Comptes rendus

Marie-Josée Lavallée, Lire Platon avec Hannah Arendt. Pensée, politique, totalitarisme, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Pensée allemande et européenne », 2018, 364 pages[Record]

  • Antoine Pageau-St-Hilaire

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  • Antoine Pageau-St-Hilaire
    University of Chicago

Souvent examinée dans son rapport à Aristote, Kant et Heidegger, la pensée de Hannah Arendt n’a que peu été considérée en regard de sa lecture de Platon. Aussi la vaste étude de M.-J. Lavallée est-elle particulièrement bienvenue dans l’espace philosophique contemporain. S’il peut paraître évident aux lecteurs le moindrement initiés qu’Arendt ne cache pas une préférence marquée pour le Stagirite plutôt que pour Platon, cet ouvrage rappelle de manière tout à fait à propos que l’oeuvre d’Arendt est de part en part traversée, rythmée pour ainsi dire par une lecture — très critique, certes — de la philosophie platonicienne. Le premier mérite spécifique du livre consiste dans le fait qu’il situe la réception arendtienne de Platon dans son contexte historique. Sans jamais tomber dans l’écueil d’une reductio ad historicum, l’auteure entreprend de montrer que la lecture de Platon par Arendt n’est pas accidentelle. Cette contextualisation permet de montrer comment, depuis le xixe siècle jusqu’à l’après-guerre, la lecture de Platon est devenue de plus en plus dogmatique au sein de la philosophie allemande : d’abord une source d’inspiration pour la Bildung au xixe siècle, le génie platonicien fut ensuite exalté pour son charisme et son holisme poético-philosophique, puis carrément récupéré par l’idéologie raciale sous le national-socialisme. L’interprétation polémique de Karl Popper, dont l’essentiel fut publié en 1945, n’est donc que le versant critique d’un Platon dogmatique déjà gravement opérant en Allemagne à l’époque (p. 100-101). Aussi l’interprétation arendtienne de Platon ne saurait-elle être suffisamment expliquée en invoquant une fascination pour les cours de Heidegger sur le philosophe grec ; elle est au moins tout autant une critique d’un Platon dogmatique qu’on peut en grande partie expliquer par le contexte allemand dans lequel elle s’est d’abord développée. Comme le montre bien l’ouvrage, ce dogmatisme platonicien est récurrent dans l’interprétation d’Arendt. Il structure en effet sa compréhension de la fameuse théorie des Idées, du conflit entre la vérité et l’opinion — et par là entre philosophie et politique —, de la supposée tendance « tyrannique » de la politique platonicienne et de la substitution du faire à l’agir (ou la politique « poiétique »). À travers l’ensemble de son ouvrage, l’auteure ponctue ses analyses de la pensée d’Arendt par des critiques qui s’appuient tantôt sur les textes platoniciens eux-mêmes, tantôt sur des commentateurs récents qui ont vu dans les Dialogues autre chose qu’un dogmatisme politico-métaphysique. Ce travail critique et réflexif permet au lecteur de saisir l’ampleur du réaménagement du platonisme par Arendt mieux que ne le fait une présentation trop sympathique ou trop peu critique des lectures arendtiennes des Anciens. Elle permet aussi de soulever d’importantes questions au sujet de la philosophie de Platon elle-même. En présentant l’interprétation qu’Arendt propose des Idées platoniciennes, l’auteure montre que cette lecture doit beaucoup au récit heideggérien du déclin de la conception de la vérité — du dévoilement (aletheia) à la correspondance (homoiôsis) —, mais souligne, à la suite de Francisco Gonzalez, que ce récit repose sur une réduction significative de ladite théorie (p. 125). Arendt s’appuie sur le premier aspect de cette réduction — soit la réduction des Idées à des étants visibles — pour critiquer Platon. En insistant sur le caractère « d’apparaître » des Idées, ce dernier aurait induit une compréhension du Bien modelée sur le caractère du Beau : ce biais aurait à son tour fait du Bien quelque chose qui s’offre au regard contemplatif plutôt qu’une notion qui relève de l’agir politique, établissant la supériorité de la philosophie sur le politique (p. 128-129). En faisant ainsi de …

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