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Dans la réception de ce qu’il est convenu d’appeler le « jeune Heidegger », les travaux de Sophie-Jan Arrien représentent un moment singulier — et cela non seulement parce que l’ouvrage paru en 2014 sous le titre L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923) constitue la première grande synthèse en français sur la pensée du jeune Heidegger. On le sait, la réception du corpus concerné — qui s’est progressivement constitué à partir des années 1980 — a été initialement surtout prise en charge par la recherche nord-américaine, selon un axe génétique dont l’ouvrage de Theodore Kisiel The Genesis of Heidegger’s Being and Time, paru en 1993, est le représentant le plus emblématique[1]. Or ce fut le mérite de S.-J. Arrien d’interroger la pertinence de cette perspective rétrospective et téléologique qui rabattait l’ensemble des premiers textes de Heidegger sur le grand ouvrage de 1927. Dès 2001, dans un article paru dans la revue Philosophie, elle mettait en évidence, pour s’en déprendre, le « réflexe généalogique » des études heideggériennes qui faisait immanquablement envisager les premiers cours de Fribourg et Marbourg comme de simples préparatifs à Être et Temps. Elle lui opposait « un autre point de vue » en faisant valoir que « le jeune Heidegger, à l’intérieur d’un contexte conceptuel très différent de celui d’Être et Temps, dégage des réponses philosophiques autonomes fortes à des questions dont l’intérêt ne dépend pas de leur lien avec l’opus magnum du philosophe[2] ». De la même manière, l’ouvrage de 2014 se donne expressément pour « but » de « mettre en relief un projet philosophique autonome et original, dont les acquis traversent toutefois la pensée ultérieure de Heidegger[3] ». Cette autonomie s’enracine dans le fondement à la fois thématique et méthodologique de toute la pensée du jeune Heidegger : la vie — laquelle peut être opposée, de façon schématique, à l’être qui constitue le foyer central du questionnement heideggérien à partir d’un « tournant » situé par S.-J. Arrien dans l’année 1924 (voir p. 15-16).

Indiscutablement, l’affirmation de cet « autre point de vue » aura été salutaire pour les recherches menées sur les textes de Heidegger antérieurs à Être et Temps, dans les années 2000 et aujourd’hui encore. Si elles ont été de quelque fécondité, c’est bien en effet d’avoir tenté — sur la base d’une connaissance progressivement consolidée du contexte (husserlien, néo-kantien, diltheyen) de sa naissance — de saisir le sens du premier projet philosophique de Heidegger en ce qu’il a d’irréductible aussi bien à ce contexte qu’à la pensée ontologico-existentiale de l’auteur d’Être et Temps. Néanmoins, quel statut exact accorder à cet « autre point de vue » au sein d’une historiographie philosophique ? Faut-il entendre la thèse de l’autonomie de la pensée du jeune Heidegger comme un principe herméneutique rigide, excluant toute communication entre les différentes phases de l’oeuvre de Heidegger — ce que du reste S.-J. Arrien n’affirme nullement ? Ne convient-il pas de l’envisager plutôt comme une hypothèse heuristique souple, dont la valeur toute expérimentale devrait être chaque fois testée et appréciée à la mesure des possibles libérés par sa mise en oeuvre ? Or, précisément, il n’est pas à exclure que la limite d’un tel principe herméneutique affleure dans l’ouvrage de S.-J. Arrien, et cela sur un point essentiel : ce que Heidegger a appelé dès 1913 la question du « sens du sens[4] ». Cette dernière, qui traverse tout le développement de la pensée heideggérienne dans les années 1920, est centrale dans le commentaire de S.-J. Arrien, pour autant qu’il s’interroge sur la « possibilité recherchée [par Heidegger] d’une coïncidence entre le logos de la vie et celui de la philosophie », c’est-à-dire sur « le passage sans solution de continuité entre l’expérience vécue et préthéorique du sens et le discours philosophique, relevant nécessairement de la théorie, qui l’explicitera » (p. 11-12). Pour l’essentiel, c’est en son deuxième mouvement (chapitres III et IV, p. 119-264) que l’ouvrage se saisit plus précisément de cette question, en se concentrant sur les cours de l’année académique 1919-1920 (tomes 58 et 59 de la Gesamtausgabe). Le premier moment de l’ouvrage analyse en effet l’accession de la vie au statut de problème philosophique, sur la voie d’une confrontation directe avec le néo-kantisme, autrement dit une phase de prospection, d’exploration et de détection du gisement philosophique de la vie (correspondant aux premiers cours de 1918-1919 rassemblés dans le tome 56/57). Le troisième moment examine le déploiement effectif d’une philosophie faite sur mesure pour la vie, en d’autres termes l’exploitation philosophique — au premier chef catégoriale — de cette découverte (schématiquement, les textes de 1921-1923 recueillis dans les tomes 60, 61, 62, 63). Aussi le deuxième moment du livre — sur lequel il s’agit de se pencher plus particulièrement ici — est-il d’autant plus décisif qu’il correspond pour sa part à une phase d’invention et de mise en place initiale des instruments adéquats à l’expression conceptuelle de la vie.

Arrien le répète à l’envi, pour le jeune Heidegger le problème de la vie et celui de la philosophie ne font qu’un. Si la philosophie trouve son « point de départ » et son « but » dans la vie[5], alors la question que doit résoudre la philosophie n’est autre que celle des moyens conceptuels appropriés à la saisie de la vie par elle-même. Or, le fondement de la résolution d’une telle question, Heidegger le trouve dans une insigne coappartenance du sens et de la vie, laquelle est cependant tout à la fois la clef du problème de la philosophie et la source de toutes les difficultés. Cette coappartenance implique en effet, tout d’abord, que les ressources « logiques » nécessaires à la philosophie comme pensée de la vie peuvent être puisées dans la vie même. Cette immanence du sens à la vie est affirmée par le jeune Heidegger dans un puissant effort de dépassement du dualisme de l’école néo-kantienne du Sud-Ouest, dont il provient lui-même dans une certaine mesure. La problématique essentiellement gnoséologique de Windelband et Rickert les a en effet conduits, à partir de la grande opposition entre l’être et la valeur héritée de Lotze, à considérer le « sens » comme un troisième terme assumant une fonction de médiation entre factualité brute alogique et idéalité pure de la valeur. Or, en prenant appui sur la découverte husserlienne de l’évidence comme « vécu de la vérité » d’une part, sur la thèse laskienne de la corrélation objective originaire de la forme idéelle et du matériau alogique d’autre part — comme le montre bien S.-J. Arrien (voir p. 43-60) —, Heidegger cherche au contraire à faire apparaître le vécu comme « lieu originaire [...] du sens » (p. 51). Mais cet ancrage originaire du sens dans le vécu est gros de conséquences considérables pour la nature même de la pensée philosophique. Il implique en effet ce que Heidegger fixe terminologiquement comme une « autosuffisance de la vie », à savoir « l’immanence radicale de la situation et de l’horizon de compréhension à partir desquels le phénomène de la vie est à interpréter » (p. 158). « Avec la notion d’autosuffisance de la vie, écrit S.-J. Arrien, Heidegger identifie une dimension réflexive non théorique propre à la vie facticielle. Il découvre ainsi la condition de possibilité de sa phénoménologie herméneutique » (p. 159). La philosophie aura ainsi pour tâche, selon le mot d’ordre diltheyen, de « comprendre la vie à partir d’elle-même », et de se déployer comme une auto-interprétation entièrement immanente à la vie — tâche dont elle peut s’acquitter précisément sur la base des articulations fondamentales du sens inscrites dans la vie même. Dès lors, comme le dit Heidegger en 1920, « [la] rationalité de la philosophie ne sera qu’une illumination immanente de l’expérience de la vie elle-même, restant en elle et n’en sortant pas pour en faire une objectivité » (GA 59, p. 171-172, cité par S.-J. Arrien, p. 267).

Néanmoins, il convient de noter l’ambivalence fondamentale de l’« auto-suffisance de la vie », qui ne signifie pas une pleine possession de soi mais uniquement celle des moyens pour revenir sur une dépossession originaire. Si c’est bien, comme le souligne S.-J. Arrien, l’immanence du sens à la vie qui assure la possibilité du geste herméneutique de la philosophie, c’est cependant en premier lieu la non-coïncidence avec soi de la vie qui en impose la nécessité[6]. Mais dès lors, cette non-coïncidence constitutive de la vie paraît devoir se communiquer au sens qui lui est immanent : la « mobilité » de la vie implique une dynamique propre au sens, qu’une phénoménologie de la vie doit également prendre en charge, en y ajustant sa méthodologie. Ainsi, si l’immanence du sens à la vie ouvre la voie herméneutique de la phénoménologie, ce chemin se trouve aussitôt semé d’embûches considérables par l’immanence de la vie au sens, qui modifie de fond en comble la question du « sens du sens ». L’un des signes les plus tangibles de cette refonte du problème du sens est sa déclinaison sous la forme du « ternaire conceptuel » constitué par le « sens du contenu » (Gehaltssinn), le « sens référentiel ou relationnel » (Bezugssinn) et le « sens d’effectuation ou d’accomplissement » (Vollzugssinn) (p. 178).

L’un des mérites du livre de S.-J. Arrien est de se confronter très directement à un lexique du sens qui soulève d’autant plus de difficultés que le jeune Heidegger, tout en ne cessant d’y recourir, ne le thématise et ne l’explicite que très fugitivement. Ce faisant, elle met très nettement en évidence l’enjeu crucial d’une telle conceptualité, à savoir « l’événementialité du sens » (p. 358), laquelle est indissociablement liée à celle de la vie et du soi. C’est toutefois ici que la thèse de l’autonomie de la pensée du jeune Heidegger paraît se heurter à une limite. En effet, tout dépend ici de la signification que l’on entend accorder au moment central de cette « événementialité » : l’« accomplissement » de la vie et du sens, et avec lui la « propriété » du sens atteinte à la faveur de « l’auto-appropriation » de la vie. S.-J. Arrien, dès l’article de 2001 déjà mentionné, récuse toute lecture de l’événementialité de la vie au prisme « du couple appropriation/non-appropriation (Eigentlichkeit / Uneigentlichkeit) d’Être et Temps où le Dasein a la possibilité de passer de l’existence inappropriée à un mode d’être approprié dans la résolution anticipatrice. L’Er-eignis de 1919 se situe en deçà d’une telle opposition[7] » (voir également p. 73). Le grand bénéfice de cet axe d’interprétation est notamment de soustraire l’auto-appropriation de la vie des premières années fribourgeoises à toute fixation terminologique rigide (dont l’« authenticité » et l’« inauthenticité » ont justement pu donner, dans une certaine réception de Heidegger, une image caricaturale). Sans doute est-ce néanmoins également lui qui suscite, dans le livre de S.-J. Arrien, une certaine hésitation quant au statut à accorder à l’« accomplissement » du sens et de la vie : y a-t-il là une détermination principalement descriptive, rendant compte d’une « opération », d’une « prestation », donc d’une effectuation de la vie et du sens ? Ou au contraire une détermination quasi normative, impliquant une exigence de « plénitude », d’« originalité », de « propriété », et donc d’accomplissement de la vie et du sens ? Quoi qu’il ait constamment en ligne de mire ce second sens, le livre de S.-J. Arrien — justement parce qu’il entend éviter de surcharger ontologiquement le propos résolument phénoménologique du jeune Heidegger — tend néanmoins souvent à revenir au sens simplement « opérationnel » de l’accomplissement, au risque de rompre la cohérence des trois aspects du sens mobilisés par Heidegger.

L’unité de cette triade du sens peut être décrite en suivant le fil conducteur du « s’avoir-soi-même » (Sich-selbst-haben) dont le spectre des significations, sous la plume du jeune Heidegger, s’étend du pur et simple contact avec soi livré par l’expérience à la possession pleine et entière de soi-même. D’un côté, le concept fonctionne comme un marqueur formel d’un rapport non réflexif à soi ; de l’autre, il désigne une coïncidence avec soi dans laquelle « s’avoir soi-même » et « être » sont une seule et même chose, ou plus exactement un seul et même « événement ». C’est précisément ce champ, balisé par les deux pôles du « s’avoir », qui constitue l’unité des différents sens — dont la cohérence paraît davantage assurée par un « accomplissement » que par une « effectuation ». Cet « accomplissement » en effet permet de penser tant l’articulation du Bezugssinn et du Vollzugssinn que l’implication décisive de l’ipséité au sein même du sens, par laquelle il y a « événementialité du sens » à proprement parler. Examinons brièvement ces deux points.

Tout d’abord, comment convient-il de saisir l’articulation entre Bezugssinn et Vollzugssinn ? Notons que l’ouvrage de S.-J. Arrien fait cohabiter deux significations du Bezugssinn, entre lesquelles il ne tranche que de façon implicite. Le Bezugssinn peut d’abord être entendu comme « l’ensemble des connexions et renvois signifiants dans lequel s’inscrit [la] teneur de sens [d’un concept] », ensemble dont S.-J. Arrien précise qu’il « ne constitue pas une totalité de relations d’essence valable a priori », mais est au contraire « facticiellement orienté vers l’effectuation de sens, toujours ouverte, du phénomène » (p. 236). Cette lecture pour ainsi dire « herméneutique » du Bezugssinn comme un « sens référentiel » est assurément possible : le Bezug est alors un « renvoi de sens » (loc. cit.), et le Vollzug l’« effectuation » par laquelle l’ensemble des renvois mobilisés constitue, dans cette actualisation même, la « mesure de la plus ou moins grande originarité du sens référentiel » (p. 238). Mais le Bezugssinn peut également être compris en un sens que l’on pourrait qualifier d’« intentionnel » : il est alors le « sens » livré dans un « rapport », celui que la vie ne cesse d’entretenir avec elle-même dans l’articulation dynamique de ses motifs et ses tendances[8]. Ainsi entendu, le Bezugssinn en tant que tel « est déjà un accomplissement » (GA 58, p. 260), au sens neutre d’une opération effectuée par la vie — et inversement un accomplissement sera toujours accomplissement d’un rapport ; mais il n’en demeure moins que le « rapport » laisse toujours en suspens un accomplissement au sens fort qui doit le mener à son terme, produisant ainsi l’originalité du sens. C’est pourquoi le « sens de rapport » a partie liée avec deux autres éléments de la conceptualité heideggérienne qui témoignent de la structure caractéristique de la vie : l’« anticipation » (Vorgriff) et l’« indication formelle » (formale Anzeige). Cette dernière, en particulier, est l’instrument d’une philosophie qui entend rendre compte de la dynamique du sens propre à la vie tout en en tirant bénéfice d’un point de vue méthodologique : avec elle, il s’agit de « poser un “concept” [...] qui nomme un phénomène sans encore le définir. Un “concept” qui, dans son indétermination constitutive, marque un horizon du sens à effectuer ou à accomplir » (p. 206). Cette indétermination ouverte et en attente d’accomplissement du concept philosophique marque précisément le régime général de l’immanence de la vie au sens mis en lumière par le jeune Heidegger, de sorte que la formale Anzeige pourrait être conçue comme relevant d’un usage maîtrisé du Bezugssinn.

Cependant, il faut préciser que la « vie » ici en jeu est avant tout vie du soi : « accomplissement » du sens il n’y a que pour autant que le soi s’y trouve engagé — implication dont la forme ou le mode propre appelle une caractérisation qui demeure assez délicate. Car aussi longtemps que l’« accomplissement » est entendu au sens d’une « opération », le soi reste extérieur au processus dont il est l’agent, quel que soit le degré de présence à soi atteint à travers cette opération. Ainsi conçu sur un mode mineur, l’« accomplissement » paraît reconduire, dans un horizon strictement psychologique, la formule transcendantale du Je « accompagnant » l’ensemble de ses représentations. Or, précisément, il s’agit ici de concevoir un soi advenant avec et par le sens, et inversement un sens porté à l’« accomplissement » pour autant que le soi y advienne. Il y a là, manifestement, une sorte de cercle, caractéristique de l’« originalité » que Heidegger oppose à l’« évidence » husserlienne pour déterminer la vérité comme telle, dont S.-J. Arrien dit qu’elle « ne renvoie pas au remplissement idéal d’une visée intentionnelle, mais au fait de se rapporter facticiellement à soi (de “s’avoir soi-même”) de façon authentique et toujours plus “concentrée” » (p. 191). Ce cercle de l’originalité est notamment présent dans le « critère » déterminant l’« accomplissement original » comme tel, formulé par Heidegger au cours du semestre d’été 1920[9], et qui consiste en l’exigence, par l’accomplissement concerné, d’un « renouveau » ou d’un « renouvellement » (Erneuerung) constitutif du soi lui-même. Selon ce critère, d’une part, l’originalité du sens se détermine à partir du soi comme origine : le sens est « originalement accompli » lorsque le soi s’y investit en profondeur à partir de sa « spontanéité » propre[10] ; d’autre part, dès lors que l’originalité s’atteste par un « renouvellement » du soi engendré par l’accomplissement du sens, il n’est pas illégitime de placer le sens lui-même à l’origine du soi. Adossé à une telle conception dynamique de l’originalité — étrangère à tout sens régional et statique —, ce principe d’une co-événementialité du soi et du sens requiert une présentation univoque de l’« accomplissement » dans le sens de la propriété et de l’appropriation. À tout le moins, S.-J. Arrien met en exergue cette « événementialité » en avançant — en guise de réponse à la question initiale de la thèse d’habilitation de Heidegger — la thèse forte selon laquelle « [l]’histoire [...] devient pour ainsi dire le sens du sens » (p. 291). Avec cette thèse, qui introduit le temps dans le concept et l’histoire au sein même du sens, c’est un point central de la phénoménologie de la vie qui est mis au jour, mais aussi un fil conducteur essentiel de la pensée de Heidegger dans son ensemble.