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Introduction

La thèse de l’indétermination de la traduction de Quine a grandement attiré l’attention des philosophes[1]. Ceux-ci ne s’entendent pas sur son contenu, ses arguments et son asymétrie avec la sous-détermination de la théorie. On peut se demander si ces désaccords sont dus à l’incompréhension des lecteurs ou à des défauts dans l’oeuvre de Quine. Dans le présent article, je défends l’idée selon laquelle Quine est en partie responsable de la confusion entourant l’indétermination de la traduction. Je ne vais pas jusqu’à lui attribuer une incohérence, mais je tente de montrer que les formulations qu’il propose et les arguments qu’il offre pour défendre sa thèse ont suffisamment varié à travers son oeuvre pour semer la confusion chez les lecteurs. Malgré ces variations, qui rendent l’interprétation difficile, je crois qu’il est possible de dégager certaines constantes dans le traitement quinien de l’indétermination de la traduction et d’attribuer à Quine une position précise et cohérente, ce que je tenterai aussi de faire dans cet article.

Dans la première section, mon but est d’extraire le contenu de la thèse de l’indétermination de la traduction à partir d’une revue de plusieurs formulations de Quine. Je tente d’identifier ce qui est constant et ce qui varie dans ces formulations. Je retiens ce qui est constant comme le coeur de la thèse et je considère ce qui varie comme secondaire. J’arrive ainsi à lire une seule thèse à travers les diverses formulations. Je dois admettre, par ailleurs, que les variations sont suffisamment importantes pour semer la confusion. Dans la deuxième section de l’article, je retrace les arguments offerts par Quine en guise de justification de l’indétermination de la traduction. Je rappelle l’évolution de cette argumentation et je montre qu’il y a des variations là aussi : au début, Quine fait surtout appel à son physicalisme et, à la fin, il invoque seulement son behaviorisme. Même si je conclus qu’il ne s’agit pas là d’un changement radical, force est d’admettre, ici aussi, que le changement est suffisamment important pour déconcerter plus d’un lecteur. Finalement, dans la troisième section, je montre comment mon interprétation de l’indétermination de la traduction de Quine, si elle est correcte, contribue au débat sur l’asymétrie avec la sous-détermination : les deux premières sections de l’article permettant de distinguer clairement les arguments épistémologiques du contenu ontologique de la thèse, il devient facile d’admettre l’asymétrie, défendue par Quine, entre la thèse (ontologique) de l’indétermination de la traduction et la thèse (épistémologique) de la sous-détermination.

1. L’indétermination de la traduction : formulations

L’indétermination de la traduction est une thèse ou une doctrine. Quine la défend par des arguments et non par une illustration factuelle[2] ou une preuve déductive[3]. Qu’affirme cette thèse ? À la lumière des diverses formulations, nous pouvons être tentée de conclure que le contenu de la thèse n’apparaît pas clairement, car il semble varier d’une formulation à l’autre. Ce qui suit, une revue de diverses formulations de la thèse illustrant les variations, le montre bien. Cependant, notons-le tout de suite, cette revue permet aussi de déceler des constantes qui constituent, selon moi, le coeur de la thèse.

Premièrement, selon certaines formulations de l’indétermination de la traduction, les manuels de traduction étant empiriquement équivalents (également compatibles avec les données, c’est-à-dire les comportements verbaux dans les circonstances observables), il n’y a pas de factualité qui tranche à savoir lequel est le bon et lequel est le mauvais :

My position was[4]that either manual could be useful, but as to which was right and which was wrong there was no fact of the matter. […] I speak as a physicalist in saying that there is no fact of the matter. I mean that both manuals are compatible with the fulfillment of just the same elementary physical states by space-time regions[5].

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Ici, Quine affirme qu’il n’y a pas de fact of the matter, à savoir lequel des manuels choisir. On peut se demander si Quine affirme aussi qu’il doit y avoir un bon manuel et un mauvais. Peut-être veut-il simplement dire que la question de savoir lequel est bon et lequel est mauvais est une fausse question, parce qu’il n’y a rien qui fasse d’un manuel le bon et de l’autre le mauvais. Nous pouvons laisser cette question sans réponse pour le moment, car ce qu’il est important de noter ici, c’est que certaines des formulations de la thèse peuvent laisser le lecteur perplexe quant à l’évaluation (« right orwrong ») que Quine fait des manuels dans sa discussion de l’indétermination de la traduction.

Deuxièmement, comme Quine insiste sur l’incompatibilité des manuels, on peut se demander s’il croit plutôt qu’au moins un d’entre eux doit être mauvais, car des manuels sont incompatibles si et seulement si au moins un d’entre eux doit être mauvais.

Or suppose they [two field linguists] both compiled manuals of translation, and both manuals proved successful in translating some long native monologue into coherent English. Then suppose we translate it again using the two manuals alternately, sentence by sentence. Would the result be coherent ? If not, and given no basis for saying which manual is at fault, we have what I have called the indeterminacy of translation[6].

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Troisièmement, on retrouve des formulations qui mentionnent plutôt des manuels meilleurs et pires les uns que les autres.

[M]y doctrine of indeterminacy had to do with hypothetical manuals of translation both of which fitted all behaviour. Since translators do not supplement their behavioral criteria with neurological criteria, much less with telepathy, what excuse could there be for supposing that the one manual conformed to any distribution of elementary physical states better than the other manual ? What excuse, in short, for supposing that there is a fact of the matter ?[7].

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Dans le même esprit, Quine semble ici nuancer ce qu’il affirme dans le premier sous-ensemble de formulations :

A pioneer manual of translation has its utility as an aid to negotiation with the native community. Success in communication is judged by smoothness of conversation, by frequent predictability of verbal and non-verbal reactions, and by coherence and plausibility of native testimony. It is a matter of better and worse manuals rather than flatly right and wrong ones[8].

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Peut-être qu’implicitement, le premier de ces deux passages affirme qu’aucun des manuels n’a à être meilleur ou pire que son rival, mais le deuxième passage suggère le contraire : « [i]t is a matter of better and worse manuals ». La question du choix entre manuels empiriquement équivalents semble illégitime (fausse question) selon le premier passage, mais légitime selon le second. À moins que, bien que les manuels soient meilleurs ou pires les uns que les autres, ils soient tous bons dès qu’ils se conforment aux données (comportements verbaux). Dans ce cas, selon le second passage aussi, la question du choix entre manuels serait (ontologiquement) illégitime. La prochaine et quatrième formulation suggère cette idée : il n’y a pas de base pour choisir entre des manuels empiriquement équivalents qui sont tous acceptables quand ils se conforment aux données (comportements verbaux).

Indeterminacy means not that there is no acceptable translation, but that there are many. A good manual of translation fits all checkpoints of verbal behaviour, and what does not surface at any checkpoint can do no harm[9].

Ainsi, parfois, la formulation permet de penser que les manuels rivaux peuvent être tous bons : « The indeterminacy thesis […] tells us that right translations can sharply diverge[10] ».

Finalement, selon la formulation suivante, on ne peut pas penser que Quine suppose qu’un des manuels doit être bon et l’autre mauvais, qu’au moins un des manuels doit être mauvais, qu’un des manuels est meilleur que l’autre ou que les deux manuels sont bons. En fait, dans la formulation qui suit, il n’y a pas d’évaluation des manuels de la part de Quine. Cette fois, la formulation adopte le point de vue des traducteurs (les manuels sont acceptables ou non du point de vue des traducteurs) et affirme que deux traducteurs pourraient rejeter les manuels l’un de l’autre.

These reflections leave us little reason to expect that two radical translators, working independently would come out with manuals acceptable to both. Their manuals might be indistinguishable in terms of any native behaviour that they gave reason to expect, and yet each manual might prescribe some translation that the other translator would reject. Such is the thesis of the indeterminacy of translation[11].

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Cette affirmation au sujet des traducteurs rejetant mutuellement leurs manuels est différente de l’affirmation au sujet de l’incompatibilité des manuels. La première est une affirmation pragmatique au sujet des traducteurs et la seconde est une affirmation sémantique au sujet des traductions. Alors que les traducteurs peuvent invoquer des considérations mentales et des attitudes, les traductions ne peuvent être considérées que relativement à des considérations factuelles ou naturelles.

Que doit-on retenir de cette revue des formulations de la thèse de Quine ? Dans toutes les formulations, l’indétermination concerne deux (ou plus) manuels de traduction hypothétiques qui sont empiriquement équivalents (« behaviorally equivalent ») et entre lesquels on ne peut pas choisir. Ce qui varie d’une formulation à l’autre, c’est la façon dont Quine qualifie les manuels. Si nous admettons que la première lecture (un manuel doit être bon et l’autre mauvais) est douteuse (car il se peut que Quine ait plutôt voulu dire que la question de savoir lequel des manuels est le bon et lequel est le mauvais est une fausse question), il reste qu’il affirme parfois que : 1) au moins un des manuels doit être mauvais (car ils sont incompatibles) ; 2) que ce n’est pas une question de bons ou mauvais manuels, mais une question de meilleurs ou pires ; 3) qu’en dépit du conflit, tous les manuels sont également bons ; et 4) que chaque traducteur pourrait accepter son manuel et rejeter tous les autres (sans que Quine se prononce, à savoir si les manuels sont bons ou mauvais).

Cette variation dans les formulations est-elle importante ? Peut-être pas, car le coeur de la thèse semble rester constant : il n’y a pas de factualité permettant de préférer un des manuels empiriquement équivalents. Dans tous les cas, peu importe comment Quine qualifie ou évalue les manuels en question, il reste qu’il n’y a pas de factualité pour trancher entre eux, même dans les cas où ils sont dits incompatibles, ou meilleurs ou pires les uns que les autres. Ainsi, si nous voulons être charitables et attribuer un maximum de cohérence à Quine quant à l’indétermination de la traduction, la meilleure façon de décrire la thèse est la suivante : ce qui est indéterminé, c’est le choix entre des manuels de traduction empiriquement équivalents, indépendamment de l’évaluation des manuels, c’est-à-dire indépendamment de notre choix parmi les quatre possibilités mentionnées plus haut. En d’autres mots, la thèse de l’indétermination de la traduction ne concerne pas la valeur cognitive (« rightness ») des manuels pris individuellement, mais les cas où il y a plusieurs manuels de traduction empiriquement (« behaviorally ») équivalents : le choix entre eux est indéterminé. Le passage suivant l’exprime clairement :

Farther along he [Paul A. Roth] seems to ascribe to me a thesis […] to the effect that “there is no warrant […] for attributing a fact of the matter to semantics theory”. On the contrary, the conformity of a translation manual to speech dispositions is decidedly a matter of fact. It is only the choice between certain rival manuals that lacks factuality[12].

Ainsi, nous pouvons conclure de l’analyse des formulations que la thèse n’exprime pas une évaluation des manuels de traduction (cet élément varie selon la formulation), mais l’idée selon laquelle le choix entre manuels empiriquement équivalents est indéterminé (seul élément commun à toutes les formulations). Et dire que le choix entre manuels est indéterminé ne signifie pas que nous ne savons pas comment choisir, mais que la réalité elle-même ne favorise pas un manuel plutôt que l’autre. En effet, pour Quine, la notion de factualité est ontologique. Ainsi, pour lui, dire que le choix entre manuels rivaux est indéterminé ou qu’il n’y a pas de factualité au choix entre manuels signifie que la réalité ne peut pas être ce qui nous fait préférer un manuel à un autre (si nous en préférons un) ou, autrement dit, que les manuels ne sont pas réellement ou objectivement meilleurs ou pires les uns que les autres. Quel que soit l’état du monde, il est indifférent au choix entre manuels de traduction rivaux. Plus précisément, cela signifie que l’ontologie de notre théorie du moment ne favorise pas un manuel plutôt que l’autre, que le fondement d’un choix entre manuels de traduction empiriquement équivalents n’est pas notre ontologie. Autrement dit, l’ameublement du monde ne contient pas d’objets tels que les significations et par rapport auxquels les manuels disent vrai ou faux. Quine le répète, sa thèse se veut une négation de la réification des significations :

[T]he indeterminacy of translation was always a conjecture, albeit a plausible one. It is a dismissal neither of translation nor of meaning. I have questioned the reification of meanings, plural, as abstract entities, and this not on the score of their abstractness, but of their individuation ; for there is no entity without identity. Seeing meaning as vested primarily in the sentence and only derivatively in the word, I sought in vain an operational line on sameness of sentential meaning by reflecting on the radical translation of sentences[13].

Nous pouvons décrire le contenu de l’indétermination de la traduction comme la négation de la réification des significations mais aussi comme l’idée selon laquelle nous ne pouvons pas nous prononcer sur ce que les gens veulent dire indépendamment d’un manuel de traduction[14]. En effet, ce qui est observable, c’est ce que les gens disent de fait et, cela, nous le traduisons toujours (nous prenons alors des décisions arbitraires) dans nos façons de parler (différentes ou non). En d’autres mots, « [d]oubts about intensions come from reflecting on radical translation[15] ».

2. Indétermination de la traduction : arguments

Pour clarifier la position de Quine au sujet de l’indétermination de la traduction, nous devons aussi regarder ses arguments. Précisons que l’objectif ici n’est pas d’évaluer si les arguments de Quine sont suffisants ou pertinents, mais simplement d’identifier ces derniers, de voir s’ils ont changé au cours du temps et, s’ils ont changé, quelles sont les conséquences du changement. Ainsi, la question qui nous intéresse est d’abord : pourquoi, selon Quine, l’ontologie ne tranche-t-elle pas en faveur d’un des manuels ? Pourquoi l’état du monde est-il indifférent au choix entre manuels de traduction empiriquement équivalents ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, car le coeur de l’argumentation est difficile à trouver, particulièrement dans certains passages. Dans celui qui suit, par exemple, il est ardu d’identifier la source de l’indétermination de la traduction.

My thesis of the indeterminacy of translation is that mutually incompatible manuals of translation can conform to all the same distributions of speech dispositions. But the only facts of nature that bear on the correctness of translation are speech dispositions. Thus mutually incompatible manuals of translation can conform to all the same overall states of nature, hence all the same distributions of microphysical states. Yet, being incompatible, both manuals can scarcely be right. Which one is, if either ? I say there is no fact of the matter. This illustrates my identification of facts of the matter with distribution of microphysical states[16].

Est-ce que l’argument est le physicalisme de Quine ou son approche behaviorale du langage (c’est-à-dire le fait de choisir comme données de la sémantique les comportements verbaux dans leurs circonstances observables)[17] ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, non seulement parce que certains passages sont obscurs, mais parce qu’il semble que Quine modifie son argumentation au cours de son oeuvre. En effet, il met d’abord l’accent sur le physicalisme, et ensuite sur le behaviorisme. Voici quelques passages éclairants à ce sujet :

[M]y doctrine of indeterminacy had to do with hypothetical manuals of translation both of which fitted all behaviour. Since translators do not supplement their behavioral criteria with neurological criteria, much less with telepathy, what excuse could there be for supposing that the one manual conformed to any distribution of elementary physical states better than the other manual ? What excuse, in short, for supposing that there is a fact of the matter ?[18]

My position was that either manual could be useful, but as to which was right and which was wrong there was no fact of the matter. […] I speak as a physicalist in saying that there is no fact of the matter. I mean that both manuals are compatible with the fulfillment of just the same elementary physical states by space-time regions[19].

Dans ces passages, Quine fait porter l’accent sur le fait que la factualité physique ne permet pas de choisir entre les manuels de traduction. Dans les passages qui suivent, l’accent change : il n’y a plus de référence au physicalisme ou à la notion de factualité ; Quine insiste sur le fait que le comportement ne permet pas de trancher entre les manuels. En d’autres mots, il souligne alors la nature publique et conventionnelle du langage ainsi que le fait que le traducteur crée presque autant qu’il découvre.

Indeterminacy means not that there is no acceptable translation, but that there are many. A good manual of translation fits all checkpoints of verbal behaviour, and what does not surface at any checkpoint can do no harm[20].

What the indeterminacy thesis is meant to bring out is that the radical translator is bound to impose fully as much as he discovers[21].

Or suppose they [two field linguists] both compiled manuals of translation, and both manuals proved successful in translating some long native monologue into coherent English. Then suppose we translate it again using the two manuals alternately, sentence by sentence. Would the result be coherent ? If not, and given no basis for saying which manual is at fault, we have what I have called the indeterminacy of translation[22].

Ce changement dans la façon de défendre l’indétermination de la traduction est-il un changement substantiel ou simplement un changement d’accent ? À la lumière de la concession suivante de la part de Quine, on peut penser qu’il s’agit d’un changement substantiel :

Dagfinn has illuminated the indeterminacy thesis by clearing away what does not pertain. What matters is just that linguistic meaning is a function of observable behavior in observable circumstances. Dagfinn divides this into two : that meaning is the product of the evidence by which it is learned, and that that evidence is public[23].

Broader behaviorism is irrelevant ; physicalism is irrelevant ; monism is irrelevant. One can wallow in the rankest mentalistic ontology without affecting the indeterminacy of translation[24].

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Ainsi, le physicalisme n’est pas pertinent pour justifier l’indétermination de la traduction. Le coeur de l’argumentation doit donc être l’approche behaviorale du langage. Du moins, c’est la conclusion de Quine dans Perspectives on Quine[25]. C’est aussi sa position dans Indeterminacy of Translation Again[26], où il fait le bilan (« succinct over-all clarification ») sur l’indétermination de la traduction, après avoir subi vingt-cinq ans de critiques de la première version présentée dans Word and Object. Dans cet effort de clarification de sa position, il n’y a pas non plus de référence au physicalisme. Une fois de plus, Quine semble faire porter tout le poids de l’argumentation sur le behaviorisme. Voici son argumentation dans ce « texte bilan ».

Critics have said that the thesis [indeterminacy of translation] is a consequence of my behaviorism. Some have said that it is a reductio ad absurdum of my behaviorism. I disagree with the second point, but I agree with the first. I hold further that the behaviorist approach is mandatory. In psychology one may or may not be behaviorist, but in linguistics one has no choice. Each of us learns his language by observing other people’s verbal behavior and having his own faltering verbal behavior observed and reinforced or corrected by others. We depend strictly on overt behavior in observable situations. As long as our command of our language fits all external checkpoints, where our utterance or our reaction to someone’s utterance can be appraised in the light of some shared situation, so long all is well. Our mental life between checkpoints is indifferent to our rating as a master of the language[27].

Le physicalisme n’est pas mentionné ici. Le behaviorisme est explicitement considéré comme la source de l’indétermination de la traduction.

Ainsi, il semble juste de dire que Quine a changé d’idée quant à la pertinence du physicalisme pour son argumentation en faveur de l’indétermination de la traduction. Au début, celui-ci apparaît comme l’élément le plus important, mais, plus tard, il est considéré comme non pertinent : l’approche behaviorale suffit à impliquer l’indétermination de la traduction. Est-ce un changement qui menace la cohérence de la position de Quine ? Non, car même si le behaviorisme n’était pas présenté comme l’élément crucial au début, il a toujours été présent dans l’argumentation et a toujours été la véritable source de l’indétermination. En effet, quand Quine dit qu’il n’y a pas de factualité (ou réalité) physique permettant de choisir entre manuels de traduction empiriquement équivalents, c’est parce qu’il croit déjà que les données (c’est-à-dire les comportements verbaux dans des circonstances observables) sont tout ce qu’il y a de pertinent pour juger de la signification ; c’est parce qu’il voit déjà que l’histoire causale (physique ou neurophysiologique) sous-jacente aux comportements ne peut pas faire progresser l’étude de la signification. Autrement dit, l’erreur commise par Quine initialement a été d’ajouter que c’est en tant que physicaliste qu’il affirme que la réalité au-delà des données comportementales ne permet pas de trancher entre des manuels empiriquement équivalents. Nul besoin d’être physicaliste pour affirmer cela. Par hypothèse, on fait face à deux manuels de traduction équivalents quant aux comportements qu’ils permettent de prévoir et, si on accepte que rien d’autre que le comportement n’est pertinent pour juger de la signification, on conclut qu’on ne peut pas trancher entre eux. Le physicalisme n’est tout simplement pas pertinent ici.

De plus, le changement d’insistance du physicalisme au behaviorisme a des conséquences mineures étant donné qu’il apparaît dans les arguments et non dans le contenu de la thèse. Que Quine insiste sur le physicalisme ou sur le behaviorisme dans sa justification de l’indétermination, la thèse affirme toujours la même chose : la factualité au-delà du comportement ne permet pas de choisir entre des manuels de traduction empiriquement (« behaviorally ») équivalents, c’est-à-dire que si deux manuels sont équivalents quant au comportement, ils sont sémantiquement équivalents. La thèse reste la même, même si Quine l’adopte parce que, en tant que physicaliste, il insiste sur le fait que la physique (la théorie de la nature envers laquelle il est réaliste) n’est pas pertinente au choix ou parce que, en tant que behavioriste (en sémantique), il insiste sur le fait que le comportement est tout ce qu’il y a de pertinent au choix.

Il faut reconnaître, cependant, que le changement d’insistance du physicalisme (position ontologique) au behaviorisme (position épistémologique) dans l’argumentation a fort probablement contribué à la confusion de nombreux lecteurs. Plusieurs, en effet, ont eu du mal à départager ce qui relève de l’épistémologie de ce qui relève de l’ontologie dans la position de Quine relativement à l’indétermination de la traduction (voir note 1). Toute-fois, maintenant qu’il est établi que l’approche behaviorale de la signification est l’argument pour l’indétermination de la traduction, il apparaît clairement que celui-ci est épistémologique : il tient à la nature des données du traducteur.

3. Indétermination de la traduction et sous-détermination de la théorie

Maintenant que le contenu ontologique de la thèse quinienne de l’indétermination de la traduction est clairement distingué des arguments épistémologiques utilisés pour le défendre, il est facile de comprendre pourquoi Quine voit une asymétrie entre l’indétermination de la traduction et la sous-détermination de la théorie. L’asymétrie concerne le contenu de ces deux thèses. Les arguments en faveur de l’indétermination de la traduction ne sont pas en question ici.

La sous-détermination de la théorie porte sur la relation entre les théories et les données (« evidence ») que nous avons pour elles. En voici des formulations élégantes :

The doctrine of underdetermination of theory claims that theories about the world transcend all possible observations of the world, and, further, that different, competing theories can be developed on the same observational basis. In a word, theories can be shown to be logically incompatible with one another, yet empirically equivalent. “This is a point on which I expect wide agreement,” says Quine, “if only because the observational criteria of theoretical terms are commonly so flexible and fragmentary”[28].

Any finite formulation that will imply them [observation conditionals] is going to have to imply also some trumped-up matter, or stuffing, whose only service is to round out the formulation. There is some freedom of choice of stuffing, and such is the under-determination[29].

The holism thesis lends credence to the underdetermination theses. If in the face of adverse observations we are free always to choose among various adequate modifications of our theory, then presumably all possible observations are insufficient to determine theory uniquely[30].

La sous-détermination est donc une affirmation à propos de ce que nous, humains, pouvons accomplir au chapitre de la construction des théories. Il s’agit d’une thèse épistémologique portant sur le lien entre l’observation et la théorie : le langage observationnel sous-détermine le langage théorique, c’est-à-dire que les liens entre le langage théorique et le langage observationnel sont flexibles et fragmentaires. En d’autres mots, il y a une certaine liberté dans l’établissement des relations entre les phrases observationnelles et les phrases théoriques, d’où la possibilité de construire plusieurs théories rivales sur une même base observationnelle.

L’indétermination de la traduction est une thèse différente. Elle concerne la nature du langage : il n’y a pas d’entités telles que les significations. Contrairement à la sous-détermination, elle ne porte pas sur le lien justificateur (« evidential link ») entre le langage théorique et le langage observationnel. Elle concerne le langage en général, indépendamment des questions de justification.

L’indétermination de la traduction n’est pas une thèse épistémologique mais une thèse ontologique. Elle ne vise pas à nier notre capacité à traduire, mais affirme qu’il n’y a pas d’entités (les significations) qui seraient ce que les phrases traduites auraient en commun et qui rendraient nos traductions objectivement correctes ou incorrectes. Comme nous l’avons vu dans la première section, l’indétermination de la traduction est une affirmation à propos de ce qui existe : « The point of my conjecture [about indeterminacy] is the unseating not of meaning but of the reification of meanings, primarily propositions. This I challenge by challenging the concept of sameness of meaning[31]»

Interprétée ainsi, l’indétermination de la traduction ne peut pas être confondue avec la sous-détermination. L’asymétrie entre les deux thèses apparaît clairement. L’indétermination de la traduction est une thèse ontologique et la sous-détermination est une thèse épistémologique.

Conclusion

La revue des formulations de l’indétermination de la traduction de Quine a permis d’identifier des constantes que j’ai considérées comme le contenu de la thèse. Il y a aussi des variations dans ces formulations, mais je ne les juge pas suffisamment importantes pour voir une incohérence dans la position de Quine. Le résultat de l’analyse des formulations est la mise en lumière du caractère ontologique de la thèse : l’indétermination de la traduction nie la réification des significations. Une autre façon de présenter ce résultat, nous l’avons vu, consiste à dire que l’ontologie n’est pas pertinente au choix entre manuels de traduction empiriquement équivalents.

Pour ce qui est de la revue des passages où Quine défend l’indétermination, elle fournit un appui textuel à l’idée selon laquelle l’argumentation est passée d’une insistance sur le physicalisme à une référence exclusive au behaviorisme. Ce changement n’est pas radical, car, même si le behaviorisme n’est pas ce sur quoi Quine insiste au début, il est toujours là et constitue la source de l’indétermination. S’il en est ainsi, si l’approche behaviorale de la signification est la source de l’indétermination, l’argument de Quine est épistémologique : il tient à la nature des données (comportementales) du traducteur.

Finalement, le contenu ontologique de la thèse de l’indétermination de la traduction étant bien distingué des arguments épistémologiques servant à le défendre, l’asymétrie avec la sous-détermination est facile à reconnaître : le contenu de l’indétermination de la traduction est ontologique et celui de la sous-détermination est épistémologique.

J’ai construit mon interprétation à partir de ce qui est constant dans le traitement quinien de l’indétermination de la traduction. La charité m’a amenée à considérer les changements comme mineurs, mais il ne fait pas de doute qu’il faille au moins les prendre en note pour expliquer la confusion entourant l’indétermination de la traduction ainsi que son asymétrie avec la sous-détermination de la théorie.