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L’interrogation sur le statut de la vérité fait l’objet d’intenses débats à la fin du Moyen Âge, qui traduisent différentes conceptions, qu’il s’agisse de vérités sur soi, sur le monde, ou encore de la Vérité révélée. Au travers de l’aveu de la vérité se pose la question de la relation particulière que l’individu entretient avec celle-ci : ce n’est pas tant la vérité en elle-même qui est interrogée que la constitution du sujet dans son rapport à cette vérité. Le problème est donc moins celui du statut de la vérité en tant que telle que celui de son expression discursive, c’est-à-dire du « vrai ».

Se saisissant à nouveaux frais de la question classique de la vérité, Michel Foucault est conduit à revenir à la fois sur l’idée que celle-ci relèverait de la structure logique des propositions, comme cela était pensé depuis Aristote, ou qu’elle désignerait, selon une tradition d’origine thomiste, une adéquation de la pensée avec le réel. Rapportée à une pensée des discours qui sont avant tout des pratiques, existant au sein d’une culture et d’une histoire, la vérité dépend d’une extériorité qui la conditionne et la produit. Le problème se déplace ainsi d’une interrogation philosophique classique qui cherchait un dévoilement de « la » vérité, vers l’étude « des » régimes de vérité, c’est-à-dire des structures historiques ou des pratiques institutionnelles qui conditionnent le mode de production de la vérité pour un sujet inséré dans de multiples ordres discursifs, qu’ils soient politiques, éthiques ou épistémologiques. Il ne s’agit donc plus d’interroger le vrai en soi, mais la manière dont il se dit, les conditions de son énonciation au sein des dispositifs de pouvoir dans lesquels s’inscrit le sujet. Dans ce cadre, l’étude de l’évolution de la confession à la fin du Moyen Âge permet de comprendre les mutations des régimes de vérité et leur dépendance vis-à-vis des dispositifs de véridiction qui conditionnent, pour le sujet, les modes de production du « dire-vrai ».

Cette évolution permet de voir comment le terme de confessio, qui signifie à la fois la confession et l’aveu, met en jeu tant un rapport du sujet face à lui-même qu’un rapport à autrui, qui vient progressivement recouvrir le premier. Ainsi nous verrons que la confessio chrétienne se produit tout d’abord selon un dispositif de véridiction mettant en jeu une double relation purement interne, dans laquelle le moi se trouve en rapport avec lui-même et avec Dieu et dans laquelle la question de la punition reste secondaire. Cependant, à partir de 1215, l’obligation de la confession entraîne la mise en place d’un second dispositif qui met l’accent sur la question de la pénitence. Ainsi, la confession, que nous entendrons comme une compréhension personnelle des fautes, se double d’un aveu, c’est-à-dire de l’exposition de ces fautes à un tiers en vue d’une punition. Si ce second dispositif de production de la vérité reste essentiellement dans un cadre éthique, les censures du xiiie siècle vont engendrer un troisième dispositif de production de la vérité, qui n’est plus cette fois une confession, mais un strict aveu, car les fautes n’y sont plus envisagées à partir de leur dimension morale, mais en fonction de leur dangerosité dans le champ socio-politique. L’enjeu de la production de vérité qui se manifeste dans les censures du xiiie siècle n’est donc alors plus une expression de l’intimité éthique du sujet, mais l’expression d’une volonté nouvelle, celle d’une discipline de la raison, discriminant ce qui est pensable et ce qui ne l’est pas.

Le cours au Collège de France intitulé Du gouvernement des vivants (1979-1980) pose une question fondamentale, venant articuler les différentes thématiques posées par le problème des régimes de vérité. Le résumé du cours montre en effet que la véridiction, le « dire-vrai » se donne à penser avant tout comme une subjectivation :

La question posée est alors celle-ci : comme se fait-il que, dans la culture occidentale chrétienne, le gouvernement des hommes demande de la part de ceux qui sont dirigés, en plus d’actes d’obéissance et de soumission, des « actes de vérité » qui ont ceci de particulier que non seulement le sujet est requis de dire vrai, mais de dire vrai à propos de lui-même, de ses fautes, de ses désirs, de l’état de son âme, etc. ? Comment s’est-il formé un type de gouvernement des hommes où on n’est pas requis simplement d’obéir, mais de manifester, en l’énonçant, ce qu’on est[1] ?

Pour comprendre cette thématique, il est tout d’abord nécessaire de différencier le vrai de la vérité, dans la mesure où il concerne avant tout un ordre discursif qui est celui de l’énonciation. Le vrai ne peut donc se comprendre que comme un « discours vrai », et non comme un rapport à une vérité qui relèverait pour sa part plutôt d’une dimension à la fois métaphysique et métadiscursive. Dans son étude sur l’expression discursive du vrai, Foucault distingue deux pratiques particulières, deux « techniques de soi ». D’une part l’exomologèse[2], visant à manifester une vérité ainsi que l’adhésion du sujet à cette vérité. Ce dernier se trouve constitué par ce type d’affirmation, qui est publique et effectuée dans une « espèce de théâtralisation[3] », et entraîne alors la pratique de la pénitence. D’autre part l’exagoreusis, qui est une confession exhaustive du soi s’effectuant dans le cadre d’une vie monastique et d’un rapport particulier, l’obéissance au maître. Ainsi que Foucault le remarque[4], la culture chrétienne a progressivement imposé une obligation de vérité, ou plutôt de pratique du « dire-vrai », qui se donne, au travers de « techniques de vérité[5] » comme une manière de constituer la subjectivité en produisant le « soi » comme un énoncé. Il est cependant nécessaire de remarquer que son propos concerne avant tout les premières formes prises par le christianisme. Or, la question de la vérité envisagée sous la forme de la véridiction peut se décliner sur une période plus vaste qui concerne tout le Moyen Âge ainsi que la Renaissance, période durant laquelle cette véridiction connaît un ensemble de mutations dont l’étude permet de mieux saisir ce qui est en jeu dans ces pratiques[6]. Il ne s’agira donc pas d’étudier les seules considérations foucaldiennes, limitées aux formes de véridiction de l’Antiquité et du premier christianisme, mais de tenter de penser, à partir des notions que Foucault met en place, cette question de l’énonciation de la vérité au cours de périodes qu’il n’étudie pas réellement en détail. Une telle étude, qui suppose de s’intéresser aux questions très vastes de l’aveu et de la confession, ne pourra cependant être que fragmentaire dans le cadre limité de notre travail[7]. Il s’agit en effet là de notions complexes et souvent plurivoques, qui opèrent dans des champs multiples qui sont à la fois philosophiques, juridiques, théologiques, religieux, autobiographiques ou sociologiques. Il demeure néanmoins possible, plus modestement, de délimiter à partir de ces notions une pratique particulière comprise comme une discursivité.

Pour Foucault en effet, les discours et les énoncés ont une fonction éminemment pratique, débordant les cadres rhétoriques, logiques ou linguistiques. Les pratiques de l’aveu et de la confession se révèlent comme des catégories fondamentales dans l’étude des procédés de véridiction, et nous les étudierons essentiellement à partir de la manière dont elles ont muté durant la période médiévale, qui a en profondément modifié les traits. Avant de débuter une telle étude, il est nécessaire de préciser qu’il faut prendre garde aux dérives possibles qui peuvent parfois affecter de telles questions, notamment en ce qui concerne les schémas politiques qu’elles pourraient manifester. En d’autres termes, il est nécessaire de préciser d’entrée de jeu que l’accroissement de la pratique de l’aveu, manifeste dans la période qui nous intéresse, ne doit pas être compris comme une augmentation des techniques de contrôle et de discipline des populations, mais qu’il rend plutôt compte d’un système complexe de production du vrai et de son évolution dont la visée n’est pas nécessairement politique.

La confession comme expression de l’intimor meo

Les termes employés ne sauraient être manipulés à la manière de concepts universels, aussi tenterons-nous de procéder systématiquement à des précisions de vocabulaire afin de mieux cerner ce qui est réellement en question. Le terme de confessio est affecté d’une plurivocité au cours de son histoire. Ainsi l’aveu (confessio) romain n’est pas toujours une autocondamnation, dans la mesure où la confessio civile peut se limiter, par exemple, à une simple reconnaissance de dette, comme cela est par exemple manifeste dans les textes du jurisconsulte Paul (iiie siècle), se différenciant ainsi de la confessio pouvant conduire à une condamnation juridique[8]. La confessio se constitue cependant toujours dans un rapport au vrai, qui n’est pas seulement judiciaire, mais aussi sacramental. Bien que la confession, prise en un sens chrétien, consiste en une production de vérité, les théologiens vont clairement distinguer les deux. Ainsi Thomas d’Aquin se pose-t-il la question : « Est-ce un péché mortel de nier une vérité qui entraînerait une condamnation[9] ? » Mentir constitue un péché mortel, dans la mesure où l’on nie alors qu’il est de notre devoir moral d’avouer, mais Thomas note cependant qu’il n’y a pas réellement de péché si la question posée par le juge se situe en dehors du cadre strictement juridique. Il est alors possible, sans se rendre coupable d’un péché mortel, d’utiliser les procédures d’esquive juridique, comme l’appel, permettant de ne pas répondre à la question, sans pour autant produire un discours mensonger. Il apparaît alors que l’aveu judiciaire, qui concerne l’ordo iuris, doit être pensé selon une logique totalement différente de la confessio dans sa dimension sacerdotale, car dans ce second cas le juste authentique est celui qui s’accuse le premier. L’aveu, conçu comme une confession du soi, est bien une véridiction et donc une mise en rapport avec l’idée de « justice », mais dont la signification est différente selon qu’elle est envisagée sous l’angle de l’ordre juridique ou de l’ordre religieux. Si l’évitement est acceptable vis-à-vis de la justice de l’ordo iuris humain, il ne l’est pas vis-à-vis de la Justice transcendante de Dieu, qui impose un « dire-vrai » que l’on ne doit pas chercher à contourner sous peine de commettre un péché.

Ainsi que le note Foucault, les chrétiens transforment la question juridique du « dire-vrai » en une question morale, car il s’agit alors d’un « dire de soi », qui fait porter l’accent sur l’intériorité du sujet et sa moralité. Dans la mesure où le « dire-vrai » moral est une constitution du soi dans son affirmation, un « mode de subjectivation », il entre en relation avec l’idée de pénitence. Néanmoins, l’origine de cet ordre discursif doit clairement être identifiée comme judiciaire, ainsi que le montre Isidore de Séville dans ses Étymologies, qui lie la notion de peine (poena) et celle de pénitence (poenitencia)[10]. Cependant la question de la « peine » ne recoupe pas celle du châtiment extérieur dans le cadre de la confessio morale, dans la mesure où c’est avant tout l’ordre intérieur du soi qui prime. En d’autres termes, l’ordo iuris relève avant tout d’une véridiction externe moins contraignante que l’ordre moral, qui suppose une confession interne de l’individu face à lui-même et à Dieu. Pour cette raison, la confessio dans sa dimension morale doit avant tout être évaluée à partir de la « contrition » :

Avec ce gémissement (gemitu) et cette contrition du coeur (contritione cordis) que nous disons vrai repentir, cesse le péché, c’est-à-dire le mépris de Dieu ou le consentement au mal, car la charité de Dieu, qui inspire ce gémissement, ne souffre aucune culpabilité. En ce gémissement, nous sommes aussitôt réconciliés avec Dieu et recevons remise du péché antécédent, selon cette parole du prophète : « À quelque heure que le méchant gémisse, il sera sauf » [Ez 23, 12] ce qui signifie qu’à cette heure il méritera que soit sauve son âme. Il ne dit : en quelques années ou en quelques mois, ni en quelque semaine ou en quelque jour, mais bien : à quelque heure, pour faire voir que sans délai le repentir mérite pardon et n’encourt aucunement la peine éternelle en laquelle consiste la condamnation du péché[11].

Abélard insiste sur la contrition qui doit être vraie, c’est-à-dire contritio cordis, ce qui ouvre sur la possibilité d’une différenciation entre l’attrition et la contrition. L’attrition en effet pourrait n’être qu’imparfaite, étant suscitée par la peur du jugement, et peut se limiter à un simple discours externe, sans engagement véritable du sujet. La contrition est par contre le repentir sincère, et ouvre sur une pénitence qui est d’abord celle du sujet. C’est ainsi que nombre de théologiens insistent sur l’importance du « rougissement » (erubescentia) du pécheur, qui est en lui-même une forme de pénitence. L’aveu comme confession véritable est destiné à exciter la contrition. Le « dire-vrai » tel qu’il se manifeste dans la pensée d’Abélard montre que l’accent n’est pas mis sur la punition, mais sur le pardon, qui permet à Dieu de gracier le sujet qui se trouve dans la contrition, et celle-ci fait que l’individu est immédiatement (« aussitôt ») pardonné. En d’autres termes, le régime de vérité imposé par la confession est avant tout un régime intérieur (soi par rapport à soi) et un régime transcendant (soi par rapport à Dieu), tandis que ce que nous distinguerons comme simple aveu, compris selon le rapport extérieur entre soi est les autres, se révèle très relatif et de moindre importance. La différenciation entre la contrition et l’attrition[12] permet ainsi de mettre en évidence un enchâssement complexe de régimes de vérités qui ne sauraient se réduire à la distinction entre foi et aveu. Grégoire le Grand (vie siècle) différentie ainsi dans son Commentaire aux Rois ce que nous pourrions nommer trois « sous-régimes » différents[13]. La conversio mentis est la conversion de l’âme, la plus importante, et relève de la contrition pensée par Abélard ; la confessio mentis est la simple « confession de la bouche », plus secondaire. Enfin, la punition du péché (vindicta peccati) relève pour sa part d’un rapport au domaine civil et commun, relevant d’un ordre pratique de moindre importance encore. À proprement parler, la « confession » apparaît secondaire par rapport à la « conversion » dans cette manière de considérer le « dire-vrai », l’intériorité l’emportant sur la pratique discursive extérieure et sur la punition. La confession véritable est donc conversio, contemplation intérieure de la faute, tandis que ce que Grégoire nomme confessio se donne plutôt comme un aveu, compris ici comme une verbalisation externe de la faute.

Ce que nous pourrions nommer un premier dispositif du régime de vérité chrétien se met donc en place, intérieur et concernant un double rapport du soi, à lui-même et à Dieu. Mais un lien se fait également avec l’ouverture sur un autre régime pratique de la vérité qui se trouve associé aux deux autres, la pénitence, correspondant à la punition pratique effective de la faute. Cela conduit Thomas d’Aquin à redéfinir la notion de confession, en la pensant selon trois modes :

Il y a trois sortes de confessions qui sont louées dans les Écritures. L’une est la confession de foi (confessio fidei), et celle-là est un acte propre de la vertu de la foi, étant rapportée, comme nous venons de le dire, au but même de la foi. Une autre confession est celle de l’action de grâce ou de la louange (confessio gratiarum actionis sive laudis), et celle-là est un acte du culte de latrie : elle tend à rendre extérieurement honneur à Dieu, ce qui est le but du culte de latrie. La troisième est la confession des péchés (confessio peccatorum), et celle-là est ordonnée à l’effacement du péché, lequel est le but de la pénitence[14].

Nous pouvons donc regrouper, à la suite de Thomas, l’ensemble de ces modes du « dire-vrai » sous le vocable de « confession », mais il faut également noter que le dispositif purement interne qui fondait la pratique confessionnelle chez Abélard se trouve articulé à un nouveau dispositif qui renforce l’importance de l’énonciation discursive de la confession, cette dernière ne pouvant être complète si elle se trouve limitée à la simple intériorité. Alors que le « dire-vrai » de la contrition pouvait entraîner le pardon pour Abélard en restant un discours purement interne, il se trouve modifié par le quatrième concile de Latran qui va instituer un nouveau dispositif de véridiction.

L’obligation de confession

En 1215, le douzième concile oecuménique (Latran IV) vient instituer l’obligation de la confession pour tous les chrétiens. Il est cependant important de procéder à deux remarques préliminaires. D’une part, il ne s’agit pas véritablement d’une rupture avec l’époque précédente, car il s’agit simplement d’institutionnaliser une pratique qui existe effectivement. D’autre part, il ne s’agit pas non plus là, comme on a pu le dire, de la mise en place d’une structure disciplinaire qui serait destinée à débusquer l’hérésie.

Tout fidèle de l’un et l’autre sexe qui a atteint l’âge de raison (annos discretionis) devra confesser ses fautes à son propre prêtre au moins une fois chaque année, accomplir dans la mesure de ses moyens la pénitence qui lui a été imposée et recevoir dévotement, au moins à Pâques, le sacrement de l’Eucharistie pendant le saint temps du carême sauf si, pour de bons motifs, sur le conseil du prêtre, il diffère à plus tard la réception de ce sacrement. Celui qui ne se conformera pas à cette prescription sera exclu de l’Église et, s’il vient à mourir, ne recevra pas la sépulture ecclésiastique. Cette ordonnance devra être souvent publiée dans les églises, afin que nul ne puisse alléguer l’ignorance pour excuse. […] [Le confesseur] prendra bien garde de ne pas trahir le pécheur par quelque parole ou quelque signe imprudent ; s’il a besoin de solliciter les conseils d’un clerc plus instruit, qu’il le fasse prudemment, sans indication du nom. Le prêtre qui dévoilera une faute confiée en confession sera non seulement déposé, mais encore enfermé dans un monastère rigoureux pour y faire pénitence[15].

La nécessité de ne pas « trahir » le pécheur et la punition du prêtre qui manquerait à ce devoir montrent clairement que le but n’est pas de procéder à un contrôle des hérésies par ce biais. Il ne s’agit pas non plus là d’une nouvelle pratique de l’aveu sacramental, la confession, mais d’une sanction instituée pour punir le non-respect d’une pratique. Le point qui nous semble le plus important à signaler est le fait que désormais l’énoncé institutionnel fonde la pratique courante comme véritable régime de vérité au sens foucaldien. En effet, un nouveau dispositif est mis en place dans la production discursive des énoncés, qui vient radicalement modifier celui qui existait encore à l’époque d’Abélard. Ainsi que nous l’avons vu avec les distinctions posées par Grégoire le Grand, le premier dispositif insistait sur la confession intime au détriment de la punition. Or, nous voyons ici le rapport s’inverser dans ce second dispositif. La confession se différencie, comme le montre Thomas d’Aquin, en un credo relevant de la confessio fidei et de la confessio peccati, qui vise essentiellement la pénitence. La confession est un sacrement, mais l’attention n’est plus portée, à partir de Latran IV, sur la dimension du « dire-vrai », mais sur la pénitence elle-même. L’aveu n’est plus qu’un moment du sacrement, car la pénitence en devient l’acte central, ainsi que le montre l’Aquinate en s’interrogeant sur celle-ci :

[Resp.] Dans la pénitence, la cérémonie se fait de telle sorte qu’elle signifie quelque chose de saint, tant de la part du pécheur pénitent, que du côté du prêtre qui l’absout. Le pécheur pénitent montre en effet, par ses actes et ses paroles, que son coeur s’est détaché du péché. De même le prêtre, par ses actes et ses paroles adressées au pénitent, signifie l’oeuvre de Dieu remettant les péchés. [Sol.] Dans la pénitence aussi se trouve un élément qui est « signe (sacramentum) seulement » : les actes accomplis extérieurement, tant par le pécheur pénitent que par le prêtre qui absout. Ce qui est « réalité (res) et signe », c’est la pénitence intérieure du pécheur. Ce qui est « réalité seulement » et non signe, c’est la rémission du péché. Le premier élément, pris dans son intégrité est cause du deuxième. Le premier et le deuxième réunis sont, d’une certaine façon, cause du troisième[16].

Ce texte nous semble fondamental dans la mesure où il permet de comprendre le nouveau régime de vérité qui se met en place. Latran IV a posé un dispositif de vérité en centrant la question sur la pénitence, donnée par le confesseur. Contrairement au premier dispositif qui s’exprimait dans la pensée d’Abélard, la confessio n’est plus constituée dans le double rapport « interne » de soi avec soi et de soi avec Dieu, mais dans un nouveau rapport, « externe », entre le soi et le prêtre. Les affirmations du Canon 21 du concile doivent être lues en parallèle avec celles du Canon 10, qui traite de la question du prêtre en cherchant à savoir, par exemple, qui peut recevoir la confession et donner la pénitence s’il n’y a pas présence d’un évêque. Le prêtre devient alors un élément fondamental de la subjectivation des fidèles, car ces derniers ne peuvent plus se poser par eux-mêmes, dans l’intimité de la conscience, comme des sujets dans le rapport à la faute, mais doivent passer par la médiation extérieure qui devient l’instance centrale dans l’économie du « dire-vrai ». La confession est désormais essentiellement un aveu fait à un tiers, le prêtre, et constitue une relecture des relations d’exomologèse et d’exagorèse identifiées par Foucault. La théâtralisation propre à la première a disparu avec le secret imposé au confesseur, qui n’est plus cependant le « maître » de la relation d’exagorèse, prenant place dans le cadre particulier de la relation monastique, mais un « directeur » de conscience, imprimant une directio de la vie du fidèle, manifestant par là un rapport pastoral.

Cette mutation dans la constitution de la relation confessionnelle est révélée par un élément discursif qui manifeste clairement le changement : au milieu du xiiie siècle, la formule performative Deus absolvat te prononcée par le prêtre est transformée en un « ego te absolvo a peccatis tuis[17] ». Le discours performatif de l’absolution n’est plus un énoncé qui traduit la Puissance divine passant par la médiation du prêtre, mais une proposition à double sens qui donne l’absolution tout en énonçant dans le même temps le prêtre comme figure institutionnelle majeure. La « confession-aveu » devient dès lors un régime de vérité qui se centre sur une relation intersubjective d’extériorité entre le fidèle et le prêtre. La subjectivation de l’individu dans la reconnaissance de la faute n’est donc plus réalisée au niveau de l’intimor meo comme cela était le cas chez Augustin ou chez Abélard, mais dans la mise en rapport du fidèle à un gouvernant des âmes qui le prend en charge dans un rapport politique de type pastoral.

Le régime de vérité prend alors une forme nouvelle. Contrairement à ce qu’affirmait Abélard, la confession ne suffit plus pour obtenir le pardon, elle doit être suivie par une pénitence, ce qui explique l’affirmation de la nécessité de celle-ci dans les formulations du concile de Latran IV. En d’autres termes, le régime de vérité se construit différemment. Le régime de vérité antérieur se constituait essentiellement dans la contrition (interne) et sa traduction à la fois interne et externe, le rougissement de honte de l’erubescentia, ce dernier ayant une valeur pénitentielle. Le nouveau régime considère le sacrement complet selon une articulation réglée qui débute par la contrition (interne), ouvre sur l’erubescentia (interne et externe), conduit à la confession (externe, au prêtre) et se termine par la pénitence, qui seule peut achever l’économie du sacrement complet. Ce nouveau régime de vérité et ses sous-espèces accroissent donc considérablement la dimension « avouante », c’est-à-dire le passage de la confession dans un aveu extérieur fait à un tiers, car, comme le montre Thomas d’Aquin, le processus extérieur de la pénitence est à la fois le « signe » et la « cause » du processus de pardon. Alors qu’ils étaient séparés dans le régime de vérité précédent, le sacramental est désormais relié dans sa forme au judiciaire, et la confession devient un des modes d’une notion plus vaste, l’aveu, qui toujours suppose le passage dans une relation extérieure. L’absolution n’est plus seulement le pardon donné par Dieu, mais un véritable « acquittement » semblable à son analogue judiciaire, ainsi qu’un sacrement qui annihile la culpabilité interne. Il est cependant important de noter que ces deux régimes de vérité ne doivent pas être pensés selon une succession historique, l’un venant après l’autre : bien au contraire, ils continuent à exister tous deux comme deux modèles antithétiques de la confession. La fin du Moyen Âge se trouve ainsi confrontée à la coexistence de différents régimes de vérités, raison pour laquelle les affirmations de Latran IV ont pu apparaître comme la mise en place d’une procédure disciplinaire, alors que les enjeux étaient différents, dans la mesure où il s’agissait surtout de codifier une pratique qui existait déjà de fait. Le but du concile apparaît en effet surtout comme une manière de codifier cette pratique, à la fois pour imposer son secret, et aussi pour régler le difficile problème de l’« autorité » morale : la confession devait-elle nécessairement être effectuée par un évêque, ou celui-ci pouvait-il déléguer son autorité à des prêtres ?

Cependant, la question des régimes de vérité à l’époque ne saurait se limiter à la question stricte de la confession, dans la mesure où, parallèlement, un problème nouveau apparaît qui fait entrer en conflit deux autres régimes de vérité, à un niveau différent. À partir du xiie siècle, les textes de la philosophie antique, surtout aristotélicienne, et de ses commentateurs arabes se trouvent traduits en latin, ce qui conduit à la mise en conflit de deux régimes de vérités différents, celui de cette « nouvelle » philosophie et celui de la théologie.

La production de normes de vérité, nouvelle forme d’aveu

Dans son De unitate intellectu, Thomas d’Aquin exprime la situation dans laquelle il se trouve comme une urgence normative qui impose un positionnement vis-à-vis des « erreurs » averroïstes, qui constituent une autre vérité faisant face à la théologie chrétienne.

[1] De même que, par nature, tous les hommes désirent connaître la vérité, il y a en eux un désir naturel d’échapper à l’erreur et de la réfuter quand ils en ont la faculté. De toutes les erreurs, la plus indécente (indecentior) semble être celle qui porte sur l’intellect, puisque c’est grâce à lui que nous sommes naturellement aptes à connaître la vérité en évitant l’erreur. Or, cela fait quelque temps (dudum) qu’une erreur sur l’intellect a commencé de se répandre (inoleuit apud multos). Elle tire son origine des thèses d’Averroès, qui tente de soutenir que l’intellect qu’Aristote appelle « possible » et qu’il désigne, lui, improprement, du nom de « matériel », est une substance séparée du corps selon l’être, qui n’est d’aucune façon unie au corps comme forme. Il soutient en outre que l’intellect possible est unique pour tous les hommes. Nous avons déjà écrit plusieurs fois contre cette erreur, mais puisque l’impudence (impudencia) de ses partisans continue de résister à la vérité (ueritati reniti), l’intention qui nous anime aujourd’hui est de produire contre elle de nouveaux arguments pour la réfuter aux yeux de tous. [2] Notre démarche ne consistera pas à montrer que cette position est erronée parce qu’elle est contraire à la vérité de la foi chrétienne. Cela sauterait aux yeux de n’importe qui […]. Non, notre intention est de montrer que ladite position est aussi contraire aux principes de la philosophie qu’aux dogmes de la foi[18].

Selon les philosophes, l’erreur qui se répand, concernant par exemple l’intellect, est une vérité, mais qui aborde un vaste ensemble de domaines qui tous concernent les rapports existant entre la foi et la raison. Il faut cependant noter, d’une part, que ce n’est pas à proprement parler Averroès que Thomas vise dans ses propos, mais les averroïstes de l’université parisienne. Le problème n’est donc pas entre la vérité des Arabes et celle des Latins, mais se constitue au sein même du christianisme entre les philosophes et les théologiens. D’autre part, il faut également remarquer que ce qui sera nommé la thématique de la « double vérité » est en réalité une construction opérée par Thomas d’Aquin, puis par Étienne Tempier, qui vient radicaliser une querelle. Les philosophes ne disent en effet pas qu’il y a deux vérités contradictoires entre la foi et la raison, mais plutôt que les régimes de vérité de ces deux domaines ne sont pas les mêmes, et qu’ils doivent coexister selon deux ordres hétérogènes. C’est donc parce que les théologiens considèrent que la raison doit se soumettre à la foi que la crise se radicalise. Pour effectuer cette radicalisation, les énoncés philosophiques sont repliés sur des énoncés hérétiques, ainsi que cela apparaît dans le syllabus d’Étienne Tempier aux condamnations de 1277 :

Un rapport réitéré venant de personnes éminentes et sérieuses, animées d’un zèle ardent pour la foi, nous a fait savoir qu’à Paris, certains hommes d’études ès arts, outrepassant les limites de leur propre faculté, osent exposer et disputer dans les écoles, comme s’il était possible de douter de leur fausseté, certaines erreurs manifestes et exécrables, ou plutôt des mensonges et des fausses déraisons […] Ils disent en effet que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires (due contrarie ueritatem), et comme si, contre la vérité de l’Écriture sainte (contra ueritatem sacre scripture), il y avait du vrai dans les dires de ces païens damnés (ueritas in dictis gentilium dampnatorum). […] Par conséquent, afin que cette manière imprudente de parler n’induise pas les gens simples en erreur, […] nous interdisons strictement que de telles et semblables choses ne se produisent et nous les condamnons totalement, excommuniant tous ceux qui auront professé, ou auront osé défendre ou soutenir, de quelque façon que ce soit, les dites erreurs ou l’une d’entre elles, ainsi que leurs auditeurs, à moins qu’ils ne se présentent devant nous ou devant le chancelier de Paris en deçà de sept jours pour révéler ces erreurs, auquel cas nous procéderons tout de même contre eux en leur infligeant, selon ce que dicte le droit, d’autres sanctions proportionnées à la nature de leur faute. Par la même sentence, nous condamnons aussi le livre « de amore », ou « de deo amoris » […] de même nous condamnons le livre de géomancie […] pareillement nous condamnons les livres, rouleaux ou cahiers traitant de nécromancie ou contenant des expériences de sortilèges, des invocations de démons ou conjurations au péril des âmes, ou encore dans lesquels on traite de telles et semblables matières, manifestement contraires à la foi orthodoxe et aux bonnes moeurs[19].

Se manifeste ici de manière concrète une lutte entre deux régimes de vérité, c’est-à-dire non seulement entre des séries d’affirmations propositionnelles, mais aussi entre deux systèmes de pensée et de pratique différents. En effet, ce texte montre que le problème n’est pas seulement philosophique, il est aussi profondément politique et juridique, dans la mesure où les condamnations mettent au jour le conflit entre deux régimes éthiques et pratiques dont la coexistence devient problématique dans la mesure où ils opèrent dans des champs communs. Les laïcs et les philosophes sont en effet accusés d’empiéter sur les domaines qui étaient jusqu’alors réservés aux seuls clercs, par exemple parce qu’ils revendiquent la chasteté, l’abstinence ou encore la recherche d’une vie qui serait parfaite. Il faut tout d’abord noter qu’il ne s’agit pas là de véritables condamnations, car en réalité l’autorité institutionnelle qui prononce ici la condamnation n’est pas l’autorité susceptible de dénoncer les hérésies. De plus, ce n’est pas réellement l’énoncé lui-même qui est condamné, mais le fait de le propager.

Nous ne sommes plus ici dans la logique de la confession, mais bien cette fois dans un régime de vérité qui ouvre sur l’ordo iuris : les individus passent en procès devant des tribunaux, l’inquisition ne se trouve plus dans la logique sacramentale mais dans l’ordre du politico-judiciaire. La production de la vérité n’est alors plus dans le rapport interne du sujet face à lui-même ni dans le dispositif sujet-confesseur, mais se constitue à un niveau social.

En condamnant les erreurs, il faut se soucier et tenir compte de l’intérêt de Dieu, de la foi et de la république chrétienne plutôt que de l’intérêt d’un homme ou d’une quelconque personne particulière. […] Une assertion peut être raisonnablement condamnée si elle a un sens erroné, scandaleux ou offensant pour des oreilles pieuses, bien qu’elle puisse avoir quelque sens littéralement vrai du point de vue grammatical et logique[20].

La position de Gerson est ici intéressante, car elle montre bien que les propositions condamnées ne le sont pas en fonction d’une vérité intrinsèque ou logique, mais bien en tant qu’elles se révèlent dangereuses pour l’ordre social. Dans le texte de Thomas d’Aquin du De intellectu précédemment cité, c’est donc le apud multos qui se révèle fondamental, c’est-à-dire le fait que la production de vérité de la philosophie averroïste se déploie non seulement sur le plan théorique, mais aussi et surtout sur le plan politique. Pour cette raison, ce régime de vérité n’est plus dans le champ de la confession, mais bien dans celui de l’aveu strict, c’est-à-dire que les affirmations théologiques ne visent plus à constituer le sujet individuel, mais bien un sujet politico-social, dans son rapport à l’ensemble de la collectivité. Il faut cependant préciser encore les termes, dans la mesure où ce qui se fait jour ici est plus une censure qu’un véritable aveu, même si celle-ci vise à produire l’aveu lui-même de la part de ceux qui se trouveraient dans l’erreur. Pour cette raison, même s’il serait très exagéré de parler là d’une sorte de « dictature mentale », la dénonciation devient un élément central à laquelle Étienne Tempier invite les « auditeurs », sous peine d’être eux-mêmes coupables d’hérésie s’ils ne le font pas. Ainsi, la véridiction à laquelle invite Tempier lorsqu’il demande de révéler les erreurs sort du cadre éthique pour tenter d’instituer une discipline, non des corps ou des désirs, mais de la pensée rationnelle, visant essentiellement les philosophes d’inspiration averroïste, afin de baliser le champ du « pensable ». Loin de la confession, l’enjeu de cet aveu n’est plus une direction de la conscience en vue d’une conversion, mais bien une cartographie des doctrines interdites en vue de leur condamnation. L’obéissance du sujet à l’ordre établi demeure néanmoins d’actualité dépassant la masse des fidèles dans leur rapport à la foi et à leur directeur de conscience pour s’étendre à l’ensemble des laïcs, principales cibles de ces condamnations[21].

Les nombreux actes de censure manifestent ainsi un troisième dispositif de production de vérité, cette fois plus doctrinal que sacramental, mettant en rapport des doctrines philosophiques et théologiques en insistant sur les risques d’antagonisme. En d’autres termes, la vérité du sujet individuel devient une mise en danger de la collectivité parce que sa production entre dans le champ politique, non comme une position strictement subjective, mais comme la manifestation d’un universel. Cet élément est important, parce qu’il marque l’étroite liaison entre la question individuelle de la foi et la dimension collective de la religion, car la vérité philosophique énoncée par un individu dépasse le cadre de la subjectivité pour ouvrir sur une vérité à validité universelle, un « savoir ».

Cette dénonciation doctrinale est ainsi l’élément déclencheur lors du procès de Giordano Bruno à la Renaissance, car l’ensemble de la procédure naît du témoignage originel du frère capucin Celestino de Vérone en 1593, repris en 1598[22]. Il est intéressant de noter dans ce cas que l’aveu dénoncé permet de voir clairement l’articulation de deux dispositifs d’énonciation du « dire-vrai » : dans la prison de Venise, à Celestino, emprisonné avec lui, Bruno aurait par exemple « avoué » penser que l’enfer et le paradis n’existent pas. Il s’agit dans ce cas d’un discours adressé à un clerc, mais pas d’une confession qui aurait dû être protégée par le secret ainsi que le recommandait le Canon 21 du concile de Latran IV. Bruno et Celestino ne sont pas dans un rapport « fidèle-confesseur », ce qui permet de comprendre que le dispositif du « dire-vrai » fait à un tiers constitue le moyen terme entre la véritable confession, opérant dans la sphère du privé, et l’aveu judiciaire, qui le fait passer dans l’ordre politico-social. C’est pour cette raison que la nécessité de la confession instituée par le concile a pu être considérée comme une stratégie de contrôle des populations et des hérésies naissantes, car la frontière entre la confession privée et l’aveu public est extrêmement ténue. À partir du moment où la confession sort du cadre purement privé du rapport de soi avec soi et avec Dieu, elle se structure selon une économie de l’aveu, passant du subjectif à l’intersubjectif. Énoncer ce que l’on est, se subjectiver, ne peut donc plus être un acte intime ; toute subjectivation se révèle être essentiellement une intersubjectivation.

Remarquons enfin que la censure se manifestant dans le champ politique, elle entre elle aussi dans les rapports complexes de la production de la vérité dans l’extériorité : en « dénonçant » l’erreur, elle l’« énonce » dans le même temps, la fait exister, ainsi que le remarque Alain de Libera :

La censure est un opérateur historique, c’est elle qui transforme un énoncé en thèse, elle qui fait passer le discours dans le réel, elle qui porte l’audace des mots dans celle des choses. En somme, c’est la condamnation qui donne vie à l’écriture. Un historien doit décrire un système, non une collection de faits, fussent-ils eux-mêmes des faits de désordre. Ce « système » existe, c’est celui que dénonce et énonce Tempier ; il existe à partir du moment où le censeur désarticule et réarticule un texte en un réseau de propositions interdites, comme hérétiques. On a tort de présenter la technique du prélèvement, qui, au Moyen Âge, organise la pratique de la censure, comme une déformation aveugle et, partant, injuste de la « pensée » censurée. Un texte « poursuit » la pensée qui l’anime, le censeur a sur lui la supériorité de le « délivrer » du réseau qu’il nourrit en secret. Le texte suspect montre et cache sa vérité, le prononcé de l’erreur — la sentence — met au jour sa logique latente en la nouant à d’autres faillites[23].

La production du vrai manifeste ainsi sa complexité dans la mesure où elle fait coexister différents régimes de vérité ainsi que différentes modalités du « dire-vrai ». Bien que nous ne puissions dans le cadre de cette étude nous intéresser à la question de la production du vrai par la censure, il faut néanmoins constater qu’elle peut aussi être véhiculée par la production du « faux », car l’énoncé de l’erreur est avant tout un énoncé, dont la validé universelle pose dans le même temps le vrai et le faux.

Notre parcours des différents dispositifs du « dire-vrai » qui se mettent en place au cours du Moyen Âge et qui restent opérants à la Renaissance a cherché à mettre en évidence une évolution du dispositif originel de la confession (privée), se muant progressivement en dispositif de l’aveu (public). Nous avons choisi de mettre en lumière trois dispositifs du « dire-vrai » qui apparaissent historiquement de manière successive, tout en remarquant que l’apparition d’un nouveau dispositif n’entraîne pas pour autant la disparition de l’ancien. Ainsi, à la Renaissance, la confession de soi à soi et de soi à Dieu, la confession de soi au prêtre et le dispositif de production d’un « dire-vrai » conçu comme savoir universel coexistent, parfois de manière antagoniste. Il s’agissait de montrer, à partir des analyses de Foucault, que les régimes de vérité sont avant tout des énoncés discursifs qui s’empilent à mesure qu’ils apparaissent, complexifiant plus encore à chaque époque la question de la production du vrai. Néanmoins, une évolution se dessine dans cette histoire, qui va de la confession proprement dite à l’aveu, et dont le moyen terme est à chercher dans la notion de pénitence. La confession du soi qui était celle d’Abélard à muté en une confession posée sur le mode de l’aveu à partir de Latran IV, pour enfin ouvrir sur une dimension judiciaire où l’aveu devient dominant ainsi que cela est manifeste dans les querelles doctrinales du xiiie siècle. Les procès de la Renaissance, de Galilée ou de Bruno, marquent ainsi l’achèvement d’une logique du « dire-vrai » que l’époque précédente a largement contribué à constituer. Les différents modes de la production de la vérité marquent ainsi l’évolution d’une conception de la subjectivité dans son énonciation : la vérité du sujet cesse progressivement d’être une simple affaire personnelle pour devenir une manière de se poser dans l’existence collective. Le chemin parcouru dans la production de la vérité, de la confession à l’aveu, manifeste ainsi une évolution du discours sur soi et de la subjectivation, allant de l’intimité d’un sujet isolé face à son Créateur à un sujet qui doit se penser dans ses rapports avec les autres sujets. Cette évolution est parallèle à celle de la pensée politique : celle-ci était encore considérée par Thomas d’Aquin comme une science morale, fondée sur l’immanence du sujet et son intériorité. Elle devient à la Renaissance une science physique, devant penser les relations intersubjectives, manifestant ainsi que le sujet n’est pas isolé, mais inséré dans un ensemble de rapports collectifs dont il ne peut plus faire abstraction. La production de vérité déborde le cadre de l’individu, ouvrant sur celui de la population.