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J’ai eu à plusieurs reprises déjà l’occasion d’exprimer mon admiration pour l’oeuvre de Michel Bitbol et la place unique qu’elle occupe dans le paysage intellectuel et scientifique contemporain. De l’intérieur du monde, La conscience a-t-elle une origine ?, Maintenant la finitude, font partie des très rares ouvrages contemporains à mériter le statut de classiques.

Je souhaite mettre à profit l’occasion de ce recueil pour mettre en discussion certains thèmes et orientations choisis par Michel Bitbol. Dans les paragraphes qui suivent, je me concentrerai donc volontairement sur les écarts plutôt que sur les adhésions. Ces écarts s’inscrivent bien sûr dans une très forte proximité.

J’adhère en effet totalement au projet de penser la mise en jeu de l’absolu au sein d’une philosophie « corrélationnelle » (pour reprendre les termes de Meillassoux), et pour cela d’explorer la logique interne de la corrélation afin de comprendre comment la question du réel et de son extériorité s’y ouvre en quelque sorte « de l’intérieur ». La corrélation n’est pas une simple juxtaposition entre ce qui est et ce qui est donné à la conscience, mais une dynamique d’ouverture et de mise en jeu. L’objet d’une philosophie transcendantale est d’éclairer cette mise en jeu, de clarifier les concepts d’absolu en les reconduisant à leur statut de structures phénoménologiques.

Mes recherches initiales, influencées par Marc Richir et Alexander Schnell, se sont elles-mêmes développées à l’interface de la philosophie classique allemande et de la phénoménologie, avec le projet d’éclairer l’une par l’autre. D’une part, comprendre la logique fichtéenne de réflexibilité à partir des structures concrètes de l’expérience phénoménale — comme impossibilité pour l’expérience de coïncider avec elle-même et avec ses propres contenus. D’autre part, éclairer par la philosophie spéculative les concepts opératoires de la phénoménologie et élaborer un concept de phénomène affranchi de toute précompréhension ontologique.

Cet ancrage, qui me semble partagé, masque certes des différences de méthode susceptibles de permettre un enrichissement mutuel :

  • La phénoménologie de Michel Bitbol permet ainsi d’enrichir la compréhension « phénoménologique » de la corrélation en inscrivant ses descriptions dans les effectuations concrètes et précises de la science réelle.

  • Inversement, la phénoménologie transcendantale à laquelle je me suis d’abord attaché — dont l’oeuvre de Marc Richir est le noyau principal — invite à prendre garde à « l’épaisseur de la corrélation », au fait que le mouvement objectivant qui fait la vie de la corrélation se fait au sein d’une masse épaisse d’affectivité, de pulsions, d’amorces imaginaires ou « phantasmatiques »… bref, que le vif de l’expérience présente est recouvert ou découvert par une facticité obscure, mouvante, où le hasard, la confusion, la perte et l’oubli jouent un rôle aussi important que l’attention et l’éveil.

Je souhaite ici montrer la façon dont une phénoménologie transcendantale « des profondeurs » peut enrichir le projet de Michel Bitbol.

1) Le « je », affirme Bitbol, se révèle ainsi comme le siège d’un paradoxe sans équivalent dans le champ de la logique en étant le point d’articulation du nécessaire et du contingent. Bien que l’être que je suis soit empirique et contingent, je ne peux pas m’expliquer moi-même au sens le plus brut : je ne peux pas expliquer le fait d’être un moi et d’être précisément ce moi. La forme subjective — qui n’est pas ma personne empirique — constitue ainsi une facticité brute, que ma raison ne peut pas expliquer car elle la préconditionne. Pour accéder à la raison, il faut bien en effet que j’existe et sois en train de penser, et la capacité de la raison à rendre compte du monde bute elle-même sur ce fait. Non pas, encore une fois, sur le fait que l’individu empirique que je suis soit en train de penser, mais sur l’actualité située de cette pensée. Pour cela, « Je-maintenant » est d’une certaine façon nécessaire, en un sens primordial : « je-maintenant suis nécessaire en tant que préalable à la réalisation de ma propre contingence[1] », en tant que source active et insaisissable du possible du nécessaire et du contingent.

Tout l’enjeu est alors de comprendre comment le paradoxe du je-maintenant se manifeste bien comme une expérience. À l’instar du cogito cartésien, en effet, la singularité paradoxale du soi ne se révèle pas comme le résultat d’un raisonnement mais au sein d’une expérience de pensée, d’une véritable « commotion expérientielle », «  en amont de tout objet de discours, dans le choc instantané d’une aperception de soi-même agissant » révélant « une connexion intime entre nécessité et contingence[2] ». Tout l’enjeu — mais aussi toute la difficulté — est de mettre en évidence cette nature à la fois expérientielle et spirituelle du paradoxe de la singularité.

L’argumentation prend nécessairement ici un tour phénoménologique. Elle met en évidence que l’expérience se donne sous la forme de l’être au présent, comme expérience d’une facticité. Elle n’empêche en rien le moi de se rapporter à son possible non-être, au contraire : le moi ne se vit pas comme structure subjective, mais comme le fait d’être au présent, dont il ne rend pas compte. Cela veut dire aussi que l’expérience n’est pas saturée d’elle-même et absorbée dans sa propre actualité : le moi est entièrement au présent, mais ce présent est déjà alourdi de son passé et creusé par la latence du futur.

La facticité de l’expérience de pensée n’est donc pas une limite restreignant les possibilités de la connaissance dont il faudrait s’affranchir au moyen d’un raisonnement spéculatif. Elle est plutôt la condition de possibilité de la pensée spéculative : la coappartenance originelle de la nécessité et de la contingence dans la structure fondamentale de l’existence, qui précède la thématisation et la formulation prédicative de ces concepts. Nous pouvons concevoir la contingence et la nécessité parce que nous existons sur une modalité qui nous ouvre originellement à cette dualité conceptuelle. Je sais que mon expérience est mienne, que je suis là, que je ne suis pas tout, que ce qui m’apparaît n’est pas tout, que je pourrais être un autre. Je ne le sais pas seulement intellectuellement mais existentiellement — c’est le sens même du concept d’existence. Ici, le philosophe est invité à effectuer le geste opposé de celui que prône Meillassoux : non plus se soustraire, s’éliminer lui-même, mais saisir comme commotion expérientielle et existentielle l’ouverture de sa pensée à l’absolu : « Ainsi s’atteste la fusion native de mon entière contingence dans le saisissement actuel de l’être-là, et de ma nécessité en tant que source active de la pensée du possible, du nécessaire et du contingent[3]. »

Cette surprise est d’une part l’expérience des choses et du monde. Dans le droit fil des réflexions de Heidegger, elle prolonge la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » et fait de la possibilité du rien le fond même de la manifestation du quelque chose. Rien n’exige qu’il y ait quelque chose : tout quelque chose se manifeste par sa gratuité, le monde se donne à moi comme un fait que rien ne fonde, la forme phénoménologique du monde est cette gratuité. Le monde n’est pas donné de tout temps mais m’est toujours à nouveau découvert dans son insistance et sa solidité. Certaines expériences privilégiées (pour Heidegger, celles de l’ennui et de l’angoisse, chez Michel Bitbol, celle de l’attention) me découvrent cette facticité comme telle. Une facticité qui pour Bitbol insiste par le concret : la stupéfaction qu’il y ait quelque chose se donne toujours par la stupéfaction que « cela » apparaisse.

Mais « cela » est moins la chose qui se détache que l’expérience toujours concrète de l’apparaître qu’il est vain de dissocier de l’être. Ce serait encore restreindre ou abstraire la facticité que la penser au prisme de la rencontre d’une chose, d’une transcendance de monde, d’un partage de l’extériorité chosale et la texture sensible de la manifestation. Le fond de l’expérience n’est pas la rencontre avec la facticité au sein des choses, mais la façon dont elle ne cesse de se différencier d’elle-même, de se faire facticielle pour elle-même. La stupeur de l’être et la stupeur d’être se conjuguent, au sein du vivre qui est auto-saisissement de sa propre facticité. Il n’y a pas autrement dit à marquer de limite entre le soi, le corps, l’être, car la véritable limite est la béance de l’existence jamais assouvie, jamais saturée, toujours en débordement d’elle-même, en ouverture vers sa propre transformation. « Être s’apparaissant est habité par rien au fond de sa latence questionnante » : autrement dit, exister est intrinsèquement être passible, ouvert au « voisinage d’un excès[4] ».

Ces questions sont familières au lecteur formé à la phénoménologie qui y retrouve l’écho de réflexions qui ont traversé l’ensemble du xxe siècle, de la façon dont Heidegger comprend et caractérise le mode d’être du Dasein aux pensées de Michel Henry sur l’auto-affection, puis aux tentatives de la phénoménologie française contemporaine (Maldiney, Marion, Barbaras, Romano) pour saisir la phénoménalité dans sa dynamique concrète et événementielle. Michel Bitbol ne prend pas d’abord appui sur ces concepts, mais se tient de façon permanence en dialogue avec eux. Il y recourt cependant pour répondre aux contraintes descriptives du concret et non dans une perspective ontologique ou fondationnelle. Sous ce prisme, les descriptions évoquant le Dasein, l’auto-affection, etc., ne sont ni définitives ni antinomiques. Ces figures ne sont pas des « structures » phénoménologiques fondamentales ayant vocation à être définitives, mais autant de prismes permettant de révéler quelque chose de l’expérience présente. Les analyses phénoménologiques n’ont pas vocation à fonder, mais à proposer des éclairages pour revenir au plus concret de l’expérience se faisant.

2) La nuance que je me permets de risquer à la démonstration de Michel Bitbol procède directement de la discussion que j’ai plusieurs fois proposée des phénoménologies auxquelles elle s’alimente[5]. Elle ne critique pas le projet de ces phénoménologies mais en pointe un certain envers. En effet, il me semble qu’une dimension essentielle de la concrétude de l’expérience soit éludée par un prisme phénoménologique essentiellement tourné vers la dynamique de l’apparaître : l’épaisseur réelle, opaque, irréductible de la facticité.

Cette opacité nous invite à considérer d’une autre façon la texture événementielle de la phénoménalité : moins comme une « surprise d’exister », qui nous transit directement, que comme un écho lointain, diffracté, incertain. La question pourrait être posée encore plus brutalement : le fait que je sois au présent est-il vraiment une question phénoménologique ? De fait, le célèbre 6.44 du Tractatus de Wittgenstein que Michel Bitbol évoque à plusieurs reprises n’ouvre pas nécessairement à une phénoménologie, encore moins à une phénoménologie de l’événement : certes, « ce qui est Mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est », où le statut du « qu’ » est volontairement laissé ambigu. Ce qui est Mystique, c’est que le monde est sans que ce « que » ait un contenu déterminé.

Pour moi, ce « qu’ » désigne de fait l’énigme même de la phénoménologie — ou de son impossibilité. Il pointe le fait phénoménologique fondamental que l’expérience se donne comme expérience factice, qu’elle ne m’engloutisse et ne me sature pas, mais ne le lie à aucune forme d’expérience. L’événement ou la donation sont encore des formes trop explicites, des instances trop visibles. Elles peuvent caractériser des modalités d’expérience rares, fugaces, exceptionnelles, mais échouent à désigner ce qui nous traverse le plus souvent. Car le mystère est justement là : que l’énigme nous traverse, nous affecte et nous inquiète sans prendre de forme. Qu’elle soit pour nous un trouble, une rémanence, que rarement elle nous percute. Certes, quelque chose nous rappelle toujours au fait que « c’est bien vrai », que cette vie est bien la vie, bien la nôtre, qu’il est de fait surprenant d’exister, d’être-là, maintenant, mais sans justement s’épanouir en le maintenant. Cette surprise nous traverse et nous hante mais nous échappe aussi. La facticité, en quelque sorte, résonne sans se manifester directement.

De quelque façon qu’on l’exerce et la travaille, l’attention elle-même appartient à cette facticité : mon être au monde est coloré, brouillé, intensifié par ces expériences toujours singulières que sont la fatigue, l’épuisement, la distraction, la rêverie. Ces expériences sont davantage que de simples épockè des paramètres ordinaires de l’objectivité et de la cohérence mondaine. Elles ne suspendent pas seulement mon adhésion à l’effectivité, mon activité constituante, identifiante et réidentifiante pour me rendre la virginité de l’instant ou à la genèse toujours compromise de la continuité narrative d’une phase de moi-même, mais brouillent, chacune à sa façon, la phénoménalisation elle-même. On peut résumer ces considérations par le terme d’incarnation, à condition de ne pas considérer celle-ci comme auto-possession de soi-même dans un corps vivant et agissant, mais d’y voir aussi un débordement de passivité et de virtualité (qu’on les appelle souvenirs, pulsions, instincts, traces, affectivité, Wesen sauvages).

3) Mais revenons à la démonstration de Michel Bitbol et voyons comment, chez lui, le reflux attentif vers la genèse de l’apparaître détermine une épistémologie qui est une véritable thérapeutique de l’attitude objectivante. Comment repense-t-il la phénoménologie comme exercice d’attention où la conscience relâche sa focalisation et se redécouvre conscience incarnée où « là où on est se montre dans l’apaisement des pulsions vers les ailleurs[6] » afin d’intégrer l’attitude réflexive au sein même du geste objectivant ?

Michel Bitbol considère que la tendance à objectiver doit être reconduite à un ensemble de déterminants culturels, sociaux et linguistiques. Celle-ci n’est ni le produit unilatéral d’une tendance vitale à la connaissance (comme semblait le penser Husserl) ni celui d’une castration liée à l’apparition du langage où à l’environnement sociotechnique, mais un ethos culturellement alimenté et canalisé, qui conduit à poser des entités stables et distinctes, des lois idéales, à chercher à penser le monde « sans moi ».

Cette pulsion de distanciation a été essentielle pour permettre au processus de connaissance de s’amorcer, mais doit maintenant être nuancée, maitrisée, afin d’être incorporée à une pratique expérientielle plus vaste qui n’oppose plus l’expérience sensible de l’apparaître et la quête de l’être caché qui le fonde. Il s’agit « [d’]atténuer la crampe de la résistance objectiviste sans perdre le bénéfice d’objectiver », dans une acception pragmatique qui n’exclut pas la perspective transcendantale. Avec les pragmatistes, Michel Bitbol veut atténuer les pulsions fondationnelles sans cependant sacrifier la compréhension du processus d’objectivation qui sous-tend la science moderne. La philosophie transcendantale — au sens de Kant, cette fois — reste indispensable pour comprendre ce que veut dire « constituer l’objectivité », conférer un sens objectif au matériau sensible donné à un sujet fini en le légalisant a priori par la constitution de structures objectives qui « miment des entités autonomes[7] ». Mais ce transcendantal doit être plastique et évolutif, « en négociation constance avec lui-même[8] ».

Elle doit être comprise à partir de l’effort vivant qui habite l’action qui, chez Kant déjà, est une « précondition performative des préconditions transcendantales[9] ». Il s’agit bien sûr ici de l’agentivité vécue, de l’agir fichtéen, de l’effort au sens de Maine de Biran, dont les structures du sujet et de l’objet co-émergent.

  • Il s’agit bien d’une philosophie transcendantale, dans laquelle le processus d’objectivation sans cesse alimenté et relancé par le choc de contingence d’une concrétude que les systèmes objectifs et catégoriels ne capturent jamais totalement. La question est celle de la production sans cesse recommencée dans l’expérience de l’horizon du vrai et de la structure de l’objectivité. Le sujet fini pose l’universalité de ses productions idéales comme horizon et exigence transcendantale de l’ethos scientifique. Cet horizon ne peut cependant être stable et fixe : l’objectivation, comme ouverture à l’extériorité du réel, est consubstantielle de l’accident, de la rencontre d’une contingence qui la contraint à dépasser les réifications qui ne cessent de transmuer la vie en représentation et en fétiche. Le cadre de cette pensée « reste en permanence ancré dans le lieu où celle-ci pourra être constatée, à savoir l’acte vécu du constat lui-même[10] ».

  • Pour cela même, cette philosophie transcendantale doit nécessairement être une phénoménologie. La rencontre de la réalité qui sous-tend le processus d’objectivation est celle du sujet concret, situé, et non d’une subjectivité générique et formelle. En effet, « pour un phénoménologue conséquent, et surtout pour nous maintenant, la question des lois de la nature se résume au souci du futur[11] ». C’est parce que le sens se donne toujours aussi comme question, à même ses incertitudes et ses ambiguïtés, dans l’expérience vive, que la connaissance ne dérive pas en simple technique formelle et en représentation. « C’est ici même que ne cesse de se rejouer le drame de la genèse du transcendantal[12]. »

  • La réflexivité à l’oeuvre dans ce processus auto-objectivant ne peut se limiter à la seule auto-congruence fichtéenne qui « circonscrit un domaine discursif très étroit, pour ne pas dire abstrait et raréfié, mais qui, étant tenu pour inattaquable, est considéré du même coup comme fondateur[13] ». La réflexivité n’est pas le lot d’une philosophie première séparée des sciences concrètes, l’apanage d’un savoir absolu de la fondation. Il faut renouer ici avec le désir de Kant de comprendre l’armature transcendantale des sciences concrètes et inscrire la réflexivité dans leurs différentes formes et processus d’objectivation. Le but est une conversion de la racine relativiste du doute en instrument d’une connaissance elle-même intégrée à une disposition existentielle « plus vaste ».

Michel Bitbol va même plus loin et fonde à partir de cette philosophie transcendantale une épistémologie dont il décrit et explicite longuement les dimensions, aspects, critères d’auto-consistance. Je n’entrerai pas ici dans le détail à ce sujet et me contenterai seulement de souligner un point notable : la façon dont cette épistémologie corrélationnisme revendique une cohérence avec l’image scientifique actuelle du monde en s’intéressant aux relations et à leur contextualité.

L’ossature en est le formalisme quantique que Michel Bitbol invite depuis longtemps à distinguer de son acception purement physique. Le caractère révolutionnaire de la théorie quantique relève selon lui moins de l’objet auquel elle s’est d’abord appliquée (les particules élémentaires) que de la méthode qu’elle met en oeuvre. Cette méthode procède de l’usage d’un formalisme quantique correspondant à une théorie des propriétés « qui anticipe l’information expérimentale indépendamment des objets sur lesquels on cherche à acquérir cette information[14] ». Ce formalisme peut donc s’appliquer à toutes sortes de phénomènes, aussi bien sociaux que naturels, du moment que ceux-ci partagent des contraintes de contextualité forte (c’est-à-dire s’avèrent impossibles à caractériser indépendamment de leur interaction). Les domaines dans lesquels les caractérisations ne peuvent être que relatives et contextuelles sont potentiellement nombreux : sociologie ou économie (choix d’agents dont les préférences ne se déterminent que du fait de l’interaction), etc.

Dès lors, ce formalisme ne constitue pas un paradoxe pour la raison, mais une invitation à alléger la charge de réalité indépendante dont nous lestons les objets. La théorie quantique « nous fait d’autant plus progresser dans le projet de nous orienter dans notre environnement et de nous adapter à lui qu’elle ne cherche pas à en dévoiler les “rouages intimes”[15] ». Il est même légitime de réintroduire l’incertitude quantique au sein du monde macroscopique en considérant chaque objet non plus comme un fait, mais comme une potentialité conditionnée à un processus d’actualisation, même si, dans le monde macroscopique, celle-ci est une quasi-certitude (quasi, car rien ne nous garantit après tout absolument la permanence d’un objet avant de l’avoir constatée). En d’autres termes, appliquer le formalisme quantique au monde macroscopique signifie seulement cesser de considérer que celui-ci est fait de choses pour orienter les processus objectivants sur les phénomènes. Pour Michel Bitbol, cela revient à faire accéder la science à une maturité supplémentaire, pour laquelle connaître n’est plus dévoiler, chercher la profondeur, mais s’en tenir aux surfaces, aux liens que nous pouvons tisser entre des phénomènes, nous orienter dans le labyrinthe de la trame événementielle du monde, elle-même reconduite à l’expérience phénoménologique présente que nous en faisons.

Du point de vue phénoménologique en effet, ce formalisme quantique invite à développer une attitude naturelle atténuant la distinction que nous faisons de l’être et de l’apparaître, à revenir, en deçà du postulat d’un monde stable et constant face à nous, aux actes et effectuations concrètes par lesquelles nous nous rapportons aux objets pour les identifier et les réidentifier. Ancrée dans le formalisme quantique repensé en logique corrélationnelle élargie, l’épistémologie transcendantale de Michel Bitbol nous livre à un monde dont la surface recèle toute la profondeur, en parfaite cohérence avec la phénoménologie événementielle développée. Dans beaucoup d’actes pratiques immédiats et quotidiens, certes, ce retour à l’actualité de l’expérience de l’objet peut être recouvert par l’évidence de sa disponibilité. Mais il nous arrive d’avoir à nous réassurer de sa présence en vérifiant celle-ci, de douter alors même que nous savons, d’éprouver le besoin d’un retour à l’évidence. En matière de rencontres et de relations humaines, d’ailleurs, c’est bien en désamorçant nos horizons d’anticipation et d’attente pour nous livrer au hasard d’une interaction née de l’occasion que nous faisons l’expérience d’une réalité.

4) La question de l’épaisseur phénoménologique fait retour ici. Nous laisse-t-elle vraiment libre pour les surfaces ? La complexité explosive du « noeud redoublé de l’objectivation et de la conscience originaire[16] » ne nous voue-t-elle pas à l’exercice hasardeux d’une réflexivité mise en jeu de manière alternative et inchoative, à même les débordements et les « pulsions vers les ailleurs » ?

D’un point de vue phénoménologique, il me semble que les descriptions de Marc Richir sur ce qui sous-tend l’attitude objectivante et perceptive ont quelque chose de juste. L’ouverture à la transcendance qui sous-tend l’objectivation, écrit Richir, est complexe, multifactorielle, inchoative et provisoire. Elle est travaillée d’actes phantasmatiques et imaginaires traversés d’affectivité, stabilisée par des institutions symboliques que nous ne maîtrisons pas. Elle ne se manifeste pas d’abord comme une transcendance de choses, mais comme sentiment d’une extériorité. En quelque sorte, je sais que le monde est extérieur avant qu’il ne me soit donné comme tel, et c’est par ce sentiment de l’extériorité que j’entre dans le monde des mots, des significations et des lois (avant même que j’en saisisse le sens) au sein duquel ma perception s’institue et s’affine au sein d’un processus d’abord imaginaire.

Il en ressort que mon expérience des choses peut difficilement prendre une forme apaisée laissant coïncider l’être et l’apparaître comme une seule éclosion. Certes, cette façon d’expérimenter sous le mode de l’éveil peut-être exercée, disciplinée. Mais peut-elle l’être sans sacrifier un trait fondamental du processus objectivant : sa démesure, justement, le fait que percevoir, objectiver, se mettre en quête du réel n’est pas seulement se rendre attentif et réceptif à lui, mais toujours aussi creuser, sculpter, modeler l’expérience ? Être et apparaître ne peuvent se confondre qu’à condition de prendre en considération cela même qui fait la profondeur de la surface — le virtuel qui l’habite, et dont nous ne cessons d’extraire de nouvelles formes et de nouveaux possibles.

Accepter cela, certes, c’est admettre que nous ne nous affranchirons jamais d’une certaine démesure jamais totalement sauve de la barbarie. La science elle-même, sans doute, est transie de quelque chose qui dépasse le simple désir d’objectiver et de connaître : une pulsion qui la conduit naturellement à s’aveugler sur ses préconditions, à s’automatiser. Cela ne veut pas dire que la réflexivité est impossible, que l’aveuglement est notre destin, mais que le retour vers l’absolu que met en jeu notre existence sera toujours aussi médiat. Ce qui dans l’expérience m’appelle à l’absolu relève aussi de la pensée, de l’obscur, de l’introuvable, de ce que je ne peux que faire indirectement résonner. Autant qu’à l’adonnation à la transparence, l’activité spirituelle humaine a partie avec ce qui résiste. Pour cela, elle est vouée à passer par des formes historiquement constituées intensifiant son énigme flottante, l’art, la littérature, la religion, la médiation de l’écrit, le miroitement du signe, vouée à se questionner sur le fond des ambiguïtés de nos face-à-face.

Michel Bitbol lui-même achève d’ailleurs sa réflexion en évoquant de telles instances médiates : les monolithes, dont l’exemple type pour Maldiney est le Mont Cervin qui tout-à-coup « est là à surgir, ouvrant l’espace[17] ». En effet, pour le promeneur qui se rend à Zermatt depuis le fond de la vallée de la Visp, le Cervin n’est pas une montagne ordinaire qui se donne à voir dans un paysage que son regard pourrait dominer dans une intentionnalité : il surgit soudain et constitue un phénomène total, qui installe lui-même son espace-temps, organise sa propre perceptibilité. Il capture le regard sans l’aveugler, l’intensifie en le renvoyant à sa propre activité schématique.

Mais la médiation que considère Michel Bitbol est surtout expérientielle. Du monolithe naturel, il passe aux monolithes symboliques comme les totems, faits pour renvoyer l’existence à elle-même, à arrêter et réverbérer la surprise dont elle est tissée, qui nous invitent à un état de vigilance, de disponibilité attentionnelle et sensible accueillant l’ensemble des événements perceptifs qui traversent notre expérience comme autant de « petits monolithes », à faire de notre perception une chambre d’échos à la texture et au bruissement de la présence.

Or l’expérience que nous faisons face au Mont Cervin nous livre aussi un autre enseignement. Elle ne nous laisse justement pas extasiés et sans voix : elle nous inspire des mots, des phrases, des descriptions que nous savons certes toujours incomplètes et insuffisantes, mais par lesquelles nous cherchons à transmettre quelque chose malgré tout. Elle peut inspirer des oeuvres d’art, poèmes, peintures, thèmes musicaux, qui sont moins des représentations cherchant à en capturer l’essence que des façons d’en faire retentir l’impact obscur.

En ce qui me concerne, c’est en cette possibilité d’échanger à propos de ce qui semble le plus incommensurable au langage prédicatif que se délivre la profondeur des surfaces que présente le monde. Je ne peux logiquement pas dire exactement ce que me fait l’expérience du Cervin, mais je peux néanmoins en dire quelque chose à quelqu’un susceptible de m’entendre, de me comprendre, de me répondre : « J’ai été compris de mon auditeur si, à son tour, il parle et parvient à dire ce qu’il n’aurait jamais pu dire sans ma propre parole » ; pour le dire avec les mots d’Alain Cugno : « L’intime appelle les mots vers lui aussi irrépressiblement que j’aspire l’air pour survivre[18]. » Autrement dit, ce sont les mots que je prononce et ceux que d’autres me renvoient qui réverbèrent cet absolu qui m’effleure et me hante sur le mode du virtuel.