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Hegel. La vie de l’esprit, de Robert Legros, s’ouvre sur les conceptions différentes et concurrentes de l’autonomie du peuple que sont les Lumières et le romantisme. Ces conceptions modernes entendent toutes deux refonder le politique sur l’idée d’autonomie. Pour les Lumières, cette autonomie populaire repose, en dernière instance, sur l’autonomie des sujets individuels et rationnels qui composent le peuple, alors que c’est dans l’esprit collectif et la culture — dans le tout plutôt que dans les parties — que le romantisme fait reposer l’identité et l’autonomie du peuple. Partant d’une position résolument romantique, critique de l’atomisme associé à l’émergence de l’individualisme moderne défendu par les Lumières, le jeune Hegel évolue, à partir du moment où l’influence schellingienne s’estompe, vers une position novatrice qui, tout en demeurant critique des Lumières, réintroduit dans sa propre pensée — bien que de manière originale — des éléments constitutifs des Lumières. À partir de la Phénoménologie de l’esprit (1807), la subjectivité moderne qu’il considérait jusqu’alors comme la source d’une véritable régression par rapport à la belle totalité de la cité grecque[1] marque au contraire la supériorité de la modernité chrétienne par rapport à l’unité politique des Anciens. Par ailleurs, contre la vision romantique qui fait de l’absolu l’objet d’une intuition intellectuelle, Hegel affirme la nécessité d’un traitement rationaliste de l’absolu. Ce faisant, il se rapproche du rationalisme des Lumières tout en maintenant une distance, ne serait-ce que par sa prétention à traiter de l’absolu, une catégorie spéculative le plus souvent abandonnée par les penseurs des Lumières.

Entre le romantisme et les Lumières, Hegel aurait ainsi ouvert la voie à une position inédite, tout à la fois rationaliste et pourtant orientée par la vision substantialiste de l’absolu mise de l’avant par le romantisme post-kantien. Si la thèse n’est pas nouvelle, le mérite de l’auteur est surtout de l’articuler autour des concepts de vie et d’organicisme. De ce fait, Robert Legros en vient à défendre une position quasi-continuiste de la pensée hégélienne, fait assez rare dans la littérature. Il insiste en effet :

[E]n dépit de toutes ces ruptures, d’une reconnaissance du principe moderne de la subjectivité, d’une exaltation de la raison universelle, d’un éloge de la modernité [autant d’éléments le rapprochant sensiblement d’une position éclairée], il restera fidèle, jusque dans ses derniers écrits, à une conception vitaliste de l’esprit, à une forme d’organicisme ou de romantisme[2].

Alors qu’il est courant de démarquer avec force le jeune Hegel du Hegel de la maturité, penseur du système de l’Idéalisme absolu, l’auteur défend néanmoins que, malgré les multiples ruptures, reconfigurations et réalignements qu’opère Hegel, principalement au cours de la période de Iéna, la pensée hégélienne — et sa pensée politique plus particulièrement — demeure ancrée dans un certain organicisme.

Loin de renier le vitalisme romantique de sa jeunesse, Hegel ne fait, selon Robert Legros, qu’innover par rapport à sa position de jeunesse. Alors que l’organisation politique de la cité antique est comprise par le jeune Hegel selon le modèle de l’organisme formant une unité harmonieuse, où chaque partie est constitutive et n’existe qu’en relation au tout, le concept de vie — et plus particulièrement la vie de l’esprit — prend un sens nouveau chez Hegel à partir de la Phénoménologie de l’esprit qui intègre et dépasse, bref sursume (hebt auf) cette organicité de la cité grecque encore trop calquée sur le modèle de la vie naturelle.

Intégrant le modèle chrétien de l’incarnation-mort-résurrection, la vie de l’esprit fait l’expérience de son autre, la mort, pour la dépasser, là où la vie naturelle voit dans la mort sa seule limite, « [son] maître absolu[3] ». Comme l’écrit l’auteur :

Élévation vers l’infini par arrachement au fini, dispersion de soi dans le fini jusqu’à l’épreuve de la mort, et enfin résurrection ou réconciliation avec soi dans l’intuition de l’infini dans le fini : tels sont les trois “moments” de la vie de l’esprit. Élévation, dispersion, réconciliation[4].

À chacun de ces « moments » correspond une partie du système hégélien. À l’élévation correspond la science de la logique ; à la dispersion, la philosophie de la nature ; à la réconciliation, la philosophie de l’esprit. Mais si la vie naturelle fait l’épreuve de la mort comme de sa limite, la vie de l’esprit consiste justement à dépasser ce moment de la finitude en s’inscrivant, comme subjectivité particulière et finie, dans l’histoire de la communauté humaine.

À la différence des communautés organiques de l’antiquité encore idéalisées par le romantisme pour leur belle unité, la vie de l’esprit moderne, par le biais de la pensée chrétienne selon Hegel, est consciente de son universalité historique. Alors que les civilisations ancestrales, comme formes de vie organique peuvent aussi en venir à mourir et disparaître — à tout le moins pour eux-mêmes — le monde moderne dont l’existence même, depuis sa naissance, peut être définie justement comme cette expérience constante de la dislocation et de la dispersion des formes de vie traditionnelles se définit ainsi comme vivant par son expérience de l’anomie et sa tentative d’y substituer un moment de la réconciliation. Pour Hegel, seul le monde moderne — héritier du christianisme — est ainsi en mesure de faire l’expérience de la rupture entre le fini et l’infini. La vie de l’esprit moderne intègre ainsi à soi la mort de la vie organique pour en opérer la sursomption (Aufhebung). Ces développements, certainement les plus sujets à controverses — tant pour les spécialistes de Hegel que pour le lecteur non spécialiste, bien que pour des raisons différentes[5] — mais aussi les plus intéressants, recouvrent la troisième et dernière partie de l’ouvrage de Legros. Celle-ci apparaît cependant souvent trop courte pour présenter une défense approfondie de la thèse de l’auteur qui soutient la continuité implicite du vitalisme hégélien entre les écrits de jeunesse et ceux de la maturité. Si la première partie présente une bonne synthèse de la pensée politique et organiciste du jeune Hegel, la seconde partie consacrée plus spécifiquement à l’écrit charnière qu’est la Phénoménologie de l’esprit reste trop ciblée sur les figures de la foi et des Lumières. Le commentaire et les enjeux soulevés par l’auteur sur ce moment important de la Phénoménologie sont certainement dignes d’intérêt, mais l’empêchent cependant de bien exposer génétiquement, de façon plus générale, l’émergence de cette nouvelle conception hégélienne de la vie[6]. On a ainsi l’impression que la pensée hégélienne de la vie, telle que dépeinte dans la Phénoménologie, détermine de manière définitive, pour l’auteur, la conception hégélienne de la vie de l’esprit, et ce, jusqu’à l’Encyclopédie de 1830. Cette thèse, pour intéressante qu’elle soit, aurait cependant mérité un développement plus élaboré.

Pour ce qui est du style, on déplorera certaines redondances et redites inutiles. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage ouvre des pistes de réflexion intéressantes sur la question de la vie et son rôle dans le système hégélien, de la prolongation souterraine de l’organicisme du jeune Hegel dans l’oeuvre de maturité, et de son rapport aux modèles organiciste et chrétien de la vie. L’auteur n’hésite pas par ailleurs à s’émanciper de Hegel en fin de parcours pour dénoncer les présupposés implicites de la critique hégélienne des Lumières. Ce faisant, l’auteur pointe vers une position — quasi-feuerbachienne[7] — qui « sécularise » d’une certaine manière le schème christianisant de la vie de l’esprit chez Hegel pour établir « l’expérience non religieuse du monde et de l’humanité de l’homme — de l’homme comme être-au-monde — comme expérience d’une transcendance[8] ». Ainsi, au-delà des enjeux soulevés quant à la réception de la pensée hégélienne, l’auteur esquisse aussi une réflexion plus générale sur la possibilité d’un humanisme contemporain lui aussi, d’une certaine manière, tiraillé entre romantisme et Lumières, entre l’individualisme et une idée commune de la vie bonne.