Disputatio

Le réel en dépit du réalisme[Record]

  • Michel Bitbol

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  • Michel Bitbol
    Archives Husserl, CNRS/ENS, 45 rue d’Ulm, Paris

La Disputatio, telle que je la comprends, est une oeuvre coopérative plutôt que concurrentielle. Elle a beau prendre la forme d’un débat contradictoire entre interlocuteurs soutenant des positions distinctes, elle tend vers un telos qui leur est commun. La succession des raisons, l’alternance des arguments et des contre-arguments jusqu’à épuiser leurs ressources, n’y est pas censée déboucher sur un constat silencieux de désaccord, mais sur une proposition généralement recevable comme vraie. Pour ; contre ; et détermination finale. Tel est l’ordre ternaire de la Disputatio scolastique. Si l’on veut redonner à ce programme la crédibilité qu’il a perdue en sortant de l’enclos médiéval de consensus impératif, il faut procéder à des aménagements et à des amplifications. L’amplification centrale consiste à admettre que le débat peut aussi porter sur les questions limites de la philosophie ; c’est-à-dire sur les présupposés servant de cadres tacites aux débats philosophiques. Parmi les présupposés, il y a celui qui fixe le genre d’argument recevable. Les arguments philosophiques doivent-ils rester sur le plan de la logique déductive (ce qui suppose non seulement un cadre définitionnel et axiomatique partagé, mais aussi une discipline cognitive unanime) ? Peut-on en outre faire usage d’arguments d’autorité textuelle (comme dans la théologie médiévale), d’arguments de contradiction performative, voire d’arguments ad hominem ? Peut-on aller jusqu’à inviter l’adversaire à constater en silence et dans son for intérieur la contradiction à laquelle sa position l’entraîne, alors que cela implique de l’attirer temporairement hors de la sphère du logos ? Est-il licite d’indiquer à l’interlocuteur que le discours qu’on lui tient ne se comprend pleinement que sous la condition d’un certain mode d’être, d’une attitude fondamentale (comme l’épochè en phénoménologie, ou l’« attitude naturelle » dans la plupart des autres cas) ? Ce sont des interrogations de cette famille que soulève Isabelle Thomas-Fogiel lorsqu’elle cherche à savoir comment on peut passer du “je” au “nous” face à « pareille promotion du saisissement muet » ; ou lorsqu’elle se demande comment parler « d’un contenu de l’onto/logie, si le type de parole qui y est pertinente ne relève plus du logos ». J’entends cette inquiétude à propos d’un risque de sortie de route extra-philosophique. Indubitablement, les questions portant sur les genres d’arguments recevables, ou sur la dépendance des argumentations vis-à-vis de la posture existentielle des interlocuteurs, invitent à visiter les coulisses de la philosophie, à donner un coup de sonde dans son envers pré-logique. Mais, à mon sens, elles ne sortent pas pour autant de son champ disciplinaire. Elles font partie, à un degré plus élevé que la question « qu’est-ce que la philosophie ? », du domaine méta-philosophique. Si l’on admet que la philosophie est cette discipline exceptionnelle qui non seulement n’exclut pas ses propres méta-questions, mais s’en nourrit (faute de discipline plus englobante qu’elle), alors les questions limites indiquées plus haut sont pleinement philosophiques. Reprenons-les en tant que telles. Faire allusion au « saisissement muet » du sujet-philosophe, mettre ouvertement en scène la diversité des états de conscience (naturels ou réflexifs) des interlocuteurs du débat philosophique, cela implique-t-il vraiment de renoncer à atteindre un accord universel ? Il me semble au contraire que c’est en ne mettant pas pleinement en lumière la variété des genres d’arguments, et l’incompatibilité de leurs pré-conditions vécues, qu’on risque la fragmentation et l’incompréhension. Car alors, les éléments du débat sont entendus par chacun sous ses propres arrière-plans insus, au lieu d’être rapportés à ceux de son interlocuteur, qui seuls leur donnent sens et pertinence. Supposons à l’inverse qu’on élargisse le débat jusqu’à interroger l’horizon existentiel sur lequel se découpe chaque thèse, et jusqu’à instaurer les …

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