser les intuitions comme fondement de la connaissance des lois logiques de base, nous devons adopter une conception modale, laquelle n’est pas en mesure de remplir son rôle. Le recours aux intuitions est donc voué à l’échec en épistémologie de la logique.

1. Le problème de la justification des lois logiques de base

Les lois logiques de base — pour les besoins de la cause, nous prendrons pour exemple la loi du modus ponens — sont utilisées, au moins de façon implicite, à tout instant. Aussi sommes-nous certains de la validité de ces règles. Elles ne font pas de doute. Par exemple, la forme générale suivante nous semble extrêmement bien établie :

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Elle est si solidement fondée qu’il paraît pratiquement impossible que le modus ponens ne soit pas une forme valide d’inférence. À vrai dire, il est tentant de penser que notre croyance en la validité du modus ponens est l’une des plus justifiées qui soit. Je peux concevoir que je ne suis pas dans mon bureau présentement, qu’il s’agisse d’un rêve ou du fantasme d’un génie démoniaque. Mais je ne peux pas concevoir, du moins à première vue[1], que le modus ponens n’est pas valide.

Mais comment savons-nous que le modus ponens est justifié ? Quelle est la source de notre confiance absolue en cette loi logique ? En d’autres mots, qu’est-ce qui justifie notre confiance en la validité des lois logiques de base ? Depuis une vingtaine d’années, plusieurs options ont été offertes sur le marché philosophique. Selon l’externalisme, la justification du modus ponens repose sur sa « fiabilité ». L’approche basée sur l’analyticité soutient que c’est notre compréhension des constantes logiques qui est à la source de la justification des lois logiques[2]. Certains affirment que le fait que les lois logiques de base rendent possible tout discours rationnel est suffisant pour expliquer leur justification — c’est l’approche basée sur l’entitlement[3]. Or tout indique qu’aucune de ces approches ne fonctionne. Ce constat est formulé non seulement par un sceptique endurci comme Horwich[4], mais aussi par Boghossian, le plus grand défenseur de l’approche basée sur l’analyticité[5].

Dans un tel contexte, à moins de rendre les armes et d’adopter le défaitisme de Horwich, il devient tentant de faire appel à une vieille alliée des lois logiques de base : l’intuition.

2. Le rôle des intuitions

L’appel aux intuitions promet de régler une fois pour toutes le problème central en épistémologie de la logique, celui de la source de la confiance inébranlable que nous manifestons envers les lois logiques de base. L’idée est que nous sommes justifiés de croire en la validité universelle du modus ponens, car cette validité provient d’une intuition la concernant. Nous posséderions ainsi une intuition que le modus ponens est valide — « valide » signifiant ici quelque chose comme « nécessairement vrai » ou « applicable universellement dans toutes les régions du discours ». Fait important, il ne s’agit pas ici seulement d’affirmer l’existence d’une telle intuition — il faut aussi, et surtout, montrer que cette intuition de validité est capable de constituer, à elle seule, la justification du modus ponens. En effet, avoir une intuition et le rôle justificatif d’une telle intuition sont deux choses potentiellement indépendantes.

Un parallèle avec la perception peut être utile afin de mettre en lumière le rôle justificatif des intuitions — quoique je croie qu’il est hasardeux de pousser l’analogie trop loin. Ma perception qu’il y a un lapin dans la pièce sert de justification plausible et adéquate à ma croyance qu’il y a un lapin dans la pièce. La source de ma croyance est ainsi ma perception. Je pourrais en arriver à croire cela d’une autre façon, mais la source perceptuelle est acceptable et souvent décisive. De la même façon, le rôle de l’intuition serait de fournir une source probante de la justification concernant les lois logiques. Cependant, et contrairement à la perception, l’intuition doit ici être la source de la justification. En effet, l’appel à l’intuition est attrayant parce qu’elle promet de nous révéler en quoi consiste la confiance que nous accordons aux lois logiques. Les autres approches ont échoué — elles sont incapables d’identifier ce qui fait que nous sommes justifiés de croire en la validité des lois logiques. L’intuition porte la promesse d’accomplir cela, c’est-à-dire de solidifier les fondements de la logique de deux façons : 1) en localisant la source de notre confiance dans l’intuition, et 2) en nous convaincant que cette source est assez solide pour former le fondement justificatif.

3. La nature de l’intuition requise

Quelle conception de l’intuition permettrait de remplir ce mandat ? Étant donné qu’il s’agit de justifier les lois logiques de base, il est tentant de regarder du côté de la philosophie des mathématiques. L’appel aux intuitions fait souvent surface dans ce domaine, car les mathématiciens sont eux aussi aux prises avec le problème de notre accès à des vérités « abstraites » et « universelles ». Qu’est-ce qui justifie notre confiance inébranlable en des principes de base de l’arithmétique, et en certains de ses énoncés comme « 2 + 2 = 4 » ? Déjà, Euclide soutenait que les axiomes de la géométrie sont « évidents » et que cette évidence est ce qui fonde notre confiance en eux. Plus près de nous, Gödel a écrit :

But, despite their remoteness from sense-experience, we do have something like a perception of the objects of set theory, as is seen from the fact that the axioms force themselves upon us as being true. I don’t see any reason why we should have less confidence in this kind of perception, i.e. in mathematical intuition, than in sense-perception[6].

L’idée de base est simple : nous percevons « intellectuellement », grâce à une faculté d’intuition mathématique, les objets de la théorie des ensembles, de la même façon que nous percevons les objets du monde extérieur grâce à la perception sensorielle. Je n’ai pas le temps d’analyser cette conception en détail ; retenons toutefois ceci : Gödel est un réaliste en mathématiques, et ainsi, pour lui, il est naturel de suggérer l’analogie entre l’intuition mathématique et la perception sensorielle.

Je ne crois pas que, telle qu’elle a été imaginée par Gödel pour la théorie des ensembles, cette conception soit prometteuse en ce qui concerne notre accès aux lois logiques de base. Rappelez-vous que l’intuition requise est celle qui nous permettrait d’affirmer que la loi logique du modus ponens est valide. En un sens très clair, ce qu’il faut ici, ce n’est pas une quelconque perception d’objets (logiques ou autres), mais bien une intuition de « validité universelle ». Imaginez en effet — même si l’idée est bizarre — que je « perçoive » le modus ponens en tant qu’objet logique. Cela ne nous avancerait pas pour autant, car ce n’est pas le modus ponens que je dois « voir », mais bien plutôt sa validité. Et percevoir — intellectuellement ou autrement — de la validité en tant qu’objet ou fait ne me semble pas être une notion compréhensible (du moins à première vue).

Cependant, l’idée que les axiomes s’imposent à nous (force themselves upon us) porte en elle les germes d’une approche plus modeste, ontologiquement parlant, et qui me paraît ainsi préférable. Cependant, ça ne reste qu’une métaphore qu’il faut développer. Devrait-on dire, avec Bealer, que les lois logiques sont valides en vertu du fait qu’elles nous apparaissent à première vue comme étant valides ? Notons ici la différence avec Gödel : nous contemplons une conception selon laquelle ce serait la validité qui serait « perçue », et non pas un quelconque « objet logique ». Voici la caractérisation de Bealer :

When you have an intuition that A, it seems to you that A. Here ‘seems’ is understood, not in its use as a cautionary or ‘hedging’ term, but in its use as a term for a genuine kind of conscious episode[7].

Il s’agit d’un point de départ intéressant, et d’une bonne explication de ce que Gödel avait en tête avec sa métaphore. En outre, l’approche de Bealer permet d’inclure la validité comme étant l’objet de l’intuition. Nous serions ainsi justifiés de croire en la validité du modus ponens, car nous « verrions » que la loi est valide : elle nous apparaîtrait — intellectuellement — comme étant valide.

Or, telle quelle, cette caractérisation de l’intuition manque de précision. Bien des choses s’imposent à notre intellect de la même façon. Trop de propositions fausses correspondent à cette notion. Certes, l’intuition doit être « faillible », mais dans le cas du modus ponens, nous avons vraiment besoin d’un fondement aussi solide que possible. Que le modus ponens m’apparaisse comme étant valide, en soi, ne revient pas à asseoir sa validité sur un roc inébranlable. Cette conception de l’intuition met sur un pied d’égalité les lois logiques de base, les énoncés arithmétiques simples, les énoncés analytiques, certains énoncés qui apparaissent vrais mais ne le sont pas, et ainsi de suite. J’aurai l’occasion d’y revenir plus loin.

Heureusement, Bealer fournit ailleurs une précision sur sa conception de l’intuition :

You suddenly ‘just see’ it. It presents itself as how things must be. Of course, this kind of seeming is intellectual, not sensory or introspective. For example, suppose it seems to you that, if P or Q, then it is not the case that both not P and not Q. When this occurs, it is a purely intellectual episode ; not a sensation or a reflection[8].

Le passage que je retiens est le suivant : « it presents itself as how things must be[9] ». L’auteur fait ici référence aux modalités. L’intuition dont Bealer parle est celle où les choses se présentent comme étant nécessairement le cas, et c’est exactement ce qui est requis dans le cadre du problème tel que je l’ai défini. On ne parle plus simplement ici du modus ponens qui me semblerait valide ; on parle d’une intuition qui, en tant qu’épisode intellectuel, présente le modus ponens comme étant une loi logique nécessaire. En d’autres termes, l’intuition est ici comprise comme un accès à des vérités a priori et nécessaires. Cela ne revient pas à concevoir l’intuition simplement comme un accès à des propositions qui nous « semblent » être valides.

J’en conclus que la conception de l’intuition requise doit être irréductiblement modale. Cela, de mon point de vue, est malheureux : j’aurais préféré une conception plus modeste de l’intuition. Mais le problème tel que défini plus tôt nous contraint à une conception plus riche, plus robuste de l’intuition. À tout le moins, nous avons évité le recours à une conception de l’intuition construite par analogie avec la perception d’objets, de même que le piège consistant à faire de l’intuition une « faculté » mystérieuse. En effet, l’intuition telle que définie ici correspond à un phénomène familier. Il est indéniable que le schéma

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nous semble, après considération, nécessairement vrai, valide. Bealer n’est pas en train de nous imposer une conception fantasque dans laquelle nous ne pouvons nous reconnaître. Cela est une vertu dans le cadre de ma recherche d’une version minimaliste de l’intuition. Cependant, comme nous allons le voir, la conception modale de l’intuition n’est pas en mesure de remplir son mandat en ce qui a trait aux lois logiques de base.

4. Interpréter la conception modale : un dilemme

Voici donc la caractérisation de l’intuition que nous allons examiner :

Déf 1 : S possède l’intuition que p ≡ il apparaît intellectuellement à S que p est nécessaire.

D’entrée de jeu, il y a un problème. En effet, deux interprétations de cela sont possibles :

Inst 1 : S possède l’intuition que ([(pq) & p] → q) ≡ il apparaît intellectuellement à S que « ([(pq) & p] → q) » est nécessaire

ou alors :

Inst 2 : S possède l’intuition que ([(pq) & p] → q) est valide ≡ il apparaît intellectuellement à S que « ([(pq) & p] → q) est valide » est nécessaire.

En d’autres mots, l’intuition porte-t-elle sur le schéma ou sur la validité du schéma ? L’on se heurte à un dilemme ici. Je tenterai de montrer que Inst 1 semble plus plausible, mais que lorsque nous l’examinons de plus près un glissement s’opère, et nous devons modifier Inst 1 de telle façon qu’il devienne Inst 2. Or Inst 2 est clairement inacceptable. L’objectif à ce stade est de montrer qu’il sera difficile — peut-être même impossible — de circonscrire une conception de l’intuition qui permettrait d’expliquer adéquatement la source de notre confiance inébranlable dans les lois logiques de base. La deuxième partie de l’argument consistera à montrer que, même si nous devions parvenir à résoudre ce problème, il demeure que toute approche modale fait face à des difficultés d’un autre ordre.

Examinons donc Inst 1. Notons pour commencer que Inst 1 présuppose que le locuteur croit que le modus ponens est « vrai ». Cela étant, est-il cohérent d’attribuer à S la croyance que « ([(pq) & p] → q) est vrai » sans lui attribuer la croyance que ce même énoncé est valide ? Puisqu’il s’agit d’un schéma, il est plausible de penser que croire que le schéma est « vrai » revient ipso facto à croire qu’il est valide. Ce qui est requis par la problématique, comme je l’ai souligné plus haut, c’est l’intuition que le schéma est valide — la vérité d’un schéma consiste en sa validité, en sa généralité, dans le fait qu’il soit applicable partout. Ici, nous voyons que les lois logiques diffèrent de façon importante de nos autres intuitions intellectuelles : tandis que les autres énoncés (mathématiques, analytiques, géométriques) ont un caractère particulier, les énoncés de la logique sont généraux et, en tant que tels, contiennent en eux-mêmes la notion de nécessité à travers la notion de validité. Cela est dû au fait que les énoncés de la logique sont des schémas. En effet, il est naturel de dire que nous avons l’intuition que « 2 + 2 = 4 », tout simplement, sans clause modale (en tant que tel, « 2 + 2 = 4 » n’est pas un schéma). Il est tout aussi naturel d’affirmer que nous avons l’intuition que le chemin le plus court entre deux points est une droite, sans y ajouter une modalité[10]. C’est cela, l’intuition que nous avons à propos de ces énoncés. Dans le cas des lois logiques, l’intuition est que la loi logique, exemplifiée par un schéma, est valide, et cela implique la notion de nécessité.

Si ce qui précède est correct, pour être plausible, Inst 1 devrait inclure dans son antécédent que S possède l’intuition que le modus ponens est valide. Cependant, cette modification de Inst 1 la transforme en Inst 2. Pour cette raison, je ne crois pas que cette instanciation de Déf 1 convienne. Si cela est correct, nous devons donc nous tourner vers Inst 2, dont l’antécédent affirme que l’intuition porte sur la validité du schéma.

La deuxième instanciation du schéma, Inst 2, présente une itération des modalités, ce qui est encombrant et, à première vue, contre-intuitif. Cela revient à dire : « Il me semble que : le modus ponens est nécessaire, et cela est nécessaire », un énoncé absurde. Cette pseudo-conception n’éclaire aucunement ce en quoi consiste la confiance inébranlable que nous accordons aux lois logiques. Inst 2 n’est pas une option sérieuse.

Ainsi, ni Inst 1 ni Inst 2 ne sont des instanciations plausibles de Déf 1, qui semble à première vue être la conception de l’intuition la plus prometteuse, dans la mesure où l’intuition requise par notre problème doit être modale : ce que nous voulons, c’est qu’il y ait une intuition selon laquelle le modus ponens est valide. Nous sommes ramenés à l’idée de Bealer : « it presents itself as how things must be ».

Peut-être avions-nous tort d’exiger une conception modale. En effet, le problème central avec Déf 1 vient de ce qu’il contient une modalité dans son conséquent. Il est donc tentant de retourner en arrière et d’examiner plus sérieusement la conception non modale de l’intuition, que l’on peut formuler comme suit :

Déf 2 : S possède l’intuition que p ≡ il apparaît intellectuellement à S que p.

Dans le cas du modus ponens, où l’on tient pour acquis que croire en sa vérité entraîne du coup la croyance en sa validité, cela donne :

Inst 3 : S possède l’intuition que ([(pq) & p] → q) est valide ≡ il apparaît intellectuellement à S que ([(pq) & p] → q) est valide.

Comme je l’ai déjà mentionné, cette définition de l’intuition est trop généreuse. Beaucoup de choses m’apparaissent comme étant le cas. La condition n’est pas assez forte pour soutenir le fondement du modus ponens. En effet, l’intuition qui précède n’est pas plus solide que celle-ci :

Inst 4 : S possède l’intuition que l’axiome V de Frege est valide ≡ il apparaît intellectuellement à S que l’axiome V de Frege est valide.

En somme, ce n’est pas parce qu’un énoncé nous apparaît comme intellectuellement vrai ou valide qu’il est vrai ou valide. L’axiome V de Frege — l’axiome de compréhension — mène à une contradiction dans son système ; par conséquent, il n’est pas valide tel quel, malgré le fait indéniable qu’à première vue il semble tout à fait valide et même intuitif.

À ce stade de l’argumentation, quelqu’un pourrait objecter que nous avons tort d’exiger des intuitions qu’elles soient infaillibles. Ainsi, l’exemple précédent ne montrerait rien du tout, sinon que, parfois, nos intuitions nous trompent. Cela, en soi, ne serait pas un problème : l’intuition intellectuelle peut nous tromper tout comme le peut la perception visuelle. Cependant, étant donné le statut spécial du modus ponens, et étant donné qu’il est l’une des pierres de touche de tout discours rationnel, nous sommes en droit d’exiger une base plus solide en ce qui le concerne. Si la validité du modus ponens n’est, ultimement, fondée que sur une impression intellectuelle qui n’est pas reconnue pour sa fiabilité, alors le fondement de tout discours rationnel s’en trouvera affaibli d’autant. Au fond, cette conception de l’intuition est équivalente à la notion d’évidence, qui ne peut fonctionner.

5. Trois autres problèmes

Il semble donc que nous n’ayons pas le choix : pour que la notion d’intuition remplisse son mandat consistant à expliquer notre connaissance de la validité des lois logiques de base, il faut une conception qui inclut la modalité, c’est-à-dire une conception correspondant à Déf 1. Nous sommes ramené au point de départ, car la discussion précédente de Déf 1, à travers ses deux interprétations, révèle les difficultés peut-être insurmontables auxquelles elle fait face. Malgré tout cela, admettons que nous parvenions à trancher le débat et à choisir entre les deux instanciations de Déf 1. Il demeure nécessaire de soulever quelques questions qui mettent en péril la viabilité de Déf  1, et ce, quelle que soit la façon dont nous l’interprétons.

Premièrement, la conception de l’intuition choisie est, comme nous le savons, modale. Cela peut signifier deux choses, ce qui ouvre encore une fois un dilemme incommodant. À savoir : ce genre d’intuition est ce que nous entendons par « intuition » — dans ce cas, l’intuition modale capturerait adéquatement la signification du terme « intuition ». Mais cela est douteux : toute intuition est-elle nécessairement modale, c’est-à-dire nécessairement source de savoir a priori ? Est-ce que toute intuition intellectuelle doit être modale ? Je vois mal pourquoi il en serait ainsi. Cela signifie-t-il alors qu’il existe plusieurs types d’intuition ? Est-il raisonnable ou même plausible d’en multiplier les sortes ? Plus on multiplie les types d’intuition, plus les opposants au recours à l’intuition seront justifiés de croire que ce recours est ad hoc : dès qu’on se trouverait devant une classe d’énoncés pour lesquels l’épistémologie est problématique, on n’aurait qu’à lui attribuer un type d’intuition. Par ailleurs, si l’on se voit forcé de mettre de l’avant seulement la conception modale, on tombe aussi sous la suspicion d’un recours ad hoc puisque, dans ce cas, seuls les énoncés a priori ou analytiques peuvent porter le sceau de l’intuition — auquel cas on est en droit de se demander pourquoi ce privilège leur est réservé.

Deuxièmement, rappelons le rôle que l’intuition est censée jouer ici : elle doit permettre de justifier la validité du modus ponens. Admettons que nous avons l’intuition que le modus ponens est valide, selon l’une des deux interprétations données ci-dessus. Pourquoi croire, sur cette base, que l’intuition est en mesure de remplir son rôle justificatif ? Qu’est-ce qui, en présence d’une intuition, permet de croire que nous possédons une justification solide pour fonder la façon dont le discours est structuré ? Cette position ne me semble guère plus concluante, ni plus solide, que l’idée externaliste selon laquelle le fait que cette règle fonctionne suffise à justifier notre croyance au modus ponens. Certes, le modus ponens fonctionne. Il est vrai aussi — admettons-le pour les besoins de la cause — que nous avons l’intuition que le modus ponens est valide. Il est vrai de surcroît que le modus ponens est implicite dans tout discours rationnel, comme le souligne l’approche basée sur l’entitlement. Mais pourquoi dire qu’avoir une intuition est la caractéristique qui permet de justifier sa validité ?

La conception basée sur nos intuitions est conçue sur le même modèle que les autres approches : on monte en épingle une caractéristique des lois logiques de base et on s’en sert pour construire une théorie. Ce faisant, on escamote l’importance des autres aspects, ce qui résulte en une conception unidimensionnelle du phénomène étudié. Si l’approche « intuitionniste » est la bonne, alors la validité du modus ponens est uniquement et complètement redevable à l’intuition que nous en avons. Tout reposerait sur le fait que nous savons que cette loi est valide, car nous en avons l’intuition. Sa justification n’aurait rien à voir avec le fait que le modus ponens « fonctionne » à tous les coups, ni avec le fait que tout discours rationnel la présuppose. Le modus ponens serait justifié parce que nous en avons l’intuition. On résoudrait ainsi un mystère — celui de notre accès à ces lois logiques de base — tout en en faisant apparaître d’autres : si la justification du modus ponens est basée uniquement sur notre intuition, comment expliquer le fait que la loi « fonctionne » à tous les coups, et comment expliquer son importance fondamentale pour le discours rationnel ? Cette question, au fond, se réduit au problème du rapport entre le savoir a priori et le monde empirique. Voilà le « prix » à payer pour la conception basée sur l’intuition (même si je n’ai pas le loisir de m’étendre sur le sujet dans ces pages) : elle force à ouvrir — en vertu de la nécessité, pour ainsi dire, d’adopter une conception modale de l’intuition — la boîte de Pandore de la distinction a priori/a posteriori, et probablement aussi, par le fait même, celle de la distinction analytique/synthétique. Le bagage théorique commence à être lourd à porter.

Troisièmement, la validité, c’est-à-dire la nécessité de toutes les lois logiques de base, a été discutée de façon intelligible. Pour ne fournir qu’un exemple très connu, Graham Priest a basé sa carrière sur un rejet de la validité universelle de la loi de la non-contradiction. D’autres ont aussi mis en doute la validité du principe du tiers exclu. Le simple fait, je crois, de contester de façon intelligible ces lois logiques de base discrédite l’approche basée sur l’intuition. De fait, lorsque Priest, par exemple, rejette la loi de non-contradiction, il met en doute l’universalité de son application. Il en va de même pour ceux qui rejettent les autres lois logiques de base. L’approche basée sur l’intuition, quelle que soit la définition précise qu’on donne à cette dernière, tente de justifier notre confiance en ces lois logiques en faisant appel au fait qu’elles nous apparaissent intellectuellement comme étant valides, c’est-à-dire nécessaires, applicables dans tous les domaines du discours. Ces lois, intuitivement, nous « frappent » donc comme étant valides. Toutefois, elles ne le sont peut-être pas. Sachant qu’il est à tout le moins intelligible de rejeter la validité universelle de ces lois, comment pouvons-nous nous fier sur l’intuition de leur validité pour les justifier ? Notre intuition en est une qui porte sur la validité universelle de ces lois logiques ; elle indique qu’il est impossible que ces lois se révèlent fausses dans tel ou tel domaine. Or le rejet des lois logiques de base montre au contraire qu’il est possible que ces lois ne s’appliquent pas de façon universelle — détruisant du coup ce dont dépend la plausibilité de l’approche basée sur l’intuition. Pour le dire en d’autres termes, s’il m’apparaît évident que la loi du tiers exclu est valide, cela ne signifie pas qu’elle l’est. C’est pourquoi, en définitive, il n’est pas raisonnable de baser notre justification du tiers exclu sur notre impression — après tout subjective — que cette loi est valide.