Étude critique

Les impasses du républicanisme de marché. À propos de Exit left, Markets and Mobility in Republican Thought, par Robert S. Taylor [Record]

  • Jean-Fabien Spitz

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  • Jean-Fabien Spitz
    Département de philosophie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

L’innovation majeure du républicanisme contemporain a consisté à récuser la définition de la liberté individuelle par l’absence d’obstacles ou d’interférences, et à la définir au contraire comme non-domination, c’est-à-dire comme l’absence de tout assujettissement effectif ou de toute vulnérabilité à la volonté arbitraire d’autrui. Robert Taylor partage cette intuition fondamentale et prétend donc s’inscrire dans le courant du républicanisme moderne. En revanche il se désolidarise du néo-républicanisme lorsqu’il s’agit des moyens à mettre en oeuvre pour construire une société exempte de domination. Les néo-républicains ont en effet systématiquement proposé des solutions « politiques » à ce problème. Ils pensent qu’il convient de recourir à la loi et à l’État pour combattre les dominations privées qui naissent dans le monde de l’économie et de la société civile, et qu’il convient ensuite de recourir à d’autres moyens juridiques ou politiques — constitution, séparation des pouvoirs, rule of law, contrôle de constitutionnalité, procédures de contestation — pour empêcher que l’État ne devienne à son tour une source de domination sur les citoyens qu’il prétend protéger contre les dominations privées. P. Pettit lui-même, le principal représentant du courant néo-républicain, a clairement indiqué que cette seconde question — quis custodiet custodes ? — était au coeur d’une philosophie politique républicaine dont toute l’ambition consiste à construire un édifice institutionnel — une république — propre à contenir, par les voies de la loi et du droit, la domination que les citoyens pourraient exercer les uns sur les autres, tout en l’entourant de garde-fous et de procédures capables de l’empêcher de se muer lui-même en agent politique attaché à poursuivre ses propres intérêts aux dépens de ceux des citoyens. Le livre de Taylor est fondé sur l’idée que de tels moyens politiques et juridiques sont impuissants à juguler efficacement tant la domination privée que la domination publique qui menace d’être la conséquence de l’armement que la république veut donner à l’État pour contenir la domination privée. Non seulement ils sont impuissants mais ils sont dangereux, car ils consistent à construire un pouvoir — celui de la loi et de l’État — pour en combattre un autre et ainsi à déplacer le problème en l’accentuant au lieu de le résoudre. Le pouvoir public destiné à combattre le pouvoir privé est en effet nécessairement plus puissant ou plus concentré que celui qu’il est censé tenir en lisière, et ses débordements ou abus, étant plus difficiles à contenir, exigent à leur tour des moyens de contrôle plus puissants et sophistiqués, dont l’abus est encore plus dangereux. En l’espèce, l’intuition de Taylor est que la mise en oeuvre d’institutions de contrainte publique pour combattre des faits de contrainte privée aboutit à environner les individus d’une foule de pouvoirs qui, sans se faire réellement contrepoids, pèsent sur ses épaules et ne peuvent manquer de le dominer. Dans la vie privée comme dans les relations entre producteurs et consommateurs, ou entre employeurs et employés, cette tentative de maîtrise directe, par des moyens juridiques et politiques, de la domination conduit à conférer à l’État et à ses agents des pouvoirs dont ils sont prêts à abuser. Même si ces pouvoirs ne sont pas discrétionnaires, ils comportent toujours une certaine latitude qui donne à la bureaucratie et aux fonctionnaires, une capacité de faire prévaloir leurs propres intérêts aux dépens de ceux des citoyens. Empruntant la distinction proposée par A. O. Hirschman entre défection et prise de parole, Taylor propose de classer l’ensemble des moyens politiques de contrôle de la domination dans la catégorie de la prise de parole et de s’écarter de l’analyse néo républicaine pour envisager des moyens de lutter contre la domination …

Appendices