Disputatio

Maintenant la finitude. Une critique épistémologique du matérialisme spéculatif[Record]

  • Michel Bitbol

…more information

  • Michel Bitbol
    Archives Husserl, CNRS/ENS, 45 rue d’Ulm, Paris

Le « matérialisme spéculatif », variété française du réalisme spéculatif soutenue par Quentin Meillassoux, reste perçu comme l’une des rares nouveautés philosophiques de ce début du vingt et unième siècle. Il l’est sans doute par son ardeur iconoclaste, par le défi qu’il jette à trois cents ans d’histoire kantienne puis post- et néo-kantiennes de la philosophie, et par l’audace avec laquelle il prétend avoir accompli une percée métaphysique. Mais son défi est mal fondé, comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre Maintenant la finitude. La terre nouvelle que le matérialisme spéculatif espère avoir atteinte est celle d’une approche rationnelle de l’absolu. Après de longues ères de critique du rêve grec de l’épistémè, après que des générations de penseurs ont prescrit un geste réflexif pour identifier ce que le contenu de la connaissance doit aux moyens de connaître, l’affirmation que l’absolu est de quelque manière connaissable, et qu’une caractérisation précise peut en être établie, a quelque chose de bouleversant. La médiation des formes de la sensibilité, des catégories de l’entendement, de l’expérience vécue, des schèmes d’action, des formes symboliques, et tout particulièrement du langage, est déclarée surmontée. Un aperçu immédiat sur la chose que ces procédés dissimulaient en prétendant la révéler, semble alors à portée de la main. L’émotion que suscite cette promesse est comparable à celle que Husserl a déclenchée au début du siècle précédent par son célèbre slogan du « retour aux choses mêmes ». À ceci près que le mouvement préconisé est diamétralement opposé à celui qu’a inauguré la phénoménologie. La phénoménologie neutralise la problématique dualiste de la chose en soi et des connaissances relatives à nous, l’opposition entre le texte du monde et sa grille de lecture catégoriale ou pragmatique. Elle désigne le phénomène lui-même comme ce que s’efforce d’élucider la connaissance, voire comme ce qui seul est. Pour marteler cette thèse en peu de mots, il suffit de citer Eugen Fink, selon qui « (la phénoménologie) affirme simplement que l’être est identique au phénomène ». Si une trace des relativités épistémiques reste impliquée par la phénoménologie, elle se trouve résorbée dans la structure relationnelle de l’expérience, c’est-à-dire dans l’intentionnalité, qui est sa distension propre, son être-dirigé-vers-quelque-chose rendant inséparables la direction et la chose visée dans leur polarité même. Le mouvement de la phénoménologie s’apparente ici à celui qu’Ernst Cassirer identifie dans la physique contemporaine : « À l’objection des sceptiques suivant laquelle nous ne pouvons jamais connaître les propriétés absolues des choses, la science répond ainsi : elle définit le concept de propriété de telle façon que ce dernier contienne en lui le concept de relation. » Autrement dit, il n’est plus question de s’efforcer vers les choses telles qu’elles sont à travers la simple médiation des phénomènes qui surgissent de notre interaction avec elles, ce qui suscite un doute sceptique à propos de la fidélité de notre description de ces choses hypothétiques. Au lieu de cela, nous suspendons l’hypothèse de la chose, nous redirigeons notre effort de connaissance vers le fruit phénoménal de l’interaction présumée, et cela suffit à trancher le doute sceptique à la racine. La dualité kantienne (et pré-kantienne) de la chose en soi et du phénomène est ainsi suspendue à l’occasion d’un geste de retour vers son origine et son en-deçà. Toute la problématique de la chose et de son phénomène, de la transcendance et de sa trace immanente s’en trouve renversée. Car ce sont ici certains traits internes du phénomène qui opèrent comme s’ils faisaient signe vers un extérieur de lui-même ; c’est dans l’immanence que se constitue une imputation de transcendance. À rebours de ce …

Appendices