Disputatio

Les émotions contemplatives et l’objectivité des valeurs[Record]

  • Ronald de Sousa

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Le dernier livre de Christine Tappolet représente un aboutissement magistral de ses travaux récents. Il présente une version raffinée de sa conception « perceptuelle » des émotions, et traite avec générosité à peu près toutes les objections dont sa théorie a fait l’objet depuis une quinzaine d’années. La version spécifique du néosentimentalisme que favorise Tappolet est représentationnelle plutôt que normative. C’est dire que l’élément normatif qui différencie le néosentimentalisme du sentimentalisme classique n’est pas localisé dans le critère qui détermine la correction ou l’adéquation d’une émotion à son objet. Comme c’est le cas pour la vérité, l’adéquation tient à la simple conformité de la représentation aux faits. On peut certes soutenir qu’il est bon de croire ce qui est vrai, mais cette recommandation normative est distincte du simple fait qu’une proposition correspond ou ne correspond pas à la situation objective. De même, ce qui fait qu’une situation « mérite » la crainte est déterminé par le fait objectif que l’émotion, considérée comme perception, représente correctement le danger (85-90). Ce choix évite la réduction de toute valeur appréhendée par une émotion à une forme de normativité contenue dans l’émotion elle-même et projetée sur la situation qui fait son objet. On peut cependant toujours se poser le vieux problème d’Euthyphron : d’où viennent les critères de correction ? S’agit-il véritablement de perceptions de valeurs objectives ? Ou ces valeurs ne sont-elles que des projections de l’émotion correspondante ? La réponse n’est pas nécessairement la même pour toutes les émotions. Dans le propos qui suit, je veux suggérer qu’il existe une catégorie d’émotions dont les objets formels ne sont en fait que des projections de l’émotion à laquelle ils correspondent. Il s’agit des émotions esthétiques ou « contemplatives » (64-65). Tappolet établit une distinction cruciale entre le statut dépendant d’une réaction (DR) de certains concepts et le statut non DR des propriétés qu’ils désignent. Ce contraste est d’une grande importance pour la thèse de l’objectivité des valeurs. Le modèle classique d’une propriété DR, dont l’identité même dépend de nos réactions, est la couleur. Les couleurs surviennent sur la base de certaines propriétés physiques objectives. Elles n’existeraient cependant pas si les organismes qui sont capables de les percevoir ne possédaient pas certains récepteurs spécialisés. On peut donc dire que dans un certain sens les couleurs n’existent pas indépendamment des sensations qu’elles suscitent. Quand il s’agit des valeurs, au contraire, si l’acquisition de concepts tels que l’effrayant repose sur l’expérience d’une réaction, souligne Tappolet, la valeur perçue, elle, n’en est pas moins capable d’être monadique et objective. Les concepts sont DR, mais les valeurs auxquelles ils se réfèrent ne le sont pas. La valeur effrayante d’une situation est déterminée par la présence d’un danger réel, qui en lui-même demeure indépendant de toute réaction subjective. Toutes les théories des émotions doivent expliquer une gamme de phénomènes — physiologiques, cognitifs, motivationnels ou agentiels, phénoménologiques, évaluatifs, et attentionnels. Les débats qui animent la conversation depuis quelques décennies ont surtout pour objet de déterminer lequel ou lesquels de ces aspects sont essentiels. Ainsi, la stratégie qui s’impose à chacun consiste à montrer pourquoi on veut poser tel ou tel élément comme central. Tappolet propose de considérer l’élément perceptuel comme étant celui dont tous les autres découlent, y compris la motivation à l’action. Or, parmi les théories rivales auxquelles la théorie perceptuelle s’oppose, il y a notamment celles qui mettent l’aspect motivationnel au centre de toute explication des autres propriétés des émotions. Il n’est pas contentieux d’affirmer que les émotions sont liées à l’action d’une façon ou d’une autre. Le débat concerne …

Appendices