Comptes rendus

Thomas Dommange, Le rapt ontologique. Penser l’être des singularités, Montréal, Nota bene, coll. « Philosophie continentale », 2019, 264 pages[Record]

  • Thierry Laisney

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  • Thierry Laisney
    Université Paris Diderot

Sans doute l’une des vocations de la philosophie est-elle d’éclairer des notions à la fois familières et obscures. Ainsi, depuis l’enfance, nous nous sommes régulièrement entendu dire que chacun d’entre nous était unique ; mais ce qui s’apparentait à une profession de foi est demeuré plutôt vague. Dans Le rapt ontologique, Thomas Dommange s’interroge sur ce qui fait la singularité des êtres (des êtres vivants comme des oeuvres d’art qui parfois les dédoublent). Qu’est-ce que ce « rapt ontologique » que l’auteur a donné pour titre à son livre ? C’est l’opération qui consiste à charger l’accident (pas n’importe quel accident, nous le verrons) du poids ontologique qui a été, le plus souvent, attribué à la substance. Cela revient à prendre le contrepied d’une tradition philosophique pour laquelle l’Être est toujours plus ou moins ce qu’on doit découvrir par-delà les apparences sensibles. Pour mettre au jour la double ontologie qu’il défend — tout ce qui est, est deux fois : comme être et comme être singulier —, Thomas Dommange, ainsi qu’il l’exprime dans le langage métaphorique qui lui est propre, va jeter à trois reprises son dé métaphysique, qui tombera successivement sur les manières, sur l’affect et sur les figures. Les « manières » sont, selon l’auteur, des séquences déterminées de mouvements, qu’il ne faut pas rapporter à une signification ou à une catégorie particulière si l’on veut qu’elles appartiennent exclusivement à celui qu’elles expriment. Le monde animal offre de nombreux exemples de ces « manières », qui sont autant d’échappées hors de la causalité, de ces comportements qui ne signifient rien d’autre qu’eux-mêmes. La nature, selon Dommange, n’a pas pour seul commandement la survie ; une autre force y est à l’oeuvre, qui enjoint aux êtres d’être singuliers. Pour ma part, je me rappelle le ballet aquatique éblouissant auquel se livrèrent un beau jour trois hippopotames dans un zoo d’Île-de-France et qui ne semblait répondre à aucune finalité particulière. Autre exemple, je lis ceci à propos des cigognes blanches : « Parfois, les membres d’un couple se mettent à jouer des castagnettes sans qu’on puisse trouver d’explication plausible à leur comportement. » Konrad Lorenz, cité par Dommange, parle à ce sujet de « jouissance fonctionnelle ». Mais, pour obtenir la singularité, il ne suffit pas de juxtaposer « ces manières où les êtres ne semblent pas énoncer autre chose que le seul fait d’être » (p. 36) ; il faut encore qu’elles constituent un monde. Elles y parviendront par le truchement de ce que Thomas Dommange appelle un « affect » (ou « principe », ou « Idée poétique »). À la différence de l’Idée platonicienne, l’affect ne se tient pas hors de la réalité sensible : il lui est immanent tout en la transcendant. Avec beaucoup d’éloquence, l’auteur donne quelques exemples de tels affects. Moby Dick, la baleine de Melville, est l’océan constitué en affect — l’océan que, par ailleurs, certains « mauvais poètes » évoqués par Dommange contemplent en pensant à l’immensité « sans comprendre que cette idée redouble la constitution de l’océan lui-même en une Idée qui est comme la caresse des flots sur leur visage » (p. 119). Il arrive que Schumann écrive dans ses compositions pour piano des motifs destinés à ne pas être joués : cette voix intérieure, c’est pour Dommange l’affect de sa musique. Comme l’affect est immanent à ce qu’il ordonne, il ne peut ici se traduire par un mot, qui n’en serait que la reprise conceptuelle (en l’occurrence, ce serait le mot « crépuscule »). Selon l’auteur, entre ce concept et les notes énigmatiques que dessine …

Appendices