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La phénoménologie — du moins celle de ses pères fondateurs — repose sur deux assises, l’une gnoséologique, l’autre ontologique. Elle met en avant un corrélationisme là où la tradition métaphysique avait toujours stipulé un être-en-soi[1] ; et elle relie la problématique de la légitimation radicale de la connaissance, exprimée à travers cette perspective corrélationiste, à la mise en évidence d’un soubassement ontologique de ce qui est connu. Par là, elle abandonne le clivage phénomène/chose en soi qui caractérisait le transcendantalisme kantien ; et elle redonne son titre de noblesse à l’« ontologie » (fût-elle « nouvelle ») que Kant avait cherché à évacuer de toute perspective gnoséologique.

Or cette référence à l’auteur de la Critique de la raison pure ne se justifie pas seulement négativement. Celui-ci est l’ancêtre emblématique et de la philosophie allemande classique et de la phénoménologie, il leur a indiqué leur direction transcendantale commune. Le recours[2] à la philosophie allemande classique aura précisément pour objectif d’éclaircir, sur un terrain proprement phénoménologique, une certaine réorientation par rapport au concept du transcendantal permettant de penser ensemble la perspective gnoséologique (en tant qu’elle est précisément transcendantale) et la perspective ontologique ou, en termes kantiens, de comprendre la teneur du principe suprême de tous les jugements synthétiques, selon lequel « les conditions de possibilité de la connaissance [volet gnoséologique] sont en même temps les conditions de possibilité des objets de l’expérience [volet ontologique][3] » — teneur dont, dans la Critique de la raison pure, Kant n’a pas lui-même tiré toutes les conséquences qui pourtant s’imposent. Mais documentons d’abord le sens de cette unité de la phénoménologie par les citations suivantes :

Seul celui qui se méprend sur le sens le plus profond de la méthode intentionnelle ou sur celui de la réduction transcendantale, voire même sur l’un et l’autre, peut vouloir séparer la phénoménologie et l’idéalisme transcendantal[4].

Si le titre d’idéalisme revient à la compréhension du fait que l’être n’est jamais explicable par de l’étant, mais est à chaque fois déjà le « transcendantal » pour tout étant, alors c’est dans l’idéalisme que réside la possibilité unique et correcte d’une problématique philosophique[5].

Le renouvellement du concept même du transcendantal […] nous paraît être comme un apport essentiel de la phénoménologie[6].

À travers ces trois affirmations se traduit l’idée que, dans le cadre d’une perspective qui identifie philosophie et phénoménologie, et pour peu que l’on respecte les contraintes méthodologiques de cette dernière, celle-ci doit nécessairement être comprise comme un idéalisme ; que cet idéalisme a autant une dimension transcendantale qu’une dimension ontologique ; et que cette double dimension, en tant qu’elle caractérise l’approche phénoménologique, constitue précisément un nouveau concept du transcendantal.

Ces trois citations sont tirées de trois univers différents au sein de la tradition phénoménologique : du Husserl après le « tournant transcendantal » ; du Heidegger de l’« ontologie fondamentale[7] » ; et du Levinas élaborant son premier ouvrage majeur (Totalité et infini) qui se replonge, à ce dessein, dans le corpus husserlien. S’il me semble légitime d’y voir une unité, et si celle-ci s’appuie sur des acquis systématiques de la philosophie allemande classique, cela ne signifie pas pour autant que la phénoménologie serait à interpréter exclusivement dans ce cadre-là. La perspective qu’il s’agit à présent de déployer et d’étayer consiste plutôt à essayer de montrer que, si l’on comprend effectivement la phénoménologie comme une philosophie transcendantale — comme ses auteurs le préconisent au moins dans quelques passages importants —, voire comme un « idéalisme transcendantal », alors, pour en saisir la teneur et le sens, le recours à la philosophie allemande classique s’avère incontournable. J’étudierai, à ce dessein, les deux « assises fondamentales », évoquées à l’instant qui reviennent à une perspective gnoséologique et une perspective ontologique, commandées sur différents registres par les concepts d’« intuition », de « construction » et de « possibilisation » (selon une première acception) ; et j’esquisserai dans un troisième moment comment, dans une perspective tirant les conclusions « métaphysiques » de ces élaborations phénoménologiques, ces deux volets peuvent être envisagés dans un projet unitaire où la « possibilisation » sera comprise un peu différemment, à savoir comme une « réflexion de la réflexion ». L’objectif de cette contribution consistera ainsi à mettre en évidence les différentes dimensions que revêt le concept du transcendantal en phénoménologie, et à montrer que ce dernier renvoie fondamentalement aux idéalismes transcendantaux classiques.

1.

Le point commun entre les différentes approches phénoménologiques du transcendantal réside dans le fait qu’on ne lui reconnaît pas le statut d’une simple « condition de possibilité », mais que l’on fait valoir une forme de donation (et d’expérience) qui permet d’attester cette notion et de la légitimer. En ce qui concerne son attestation, la dimension intuitive est au premier plan (ici la perspective husserlienne se recoupe avec celle de Fichte) ; quant à sa légitimation, le transcendantal met en oeuvre des « constructions phénoménologiques » (chez Husserl et Fink), et finalement une « possibilisation » (développée par Heidegger) qui font elles aussi écho à une première élaboration explicite chez Fichte.

La phénoménologie husserlienne est commandée par le « principe de tous les principes », énoncé dans le célèbre § 24 des Ideen I. Celui-ci préconise que tout « fait » (Tatsache), auquel se rapportent nos connaissances, doit être « fondé » (begründet), et que « toute intuition originairement donatrice » est une « source de droit » (Rechtsquelle) de la connaissance[8]. La référence à ce terme, tiré de la philosophie pratique de Kant, laisse entendre que la vertu « fondatrice » (begründend) du « principe de tous les principes » est eo ipso légitimante. Or on n’insiste pas suffisamment sur l’arrière-plan fichtéen de cette caractérisation du principe suprême de la phénoménologie. Si la dimension pratique au sein même d’une réflexion sur ce principe de la légitimation de la connaissance (rappelant bien sûr déjà la Wissenschaftslehre) n’est pas mentionnée et développée davantage par Husserl, il faut en revanche insister sur la proximité du rôle décisif de l’« intuition » et de l’« évidence » chez les deux idéalistes transcendantaux. Avant que Husserl ne mette au premier plan, dans sa phénoménologie, l’évidence intuitive pour la fondation de la connaissance, Fichte avait déjà fait de même, dans sa Wissenschaftslehre, dans les termes d’« intuition », de « lumière », de « voir » — et ce, dès ses premières versions (commandées par l’« intuition intellectuelle ») jusqu’aux versions tardives[9]. L’idée que l’intuition ou le voir a une vertu légitimante est une idée d’abord fichtéenne.

Comment cette évidence intuitive trouve-t-elle sa légitimation ? La phénoménologie transcendantale de Husserl procède en deux temps, en se plaçant à deux niveaux différents[10]. Tout d’abord, il s’agit de s’adonner à l’expérience que l’ego fait de lui-même dans une constante concordance. Appartiennent à ce premier niveau toutes les analyses descriptives — s’effectuant d’une manière d’abord non critique — de la sphère « immanente » de la conscience. La critique transcendantale, au sens husserlien, est la tâche dont le second niveau de la recherche phénoménologique doit s’acquitter. Ce second niveau relève de la sphère « pré-phénoménale » ou « pré-immanente » de la conscience[11].

Ce qui caractérise fondamentalement le transcendantalisme husserlien au premier niveau de l’analyse intentionnelle, c’est la mise en évidence des implications intentionnelles qui sont certes implicitement contenues dans tout rapport intentionnel, mais tout de même susceptibles d’être données dans une intuition. Même si l’analyse porte toujours d’abord sur les caractéristiques des vécus intentionnels actuels, visant l’objet en sa présence concrète, il importe de souligner que toute actualité implique ses potentialités : toute présence signifie la co-présence d’horizontalités qui sont également données, quoiqu’elles ne soient pas explicitement visées, et toute perception renvoie à d’autres perceptions qui ne sont pas actualisées, mais impliquées dans le passé et anticipées dans le futur. Ces horizontalités sont « en excès » par rapport à la présence actuelle : ce qui est co-présent dépasse toujours, et de façon essentielle, ce qui se donne actuellement à la conscience. Ces horizons co-présents ne sont pas des « possibilités vides », ils ne sont pas de pures hypothèses ni des fictions, mais ils prédessinent des possibilités déjà réalisées et à réaliser, caractérisant essentiellement l’ego effectif. Husserl appelle ces possibilités intuitionnables des « potentialités (Potentialitäten) », qui sont toujours des potentialités du « Je peux » et du « Je fais » de l’ego. Tout rapport intentionnel implique toujours un horizon intuitif de telles potentialités. Voilà comment Husserl explicite donc l’intuitivité sur le plan de la sphère immanente (donc au premier niveau) de la conscience transcendantale. Mais cela suffit-il pour véritablement fournir la légitimation de ce qui est ainsi analysé ?

Revenons encore une fois à la formulation du « principe de tous les principes » pour voir que, dans la phénoménologie husserlienne de la légitimation de la connaissance, l’héritage fichtéen joue encore à un niveau plus profond. Husserl ne dit pas que toute source de droit de la connaissance est l’intuition originairement donatrice, mais il affirme littéralement dans ce même § 24 des Ideen I que toute intuition originairement donatrice est une source de droit de la connaissance. Cela implique qu’il pourrait y avoir de telles sources de droit qui ne relèvent pas de l’intuition — ou, du moins, pas du même type d’intuition que celui qui est en jeu dans cette approche descriptive.

Si la réduction phénoménologique qui nous reconduit à la subjectivité transcendantale et à sa vie intentionnelle constitue bien la « méthode fondamentale de la phénoménologie »[12], ces considérations méthodologiques ne se réduisent pas, en effet, à la « découverte » ou la « mise à nu » (Freilegung) intuitive des expériences de l’ego avec leurs implications intentionnelles. C’est que ce terme d’une Freilegung renvoie implicitement à des aspects fondamentaux de la méthode phénoménologique dont Husserl n’a pleinement pris conscience qu’au cours — et tout particulièrement à la fin — des années 1920. Plus précisément, il signifie que, si l’analyse descriptive (au sens, bien sûr, d’une description eidétique) de la phénoménologie demeure utile et nécessaire pour caractériser les ingrédients « réels » de la conscience « immanente », elle s’avère toutefois insuffisante lorsque — comme le préconise une démarche transcendantale ultimement légitimante — il s’agit de descendre au niveau ultimement constitutif de ces phénomènes immanents. En effet, ces expériences de l’ego ne sont pas seulement données, présentes, pour qu’une description suffise à en dégager les moments structurels (fussent-ils donnés dans des implications intentionnelles), mais elles requièrent de plus un travail de mise à l’écart des obstacles qui entravent la compréhension de leur rôle constitutif — travail « déconstructif » (Husserl parle à ce propos d’une « réduction démantelante (Abbaureduktion)[13] »), auquel correspondra, à ce même niveau constitutif ultime (qui est donc le second niveau annoncé plus haut), un volet positif : celui d’une construction[14], qui n’est ni spéculative ni métaphysique, mais phénoménologique[15]. Or, pourquoi à ce second niveau (en deçà de l’expérience descriptive de la sphère immanente de la conscience transcendantale) y a-t-il besoin de recourir à des « constructions phénoménologiques » ? Il faut procéder à des constructions phénoménologiques à chaque fois que l’analyse intentionnelle descriptive rencontre une limite. Ce qui pose cette limite, ce sont tous les points aveugles de l’analyse descriptive en général.

La construction phénoménologique construit à la fois le factum et les conditions de possibilité de ce dernier — à savoir cela même qui le rend possible, le « possibilise (ermöglicht) ». En construisant, la construction phénoménologique suit la nécessité de ce qui est à construire. Mais pour que ce soit possible, il faut que la construction phénoménologique, loin de se réduire à une construction purement conceptuelle, intellectuelle, possède une intuitivité spécifique[16]. Cette intuitivité[17] est elle-même instituée et fondée sur l’« histoire » (la genèse, les habitus et sédimentations) des expériences du phénoménologue. Du coup, l’intuitivité caractérisant spécifiquement la construction phénoménologique est elle-même susceptible d’être reconstituée génétiquement eu égard à ses « couches » ou « strates » ultimes.

Or cette façon de poser le problème correspond très précisément à la démarche fichtéenne d’une « construction génétique ». Comme Fichte le souligne par exemple dans la Wissenschaftslehre de 1804/II, construire génétiquement revient à partir non pas de faits, mais d’une « Tathandlung » (synonyme de la « genèse »[18]), et à faire éclore leur légitimation ni d’un être présupposé ni d’un principe spéculatif, mais de ce qui ne s’atteste dans sa nécessité qu’à travers la construction elle-même. Et l’intuitivité ici requise est précisément un « voir de la genèse » que Fichte appelle « Einsicht ». Il y a toutefois une différence importante entre la construction « génétique » et la construction « phénoménologique ». Fichte introduit l’idée d’une « genèse » d’un « savoir pur » (caractérisant le savoir comme savoir, ce qui fait qu’un savoir est un savoir) à la suite de sa critique de Kant qui procédait, selon lui, par « synthèses post factum » (posant une unité de deux termes disjoints sans la « déduire », c’est-à-dire sans la construire génétiquement), tandis que les constructions phénoménologiques de Husserl ne sont pas celles d’un tel savoir « pur » ou « absolu », mais portent toujours sur un « factum » spécifique, servant de fil directeur à la construction. Aussi ne s’agit-il pas là d’une méthode universelle, mais d’un procédé qui se tient fermement à des limites mises en évidence dans des « facta » particuliers.

Si Husserl procède effectivement — du moins implicitement — à des constructions phénoménologiques de tels « facta » (par exemple dans sa phénoménologie du temps ou de l’intersubjectivité), il n’y a nulle trace d’une construction des conditions de possibilité de ces facta. Pour Fichte, les conditions — transcendantales — de la possibilité de la connaissance sont légitimées moyennant un « redoublement » réflexif, c’est-à-dire un mouvement établissant que ce qui rend possible (la connaissance) est à son tour rendu possible — redoublement qu’il nomme donc une « possibilisation »[19]. C’est Heidegger, dans sa remise en chantier complète de la structure de l’intentionnalité, qui exploite le potentiel phénoménologique de la « possibilisation », en entendant ce terme exactement dans le même sens que Fichte. Là encore, le lien avec le Wissenschaftslehrer s’impose sur un plan non pas historiographique, mais systématique.

Dans Sein und Zeit, Heidegger livre une interprétation ontologique de la structure intentionnelle qui extrait cette dernière du cadre limité de l’analyse de la conscience. Cette interprétation substitue au concept de la « subjectivité transcendantale » celui du « Dasein » — « réalité humaine » qui n’est pas analysée anthropologiquement, mais ontologiquement —, et qui n’est pas un étant « là », présent (vorhanden) ou maniable (zuhanden), mais essentiellement un pouvoir-être. Le Dasein est un être-possible, il ne se comprend jamais qu’à partir de ses possibilités. Heidegger exploite ainsi la notion de « possibilité » dans un horizon qui non seulement va au-delà du cadre de l’analyse de la conscience intentionnelle chez Husserl, mais pose encore la question du lien entre ce concept et la dimension ontologique de la subjectivité.

Or, que l’analyse du Dasein s’effectue sur un plan ontologique — comme « ontologie fondamentale » — ne signifie pas simplement que Heidegger s’oppose à la perspective des sciences particulières (psychologie, anthropologie, etc.). Il s’agit avant tout pour lui de l’inscrire dans un rapport à l’étant « en sa totalité ». Se pose alors une double question : parmi toutes les possibilités qui s’offrent au Dasein, y en a-t-il une qui ait un statut originaire et insigne ? Et, du coup, le Dasein se laisse-t-il appréhender en son entièreté ?

Pour répondre à ces deux questions, Heidegger s’emploie, dans le § 53 de Sein und Zeit, à élaborer une analyse phénoménologique du rapport à la possibilité qui offre l’horizon le plus vaste pour rattacher toutes les possibilités factuelles à une possibilité originaire. Celle-ci est la possibilité de l’impossibilité d’exister qui circonscrit le rapport possible à la mort[20].

Il s’agit bien de concevoir ce rapport comme une possibilité, c’est- à-dire d’éviter les deux écueils d’une simple abstraction (envisager la mort par la simple pensée) et d’une réalisation effective (dans l’attente de la mort par exemple). Le nom pour un tel rapport, permettant de « soutenir » cette possibilité comme possibilité et la dévoilant comme telle, est le « devancement dans la possibilité » (en l’occurrence, dans la possibilité extrême de l’impossibilité d’exister). Qu’est-ce qui caractérise fondamentalement ce dernier ?

Heidegger précise que le devancement est à la fois une « Seinsart » (mode ou guise d’être) du Dasein et constitue un « comprendre » spécifique. Autrement dit, avec le devancement, Heidegger se place sur un terrain à la fois « ontologique » et « gnoséologique ». Quelle en est la teneur phénoménale ? Deux traits caractéristiques doivent ici être mis en avant. D’une part, le devancement singularise le Dasein, et, d’autre part, ce qui est décisif, en vertu d’un acte de transcendance grâce auquel cette possibilité extrême devient démesurée, les possibilités factuelles sont libérées (freigegeben) et dès lors ouvertes[21] :

Le devenir-libre devançant pour la mort propre libère de la perte dans les possibilités qui ne se pressent que de manière contingente, et cela, en faisant comprendre et choisir d’abord de façon authentique les possibilités factuelles qui sont en amont de la possibilité indépassable[22].

Le dernier point de cette caractérisation fait apparaître la proximité avec Fichte. Heidegger s’interroge en effet sur la manière dont cette possibilité ultime peut devenir certaine pour le Dasein, comment celui-ci peut se l’approprier. La réponse consiste dans l’idée que, sur un plan qui concerne exclusivement l’« appropriation “comprenante” », cet ultime être-possible se redouble en une possibilisation (Ermöglichung) qui est le rendre-possible (« gnoséologique ») de (l’être-)possible. Le devancement s’avère ainsi être la possibilisation de la possibilité extrême : « L’ouverture de la possibilité [extrême] se fonde dans la possibilisation devançante[23]. » De même que, pour Fichte, la possibilisation rend possible l’auto-fondation du savoir en tant que savoir[24], pour Heidegger, elle rend possible le devenir-certain du Dasein de la possibilité extrême qui libère toutes les possibilités finies.

Sur un plan qui concerne d’abord l’ultime source de droit de toute connaissance, un certain « arrière-plan fichtéen » de la phénoménologie apparaît donc avec évidence : à tous les niveaux de la légitimation — que ce soit eu égard au rôle primordial de l’évidence intuitive dans la phénoménologie descriptive, ou à la construction phénoménologique et à la possibilisation dans une perspective plus fondationnelle —, des élaborations fondamentales de la Wissenschaftslehre trouvent un écho chez les pères fondateurs de la phénoménologie. Montrons à présent qu’un lien entre la phénoménologie et la philosophie allemande classique existe également sur le plan ontologique.

2.

Si l’épochè et la réduction phénoménologique mettent entre parenthèses la « thèse du monde » et de tout ce qui le peuple, autrement dit, si le gain de la phénoménalité s’obtient au prix d’une précarisation ontologique du phénomène, la question se pose de savoir quel sens d’être incombe à ce dernier. Si cette interrogation peut justement servir de fil directeur à la clarification du statut de ce sens d’être en phénoménologie, elle commande en réalité déjà la critique schellingienne de Fichte. Pour pouvoir apprécier ce qui est en jeu dans ce débat, il faut rappeler le sens fondamental des idéalismes transcendantaux de Fichte et de Schelling.

Pour l’un comme pour l’autre, il s’agissait de fonder et de légitimer la connaissance transcendantale, c’est-à-dire le savoir en tant que savoir. Pour Fichte, cela n’était concevable (et possible) qu’en montrant que le savoir s’auto-justifie « de l’intérieur » — et cela veut dire, en particulier, sans aucun recours à un étant « objectif », à un « contenu » ou à quelque affection « extérieure » que ce soit. Seule une telle génétisation du « savoir pur » est, à ses yeux, en mesure d’achever l’idéalisme transcendantal kantien.

Pour Schelling, en revanche, comme cela apparaît notamment dans sa correspondance[25] avec Fichte en 1800-1801, le point de vue fichtéen était un « formalisme » abstrait. Il proposait dans le Système de l’idéalisme transcendantal (1800)[26] — qui eut ensuite une influence décisive sur Hegel et la Phénoménologie de l’esprit — une solution permettant d’éviter cet écueil. Celle-ci mettait en oeuvre, en particulier, une conception toute différente du rôle du contenu objectif pour la fondation du savoir. En effet, selon cette conception, le contenu du savoir fait partie intégrante de la saisie de soi du Moi. Le transcendantal intervient ici sur deux plans : sur celui de la série des tentatives de la nature de s’auto-réfléchir, donc dans la Naturphilosophie, et sur celui de la série des auto-objectivations du Moi, donc dans la Transzendentalphilosophie proprement dite. Chaque moment de la première série a son correspondant dans la seconde, et vice versa. Le « pivot » étant l’acte de la conscience de soi — point d’arrivée de la Naturphilosophie (la « puissance » suprême) et point de départ de la Transzendentalphilosophie. La puissance suprême de cette dernière est celle où le Moi est posé avec toutes les déterminations qui ont déjà été contenues dans l’acte libre et conscient de la conscience de soi. L’idée fondamentale est alors que la légitimation du savoir — et même et surtout du savoir qui est précisément en mesure de légitimer tout savoir — présuppose que les différentes déterminations logiques et réelles ( !) de ce qui est su structurent de manière catégoriale cette légitimation elle-même. Selon cette conception, ce qui constitue transcendantalement est pour ainsi dire ontologiquement contaminé par ce qui est transcendantalement constitué.

L’opposition entre Fichte et Schelling peut alors être résumée ainsi : pour Fichte, le savoir ne peut être radicalement légitimé que si cette légitimation précède toute détermination du contenu objectif du savoir — un recours à ce contenu nous ferait sortir de la perspective transcendantale et conduirait à un empirisme. Schelling oppose à cette façon de voir « formaliste » un projet dans lequel la déterminabilité réelle du transcendantal renvoie à la catégorialité logique du contenu du savoir lui-même — un « renvoi à rebours » au contenu en vertu duquel le transcendantal est constitué par ce dernier et obtient littéralement sa « réalité objective ».

Or la position de Schelling ouvre une perspective inédite dans la tradition philosophique transcendantale que Levinas a su identifier et exploiter phénoménologiquement. Schelling découvre en effet une forme du transcendantalisme qui est caractérisée par un « conditionnement mutuel » (cette idée est justement formulée de façon explicite par Levinas[27]) entre le constituant transcendantal et le constitué. Si Schelling ne le met pas expressément en avant, c’est Husserl (comme l’a montré de façon convaincante l’auteur d’En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger) qui a pris pleinement conscience de cette nouvelle acception du transcendantal[28]. Voyons à présent ce que renferme cette idée d’un « conditionnement mutuel ».

Toute critique de l’« idéalisme », du « subjectivisme » ou du « formalisme » stigmatise le fait de conférer la constitution du sens du réel au seul pôle « subjectif » de la corrélation. Pour pouvoir éviter pareille posture unilatérale, il faut saisir très précisément la signification de la manière dont la « conscience » ou le « penser » se rapporte à sa teneur objective. Il ne s’agit pas d’une appropriation personnelle, ni d’un devenir-conscient simplement empirique, mais il est bel et bien question de la façon dont « nous » nous « rapportons » à ce contenu objectif ainsi que de la manière dont ce dernier contamine à rebours les structures corrélationnelles.

On peut déceler trois moments fondamentaux dans la réponse à cette question : premièrement, la fonction du concept phénoménologique de vérité ; deuxièmement, le conditionnement mutuel entre le constituant et le constitué dans la sphère immanente ainsi que dans la sphère pré-immanente ; et, troisièmement, la génétisation de ce conditionnement mutuel. Si les deux premiers moments sont développés par Husserl, le dernier est dû au Levinas d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence[29].

Pour pouvoir mesurer d’abord le rôle de la vérité dans la clarification du soubassement ontologique de la corrélation intentionnelle, il faut se tourner vers la Sixième Recherche logique. La thèse de Husserl consiste à coupler précisément la légitimation de la nécessité de l’objectivité apparaissante au concept phénoménologique de vérité, en deçà de l’adéquation concrète entre l’« esprit » et la « chose ». La vérité est ce qui se réalise lorsque le rapport intentionnel est « correct », « juste ». Et, à l’inverse, le rapport intentionnel adéquat suppose l’objet « qui rend vrai » (l’énoncé) — sachant qu’aucune subjectivité individuelle, concrète, n’entre ici en jeu, mais que les déterminations « transcendantales » ont un statut « anonyme ». La vérité est la forme a priori de tout rapport au monde. Cette idée est décisive pour la compréhension du « renouvellement du transcendantal », s’effectuant sur les deux plans mis en évidence précédemment, car elle établit que la vérité ne relève pas de l’institution d’une norme sur la base d’un contenu réel pré-donné (par exemple), mais que l’être réel et la légitimation de sa nécessité sont médiatisés mutuellement. Si, à cet égard, l’ébauche de Husserl suit celle de Schelling, elle ne s’en distingue pas moins dans la mesure où il n’est nullement question, en phénoménologie, de « déductions » de séries réelles et idéelles, mais précisément d’analyses où la teneur objective des phénomènes s’atteste phénoménologiquement dans l’intuition (qu’elle soit intuitive ou constructive). Approfondissons les implications ontologiques de cette perspective.

Le « transcendantal » ne désigne pas seulement, dans la perspective de Husserl, que ce qui est à connaître est « reconduit à un ego transcendantal » (ce qui élève les opérations constitutives et transcendantales au niveau d’une conscience claire et distincte), mais, nous l’avons vu, que toute actualité de la conscience « implique » des potentialités qui ne se présentent pas dans toute leur clarté à la conscience (et qui ne sont d’ailleurs pas toujours en mesure de le faire). La signification de ce « renouvellement » du concept du transcendantal ouvre, Levinas l’a souligné à juste titre, une « nouvelle ontologie » : « L’être se pose non pas seulement comme corrélatif d’une pensée, mais comme fondant déjà la pensée même qui, cependant, le constitue[30]. » La pensée et l’être, le sujet conscient et l’objet de la conscience, sont précisément dans un « rapport de conditionnement mutuel ». Mais comment ce concept d’ontologie peut-il être déterminé de manière plus précise ?

Dans le § 20 des Méditations cartésiennes, Husserl avait d’abord établi (pour ce qui est de la sphère immanente de la conscience) que dans tout rapport intentionnel s’effectuait certes la visée d’un visé, mais que le visé était en même temps caractérisé par un « excès » vis-à-vis de ce qui est explicitement visé. Cela signifie que dans cette approche de la phénoménologie transcendantale s’ouvre un « horizon » qui prédessine la constitution intentionnelle et qui, par là, la « motive » à s’orienter par rapport à cet « excès » — ce qui relativise toute constitution dirigée d’une façon unilatérale et renvoie à un rapport de dépendance mutuelle qui concerne la conscience intentionnelle immanente et l’être de ce qui apparaît également de façon immanente. Ce qui est décisif, c’est que, au sein de la sphère de ce qui est ouvert grâce à l’épochè et la réduction (où le concept dogmatique de l’être est neutralisé), éclot un être « constitué transcendantalement » qui « fonde » précisément d’une façon ontologique toute opération ou fonction de la conscience. Pour Levinas, la « phénoménologie elle-même[31] » consiste de part en part dans ce rapport de conditionnement mutuel qu’il exprime de la façon suivante : « L’intentionnalité signifie que toute conscience est conscience de quelque chose, mais surtout que tout objet appelle et comme suscite la conscience par laquelle son être resplendit et, par là-même, apparaît[32]. »

Mais ce n’est pas tout. Ce rapport de médiation réciproque a encore un sens plus profond — qui permet de voir que cette « nouvelle ontologie » est aussi en vigueur, en phénoménologie, au niveau constitutif proprement transcendantal (c’est-à-dire à ladite « sphère pré-immanente) : c’est qu’en effet, par l’épochè et la réduction, s’ouvre un « terrain subjectif » dans un autre sens, que l’on pourrait justement appeler avec Husserl la sphère « pré-immanente » de la conscience et qui est, en même temps, encore une fois en termes lévinassiens, « plus objectif que toute objectivité[33] ». Cela veut dire en particulier que l’objet n’est pas simplement le corrélat du sujet, mais qu’il existe ici un rapport de médiation en vertu duquel le sujet n’est pas « pur » sujet, l’objet n’est pas « pur » objet[34]. L’« être » qui entre ici en jeu ne peut plus être considéré comme « être ». Il requiert une réduction plus radicale. Aussi Husserl l’appelle-t-il dans différents endroits dans ses manuscrits tardifs — et manifestement sous l’influence de Fink — un « pré-être »[35]. Ce « pré-être » précède en quelque sorte, d’un point de vue constitutif, l’être du monde, et sape l’opposition entre une perspective gnoséologique et une perspective ontologique dans la mesure où il concerne autant la « subjectivité » transcendantale anonyme que le corrélat qu’elle constitue et qui la fonde.

La détermination du contenu objectif du réel requiert ainsi à la fois une opération constitutive subjective et une fondation ontologique qui confère une réalité objective à ce qui est ainsi constitué. Et ce, de manière co-originaire ! La constitution transcendantale est une fondation ontologique. J’insiste : ce n’est que dans la mesure où l’être (constitué transcendantalement) « fonde » la conscience (c’est en cela que consiste l’« objectivité plus objective » que toute objectivité constituée unilatéralement par la subjectivité transcendantale) que la conscience peut « constituer » l’étant apparaissant. La « constitution » signifie ainsi que l’objet ne saurait servir simplement de fil conducteur abstrait, mais qu’il contamine les opérations ou fonctions transcendantales. Cette idée fait d’ailleurs écho à celle d’« épigenèse » telle que Catherine Malabou l’a développée récemment[36], en partant de Kant : c’est-à-dire à une genèse médiatisée par la teneur objective au-delà (« épi- ») de l’origine transcendantale qui constitue pour ainsi dire l’autre face de la médaille d’une conception selon laquelle l’objectivité est structurée de façon catégoriale.

Enfin, le « conditionnement mutuel » peut être intégré dans la genèse transcendantale (telle que Fichte l’avait conçue). Comme Levinas l’a esquissé moyennant son concept de « dia-chronie » dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, ce conditionnement mutuel est à son tour génétisé (Fichte aurait ajouté : par une (auto-)réflexion). Tout conditionnement implique en effet une différence de plan ou de registre qui met à chaque fois en jeu une présence et un retrait (soit du conditionnant, soit du conditionné, selon le point de vue adopté). Cependant, il n’en va pas simplement du fait (comme c’est le cas chez Fichte tel qu’il réfléchit le transcendantalisme kantien) que le transcendantal implique un anéantissement et un engendrement puisqu’il n’admet pas d’expérience possible (où, de surcroît, cet anéantissement et cet engendrement ne s’appliquent jamais qu’à telle ou telle condition transcendantale), mais il y a ici un saut de registre portant sur toute la sphère en deçà de la conscience immanente, mettant en jeu — en vertu d’un approfondissement réflexif, précisément, de tout « conditionnement » — une alternance entre « présence » et « non-présence » (« retrait »). Aussi, Levinas n’identifie-t-il pas seulement cette double figure comme l’essence même du conditionnement, mais, en évoquant à plusieurs reprises, dans son ouvrage, l’« incondition ou condition[37] », il la place de façon « diachronique », justement, au lieu de son origine qui y prend la forme d’un « principe ou non-principe », pourrait-on dire, ou précisément de cela même que Levinas appelle l’« an-archie ». Ce « saut », tel est alors le sens fondamental de la genèse, n’est pas opéré de l’extérieur par un quelconque « spectateur » (fût-il « désintéressé »), mais il réalise, dans une « réflexion de la réflexion » (ce terme est à nouveau de Fichte), la détermination fondamentale du transcendantal qui consiste dans le redoublement caractéristique de la possibilisation[38], c’est-à-dire dans le fait que la compréhension véritable des conditions de possibilité de quelque chose dévoile toujours en même temps ce qui rend à son tour possibles ces mêmes conditions de possibilité.

3.

À l’issue de cette double analyse (relative à la légitimation de la connaissance ainsi qu’au soubassement ontologique de cette dernière), se pose la question de savoir ce qui en résulte pour le statut de la corrélation sujet-objet, à propos de laquelle nous avons rappelé d’entrée de jeu qu’elle constituait un aspect fondamental de la phénoménologie. Compte tenu de l’ouverture de la sphère pré-immanente de la conscience avec son statut de « pré-être », on peut se demander, en particulier — et j’y ai déjà fait allusion plus haut —, s’il s’agit là d’une sphère « asubjective » ou si l’on peut encore lui prêter un quelconque statut d’une « subjectivité transcendantale ». Fichte avait répondu exactement à cette même question en affirmant à propos du « Moi absolu » — à la suite du passage déjà cité plus haut — que la doctrine de la science avait constamment assuré qu’elle ne reconnaissait le Moi pour pur qu’en tant qu’« engendré », et qu’elle le posait au sommet de ses déductions, mais pas d’elle-même, dans la mesure où « l’engendrement se situe plus haut que l’engendré[39] ». Cela signifie que Fichte distingue entre les « déductions » effectuées par la doctrine de la science et le coeur, le noyau, de la doctrine de la science elle-même — correspondant respectivement à l’engendré et à l’engendrement. On y reconnaît alors trois niveaux : le niveau empirique, le niveau de ce qui est « engendré », et le niveau de l’« engendrement ». La doctrine de la science engendre ses propres effectuations, mais, en tant que telle, elle ne se confond pas avec ses déductions ou dérivations[40]. Considérée en elle-même et pour elle-même, elle est en effet engendrement pur, genèse, activité pure, Tathandlung. La déduction ne concerne donc pas le point de vue ultime de la doctrine de la science parce que ce point de vue ouvre sur une genèse qui, en deçà de toute déduction, est sous le signe du champ d’une « subjectivité asubjective » caractérisée par une indétermination ou une contingence irréductible au coeur de laquelle s’ouvre une nécessité. Or on retrouve cette même perspective une fois de plus dans la phénoménologie[41].

Grâce à l’épochè et à la réduction phénoménologique, l’ouverture de la sphère de la conscience transcendantale soulève un problème fondamental : si, d’un côté, cette sphère est caractérisée par la corrélation de la conscience et de son objet (ce qui pose la question de la « réalité » de l’objet en régime transcendantal), et si, d’un autre côté, en deçà de la sphère immanente s’ouvre la sphère pré-immanente de la conscience (ce qui pose à son tour la question de la « réalité » de cette sphère), alors on peut se demander ce qui constitue l’unité de cette double sphère transcendantale (immanente et pré-immanente), sachant que la réponse à cette question doit rendre compte de la contrainte phénoménologique « minimale » (comme disait Jean-Toussaint Desanti) consistant à tenir ensemble la reconduction à la subjectivité et la structure corrélationnelle de cette dernière. Pour le dire en des termes tout à fait différents (compte tenu de la juxtaposition des perspectives analysées plus haut) : comment tenir ensemble l’exigence gnoséologique de la légitimation de la connaissance et l’exigence ontologique de dévoiler l’être de tout ce qui compose la double sphère phénoménologique ?

Parmi les ébauches de réponse à cette question au sein de la philosophie allemande classique, je voudrais mettre en avant une fois de plus celle de Fichte parce qu’elle tient compte de tous les paramètres en jeu ici. Dans la Doctrine de la Science de 1804/II, Fichte s’élève, sans se préoccuper des questions de l’accès à la sphère transcendantale, au niveau suprême de la philosophie transcendantale (qu’il n’appelle plus, une décennie après la rédaction de la Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre de 1794-1795, « Moi absolu », mais dont il préserve la dimension subjective en l’appelant maintenant « lumière »), à savoir celle du « point d’unité et de la disjonction » de la corrélation être (objet) et penser ou conscience (sujet). Il s’agit en particulier de rendre compte du principe d’appropriation de l’objet de la connaissance, du fondement ontologique du « porteur de toute réalité » et de la légitimation transcendantale du principe suprême de la connaissance. Cela met en jeu le lien entre l’auto-anéantissement de la conscience et le « dépôt » de l’être, « porteur de toute réalité » ; et un redoublement de la « possibilisation (Ermöglichung) », au centre duquel Fichte situe le « Als », livrant l’auto-légitimation des conditions de possibilité de la connaissance.

Or, dans les Grundbegriffe der Metaphysik, Heidegger revient sur la notion de « possibilisation » rappelant de façon tout à fait remarquable son acception fichtéenne. Dans la correspondance Fichte-Schelling, le différend entre une position transcendantaliste radicale (focalisée sur la possibilisation), d’une part, et une approche ontologisante, d’autre part, persistait, nous l’avons vu, et il semblait impossible de le surmonter sans abandonner l’une des deux positions. Au sein de la tradition phénoménologique, entre l’approche d’une phénoménologie constructive chez Husserl et une ontologie phénoménologique chez Heidegger, ce même conflit éclate manifestement de nouveau. Or il s’avère que dans le § 76 du cours de 1929/20 — texte absolument capital dans son oeuvre —, Heidegger cherche à penser ensemble ces deux perspectives. Cela ne constitue pas simplement un effort réflexif particulier, mais met en jeu, précise-t-il, une transformation de l’humain en un « Da-sein plus originaire[42] ». Pour Heidegger, il n’est possible de concilier une dimension « subjective » (échappant au réalisme dogmatique) et la nécessité de renoncer à une analytique de la conscience que si cette double perspective s’accomplit en termes d’un « advenir fondamental (Grundgeschehen) ». Quel en est le statut ?

Celui-ci est extrêmement proche du « schéma concept-lumière-être » qui commande les Wissenschaftslehren fichtéennes tardives (« berlinoises »). Il s’agit là du principe de tout rapport entre le « penser » et l’« être », médiatisé par un principe pré-subjectif de la connaissance, nommé « lumière » ; cependant, ce « principe » n’est pas une proposition première dont dériveraient toutes les autres, mais une configuration autant transcendantale que métaphysique qui préside à tout rapport sujet/objet, conscience/monde. En l’appelant un « advenir fondamental », Heidegger exprime très exactement cette même idée, même si sa « structure originaire » diffère de celle du « schéma concept-lumière-être » fichtéen.

Heidegger conçoit son « caractère unitaire » comme un « Entwurf (projet) », plus exactement comme « possibilisation de tout projet de sens ». Ce « projet » est caractérisé par un double mouvement[43] : un détournement (Abkehr) et un retournement (Zukehr), double mouvement qui n’est pas réflexif, mais possibilisant justement : « ce qui est projeté dans le projet contraint au réel possible, c’est-à-dire que le projet lie — non pas au possible, ni au réel, mais à la possibilisation[44] ». Le caractère obligeant et liant du réel — c’est-à-dire sa nécessité — suppose la possibilisation. « L’objet du projet est […] l’ouverture-de-soi à la possibilisation[45] ».

En même temps, et ce deuxième moment est intrinsèquement et étroitement lié au premier, le projet dévoile l’être[46] de l’étant : le fait de se tenir face à la nécessité est inséparable de l’éclosion de l’être. Heidegger se rapporte ici explicitement au Schelling de la Freiheitsschrift : « le projet est la lueur (Lichtblick) dans le possible-possibilisant ». C’est ici que Heidegger va au-delà de ce qu’il avait établi à propos de la possibilisation dans le § 53 de Sein und Zeit, puisque la perspective ne concerne plus simplement la « certitude » de ce phénomène. En revanche, il s’approche encore davantage[47] de l’acception fichtéenne de la « possibilisation », car ce terme désigne exactement le même « redoublement possibilisant » que dans la Doctrine de la Science de 1804/II. C’est que l’être-ouvert à l’étant a une dimension « prélogique » que Heidegger met donc explicitement en rapport avec la « possibilisation »[48].

Enfin, Heidegger identifie encore un troisième moment de l’« advenir fondamental ». Car cet être-ouvert relève d’une « manifesteté (Offenbarkeit) » qui est fondée dans une entièreté (Ganzes) que Heidegger appelle le « monde ». Donc, le projet est aussi un Bilden (configurer) projetant d’une entièreté — Heidegger va même jusqu’à dire que l’entièreté, le monde, rend d’abord possible la « manifesteté »[49]. Et au centre de tout ce mouvement est la notion du « Als » dont Heidegger traite certes en premier lieu dans son rapport à l’analyse du « logos apophantikos » chez Aristote, mais qui fait également (et même avant tout) écho au « Als » fichtéen comme principe de la possibilisation — en vertu de quoi l’affirmation selon laquelle « [l]a clarification de l’essence du “als” va de pair avec la question de l’essence du “est”, de l’être[50] » fait pleinement sens. La « racine commune » du « Als » et de l’être doit être recherchée dans la possibilisation en tant qu’elle tient ensemble un principe d’appropriation, l’être et un principe de légitimation (Fichte) ou la nécessité, l’être et la configuration prélogique d’une entièreté (Heidegger). Par cet approfondissement saisissant du rapport entre la nécessité, l’être et la légitimation du savoir, cette analyse de l’« advenir fondamental » constitue ainsi un point culminant de l’héritage de la philosophie allemande classique dans la phénoménologie.

Récapitulons. Il s’agissait dans la présente contribution de fournir des arguments en faveur de la thèse selon laquelle le recours à certaines élaborations puissantes au sein de la philosophie allemande classique permet de porter un éclairage sur un « impensé » de la méthode phénoménologique. Cet impensé concerne autant la compréhension précise du transcendantal que le rapport entre le concept (à multiples faces) de « possibilité » et celui de la « subjectivité » transcendantale. Trois problèmes ont guidé ces réflexions : Comment l’évidence intuitive peut-elle revêtir un pouvoir légitimant ? Quel est le sens d’être du phénomène en régime d’épochè ? Comment se concilient la question (« gnoséologique ») des « sources de droit » de la connaissance et celle (« ontologique ») de l’attribution possible d’un soubassement ontologique à ce qui est transcendantalement constitué ? Ces questions culminaient dans celle de savoir quel statut revêt le champ de la « subjectivité » transcendantale par opposition à un « ego » concret — les résultats des présentes investigations suggèrent que celle-là est effectivement un « champ » tandis que celui-ci constitue un « pôle » de la corrélation intentionnelle au sein même de ce champ. Les réponses à ces questions n’ont pas été données (et ne pouvaient pas l’être) par un unique auteur — ni dans la philosophie allemande classique ni dans la phénoménologie. Elles mobilisaient respectivement le concept de « construction » (« génétique » ou « phénoménologique »), de « conditionnement mutuel » au centre d’une « nouvelle ontologie », et de « possibilisation », c’est-à-dire de la « réflexion de la réflexion » comprise comme « redoublement possibilisant ». Schelling et surtout Fichte ont ainsi ouvert la voie à des analyses en deçà du clivage « gnoséologie »/« ontologie » dont les phénoménologues (en l’occurrence, Husserl, Heidegger et Levinas) s’inspirent, en quelque sorte « derrière leur dos » ou « à leur insu », quand il s’agit de réfléchir sur l’unité de la phénoménologie transcendantale eu égard à ses fondements spéculatifs.