Disputatio

Un souffle sur la nuque : quand la perception devient affective[Record]

  • Frédérique de Vignemont

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Le livre de Christine Tappolet, Emotions, values and agency, est l’occasion pour elle non seulement d’offrir un cadre théorique cohérent et extrêmement riche pour mieux appréhender les émotions dans leur rapport à la perception, l’action, les valeurs et la responsabilité, mais aussi de répondre à un certain nombre de critiques qui lui ont été faites par le passé, renforçant ainsi le caractère convaincant de sa théorie. La clarté du propos et la rigueur conceptuelle rendent la lecture de l’ouvrage tout à fait stimulante, même pour une non-experte des émotions. Sa théorie évaluative apparaît comme un compromis très intéressant entre deux positions extrêmes sur les émotions, la sur-incarnation d’une théorie à la William James et la sur-intellectualisation d’une théorie cognitive. Elle évite en effet les écueils sur lesquels s’échouent ces deux options. Elle permet en particulier de tenir compte de l’objet intentionnel des émotions. De la même manière que les expériences sensorielles, les émotions ont un contenu représentationnel. Elles ne portent pas seulement sur l’état du corps, mais sur le chien qui fait peur ou le cadeau qui rend heureux. Pour autant, ce contenu intentionnel n’exige pas de ressources cognitives telles que les jeunes enfants et les animaux ne pourraient pas en avoir l’expérience. Il n’implique pas d’émettre un jugement évaluatif, mais seulement de représenter de manière non conceptuelle la valeur de l’objet. De même que j’ai une conscience primitive et immédiate de la couleur bleue du ciel, j’ai conscience du chien comme étant effrayant, et cette expérience évaluative constitue mon émotion de peur. Pour Tappolet en effet, les émotions sont comparables aux expériences sensorielles et constituent une forme de perception. Comparons ainsi l’expérience visuelle qui résulte de l’illusion de Muller-Lyer (je vois une ligne plus grande que l’autre alors même qu’elles sont de taille identique) et le sentiment de peur face au vide. Il existe un certain nombre d’aspects sur lesquels émotion et perception sensorielle se rejoignent, comme le résume le tableau suivant. Tappolet reconnaît, malgré ces similarités, l’existence d’un certain nombre de différences. La phénoménologie affective, en particulier, est plus complexe. À la différence des expériences sensorielles, l’effet que cela fait d’avoir peur peut se décrire à de multiples niveaux, du niveau intéroceptif le plus bas au niveau cognitif et conatif le plus haut. En outre, les émotions se caractérisent par un sentiment hédonique : elles sont plaisantes ou déplaisantes. De plus, elles jouent un rôle motivationnel. À la différence des expériences sensorielles, les émotions sont intimement liées à l’action. D’autre part, toujours à la différence des expériences sensorielles, les émotions ne sont pas en contact direct avec le monde, mais reposent plutôt sur une base cognitive constituée de ce que l’on perçoit, imagine, croit, et désire. Par conséquent, l’émotion ressentie dans un certain contexte peut être en partie déterminée par des facteurs socio-culturels. À la différence de ce que nous vivons dans le cas des expériences sensorielles, il est donc possible de demander pourquoi nous ressentons telle ou telle émotion, et ce que nous éprouvons peut être irrationnel. En outre, comme les émotions ne donnent pas un accès immédiat au monde, elles ne sont pas transparentes. Ainsi, nous avons conscience des émotions elles-mêmes, et pas uniquement de leur objet intentionnel. Une dernière différence notable est que, si l’on accepte la théorie de Tappolet, les émotions nous informent sur des propriétés normatives, et non sur des propriétés telles que la forme ou la couleur. Devant un tel bilan, on peut s’interroger sur la dimension réellement perceptive des émotions. Les émotions consistent-elles en des expériences perceptives ou sont-elles seulement similaires à celles-ci ? Et que faut-il entendre par perception …

Appendices