Article body

Confronter la théorie de la justice rawlsienne à la question du handicap implique de se situer dans le prolongement des mises à l’épreuve successives — issues notamment de la critique féministe et des théories critiques de la race — dont Rawls a fait l’objet ces dernières années. On doit beaucoup, à cet égard, à la saillante contribution de Martha C. Nussbaum, qui, dans son ouvrage Frontiers of Justice, a reproché à la théorie de la justice comme équité de buter sur le handicap comme sur un « problème irrésolu[2] ». Le cadre théorique rawlsien ne parviendrait pas à inclure les personnes handicapées à la communauté politique, et ce, pour deux raisons, que Nussbaum identifie au double héritage contractualiste et kantien qui est celui de Rawls. En suspendant la coopération sociale à la perspective de l’avantage mutuel, Rawls échoue à penser l’application de la justice politique aux individus qui ne sont pas pleinement productifs ; et parce qu’il appréhende la personne sur la base de postulats rationalistes, il ne peut qu’exclure de la communauté des citoyens les individus atteints de troubles cognitifs ou dont les facultés intellectuelles sont altérées. C’est la vertu de compassion, non celle de justice, qui nous permettrait de déterminer les obligations de certains à l’égard des personnes qui ne sont pas en mesure de participer à la coopération sociale. Le propos qui va suivre vise à évaluer si la critique de Nussbaum est fondée : qu’est-ce qui, au juste, fait difficulté dans le cadre théorique rawlsien au regard du problème qui nous occupe ? La critique adressée par Nussbaum s’inscrit dans un vaste chantier de contributions à la question de savoir si une théorie de la justice comme équité peut être étendue aux personnes handicapées, et dans une certaine mesure, notre propos participe à un tel débat[3].

Mais cette mise à l’épreuve cherche également à s’articuler autour des questionnements qui sont à l’oeuvre sur des terrains moins académiques : en 2006, l’année où paraît l’ouvrage de Nussbaum, la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH) voit le jour. Premier élément remarquable, ce texte situe explicitement le handicap dans la continuité historique des mouvements d’émancipation, notamment ceux des femmes et des minorités ethniques, et assume la perspective d’une lutte anti-discriminatoire fondée sur l’inclusion participante et les droits. À la lumière de cette déclaration, on mesure tout ce qui sépare Rawls et Nussbaum : dans le discours de cette dernière, le handicap se présente comme un problème homogène précisément parce qu’il est devenu l’objet d’une lutte socio-politique[4]. Rawls, en revanche, ne distingue pas entre l’infirmité, considérée comme l’altération d’une norme biologique, et le handicap, appréhendé comme une construction sociale[5] ; le handicap lui apparaît comme une contingence malheureuse susceptible d’affecter tout individu au cours de sa vie[6]. Mais un autre point doit être souligné — et là est pour ce qui nous concerne l’aspect décisif : la Convention semble vouloir dissoudre l’identité du sujet de droit et du sujet rationnel, en affirmant l’identité du sujet de droit et de la personne, et en refusant de lier la reconnaissance de l’individu comme détenteur de la capacité juridique, c’est-à-dire comme sujet de droit, à une présomption de capacité mentale qui est susceptible d’être défaite lorsque les facultés nécessaires à sa mise en oeuvre viennent à faire défaut[7]. La Convention s’est ainsi distinguée en réclamant l’abolition des dispositifs de décision substitutifs tels que la tutelle[8] et nous conduit aujourd’hui à nous interroger sur la figure du sujet de droit construite par une théorie de la justice telle que celle de Rawls.

Mon objectif est ici d’abord de dissiper une certaine ambiguïté introduite par Nussbaum lorsqu’elle s’attache à poser son diagnostic. D’une part, la représentation anthropologique des « circonstances de justice[9] », qui régit l’hypothèse d’une similarité approximative des capacités physiques et mentales individuelles, amène Rawls à construire la question fondamentale de la justice de telle sorte que sont effectivement marginalisés les cas d’individus dont les capacités ne seraient pas situées dans un éventail normal d’aptitudes. Cette norme de normalité heurte la visée inclusive d’une théorie de la justice, et ici, nous rejoignons Martha Nussbaum, en prenant le contre-pied de la défense par Catherine Audard de la position rawlsienne comme d’une conception « constructiviste[10] » (1). Mais d’autre part, les capacités dont il est question, décrites comme des capacités de coopération, n’impliquent pas nécessairement la symétrie de pouvoir d’agir et la finalité productive qu’y voit Nussbaum. Certes, c’est bien la motivation de l’avantage mutuel qui détermine les parties prenantes à la position originelle à se demander quelle est la meilleure conception de la justice, étant donné que chacun souhaite retirer un bénéfice de la coopération ; mais l’avantage mutuel ne doit pas être interprété tout du long dans l’optique d’un raisonnement strictement instrumental et égoïste porté par des agents de capacités égales. Si elle est certes ultérieure à la construction de la position originelle, l’introduction d’un principe de différence implique en effet de réinterpréter rétrospectivement l’avantage mutuel comme devant inclure par la suite une asymétrie de positions et de pouvoirs (2). Nussbaum soulève toutefois une question importante lorsqu’elle se demande qui sont les sujets de droit : sont-ce ceux qui sont capables de participer à la procédure de détermination des principes ? Ou bien ceux auxquels s’applique l’arbitrage de la justice ? Elle met ainsi le doigt sur une ambivalence affectant l’idée du sujet de droit chez Rawls (3). Il conviendra finalement de nous interroger, à la lumière de la polémique importante enclenchée par la Convention au sujet du dispositif de la tutelle, sur l’identité forte de la personne et de l’agent rationnel que Rawls mobilise dans sa théorie de la justice (4).

Les frontières de la coopération : la construction de la capacité « normale »

Dans Frontiers of Justice, Martha Nussbaum dénonce le cadre contractualiste qui sert de base à la théorie de la justice rawlsienne : celui-ci rendrait impossible l’inclusion théorique des personnes handicapées à la « société de coopération » dont il s’agit de penser l’organisation à travers certains principes de justice : sont en cause, en amont, les prémisses anthropologiques du contrat social (le postulat d’une relative égalité des forces et des aptitudes, et donc d’une certaine symétrie entre individus considérés du point de vue de leur pouvoir d’agir) ; et en aval, l’objectif de l’avantage mutuel auquel le contrat social est subordonné. Ces deux hypothèses initiales ont le défaut, pour Nussbaum, de prédéterminer la nature de la société politique, en l’identifiant à une société de coopération dont sont nécessairement exclus ceux qui ne sont pas capables de coopérer. L’erreur d’un tel cadre théorique consiste à vouloir tenir jusqu’au bout une certaine symétrie entre la capacité à coopérer socialement et celle à recevoir les bénéfices de la coopération sociale, qui ne peut qu’être préjudiciable aux individus qui sont dans l’incapacité de coopérer ou qui ne coopèrent pas au même titre que les autres. Ce diagnostic est-il correct ? Revenons sur le détail du raisonnement de Rawls.

L’idée la plus fondamentale de la théorie de la justice comme équité est celle de « la société considérée comme un système équitable de coopération à travers le temps[11] », que Rawls dit emprunter à une certaine « culture politique publique[12] ». La coopération est définie au moyen de trois critères[13]. Tout d’abord, elle n’est pas une activité qui serait coordonnée par « les ordres d’une autorité centrale absolue[14] », mais un processus d’acceptation de règles et de procédures par ceux qui les considèrent appropriées pour régir leur conduite. Ensuite, elle implique l’idée de termes équitables, c’est-à-dire de « réciprocité ou de mutualité[15] » entre participants : est équitable ce qui est susceptible d’être accepté comme tel par les deux partenaires d’un contrat (c’est la condition de réciprocité ou de mutualité sine qua non du contrat), ce qui implique une clause avantageuse de réciprocité. Enfin, l’idée de coopération contient « celle de l’avantage rationnel[16] » ou du bien de chaque participant : ceux qui s’engagent cherchent à obtenir les moyens de réaliser leur projet de vie. La « question fondamentale[17] » de la justice est donc construite de telle sorte qu’elle conduise à nous demander quels sont les termes équitables de la coopération entre des citoyens « considérés comme libres et égaux, comme raisonnables et rationnels, et (nous ajoutons) comme des membres normaux et pleinement coopérants de la société pendant toute leur vie[18] ».

Cette identification de l’agent coopérant à un « membre normal » est effectuée par Rawls dès la Théorie de la justice. Ainsi, lorsque Rawls, au moment de l’exposition du principe de différence, écarte le cas des « handicapés mentaux ou autres[19] » de la considération des individus susceptibles d’être concernés par la question de la distribution équitable des biens premiers, il trace cette fameuse « ligne » (entre ceux qui sont capables et ceux qui sont incapables de coopérer), à partir de laquelle semble s’ériger la « frontière » de la justice. « Je fais l’hypothèse », écrit-il, « que chacun a des besoins physiques et des capacités psychiques qui ne sortent pas de la normale afin d’éliminer les problèmes posés par les traitements pour les handicapés mentaux ou autres[20] ». Et la justification qu’il propose est explicite : « en introduisant trop tôt des problèmes de ce genre, nous risquons de sortir de la théorie de la justice, et la considération de ces cas difficiles peut détourner notre perception morale en nous faisant penser à des personnes très éloignées de nous dont le sort éveille la pitié et l’inquiétude (anxiety)[21] ». Cette suspension n’est pas incidente mais est justifiée comme faisant partie de sa procédure de construction. Cette dernière s’applique, précise-t-il en effet, à la société en tant qu’elle forme un « système équitable de coopération » :

Étant donné que notre point de départ est la société comme système équitable de coopération, nous supposons que les personnes ont toutes les capacités nécessaires à la coopération. Notre but est d’atteindre une vision claire et nette de ce qui, pour nous, est la question fondamentale de la justice politique, à savoir quelle est la conception de la justice qui peut le mieux définir les termes de la coopération sociale entre les citoyens, considérés comme des personnes libres et égales et comme des membres de la société, coopérant pleinement pendant toute leur vie. En posant cette question fondamentale, nous ne nions pas, bien entendu, que les maladies et les accidents puissent frapper certains ; de telles malchances sont probables dans le cours normal de l’existence et il faut tenir compte de ces contingences. Mais, étant donné notre but, je laisse de côté pour le moment la question de ces incapacités temporaires ou même permanentes, de maladies mentales si graves que les gens cessent d’être des membres coopérant au sens normal dans la société. Ainsi, partant d’une idée de la personne implicite dans la culture politique publique, nous l’idéalisons et la simplifions de différentes façons afin de nous concentrer sur la question principale[22].

C’est ce point de départ qui conduit Rawls à écarter de la « question fondamentale de la justice politique », dans Libéralisme politique, la considération des « maladies et des accidents » susceptibles d’affecter certains citoyens, les rendant incapables de coopérer, de façon temporaire ou permanente et qu’il semble identifier aux « maladies mentales si graves » qu’elles mettent les gens dans l’incapacité absolue de coopérer « au sens normal ».

Pour Nussbaum, le tracé d’une telle frontière dérive d’une certaine représentation de la condition humaine, qu’on trouve aussi bien dans les théories du contrat social que chez un auteur comme Hume, pour qui la sortie de l’état de nature résulte du choix rationnel des individus de contracter « en vue de leur avantage mutuel[23] » : dans un contexte de rareté relative des ressources, et étant donné une même vulnérabilité des individus à l’agression, il sera plus avantageux pour chacun de coopérer que de chercher à survivre seul — c’est là ce que Hume appelle les « circonstances de la justice[24] ». Les hommes étant naturellement « libres, égaux, et indépendants[25] », on suppose que tous sont susceptibles de tirer avantage à peu près au même degré d’une coopération symétrique. Dès l’articulation entre la sortie de l’état de nature et le moment originaire du contrat, la coopération sociale est donc envisagée comme procédant d’une symétrie de rapports entre individus dotés de pouvoirs physiques et intellectuels similaires. Cela a deux conséquences. D’une part, le moment originaire du contrat ne peut réunir que ceux qui peuvent assumer leur part de la coopération sociale. D’autre part, l’organisation subséquente de la vie sociale s’effectue selon des principes de justice choisis par un certain groupe d’individus productifs pour s’appliquer à un autre ensemble d’individus (tous ceux qui, de fait, sont membres de la société) :

La question de savoir qui est initialement inclus et ce que chaque partie essaie d’obtenir en coopérant est toujours façonnée par les caractéristiques structurelles que sont l’égalité approximative et l’objectif de l’avantage mutuel. Nous ne pouvons pas étendre l’idée centrale d’inviolabilité et l’idée connexe de réciprocité aux personnes souffrant de graves handicaps physiques et mentaux sans remettre en question ces caractéristiques et donc, en fait, rompre les liens avec la tradition classique du contrat social[26].

Catherine Audard a reproché à Nussbaum une lecture trop naturaliste de la théorie de la justice. Loin de décrire empiriquement des capacités réelles de coopération (et des facultés mentales « naturelles »), Rawls raisonne, selon elle, « comme si » les individus étaient capables de coopérer ; sa méthode est strictement contrefactuelle. Les capacités à coopérer ne sauraient renvoyer aux aptitudes d’individus en chair et en os mais elles tracent les contours d’une conception constructiviste de la personne, c’est-à-dire à la fois « antinaturaliste, anti-essentialiste, et diachronique[27] » de celle-ci :

La méthode du contrat social est une méthode du comme si, une fiction ou une utopie méthodologique, certes, mais qui a pour objectif de construire une autre manière proprement morale de traiter les personnes. Elle ne décrit pas des capacités naturelles et quantifiables qui mesureraient l’aptitude à la citoyenneté, à la participation “normale” à la vie sociale et excluraient ceux qui ne la possèdent pas, mais elle impose de traiter la personne comme si elle était pleinement capable. Elle énonce une exigence normative, pas une constatation de fait[28].

Or cette lecture se heurte à deux difficultés. Tout d’abord, s’il est certain que Rawls, en formulant les intuitions morales des contractualistes à un niveau supérieur d’abstraction, a cherché à se déprendre des ambiguïtés propres à la fiction de l’état de nature, il n’est pas évident que la mise à l’écart des cas « anormaux » puisse elle aussi être comprise en un sens non naturaliste. Dans la théorie traditionnelle du contrat social, l’état de nature peut être interprété tantôt comme un moyen de décrire la condition humaine, tantôt comme un dispositif prescriptif destiné à prendre le contre-pied des représentations sociales hiérarchiques justifiant la domination par des inégalités naturelles. Il est entendu que Rawls tranche quant à lui l’ambivalence en l’interprétant, sous la forme de la position originelle, comme une figure de pensée « purement hypothétique[29] », le résultat d’une procédure de construction[30], c’est-à-dire un « procédé de représentation[31] » qui « modélise » des conditions initiales idéales. Le voile d’ignorance sous lequel sont placées les parties contractantes implique en effet que le choix originel des principes de justice s’effectue dans l’ignorance des « avantages de négociation[32] », et donc de toute information individualisante : les personnes contractantes ne savent rien de leur condition (ignorance du sexe, de l’âge, de l’état physique et intellectuel, de la position sociale, etc.). Elles ne sauraient être décrites comme étant « approximativement » égales, comme le fait Martha Nussbaum, mais sont, en toute rigueur, des personnes libres et égales. Au sein d’un tel dispositif contrefactuel, il n’est donc pas pertinent de nous demander quels individus ou catégories d’individus sont exclus car la position originelle ne prétend pas décrire des individus empiriques : elle définit des individus « d’une manière théorique[33] ».

Mais Catherine Audard semble oblitérer ce qui distingue le geste contrefactuel propre au dispositif de la position originelle et le geste inaugural au moyen duquel Rawls trace la frontière entre individus « capables » et « incapables » de coopérer. Si le dispositif contrefactuel de la position originelle consiste à faire abstraction des contingences variables susceptibles d’affecter le statut social des personnes au profit d’un point de vue théorique sur celles-ci, Rawls a mis en amont entre parenthèses les agents dont les capacités ne sont pas dans la norme : l’abstraction à laquelle il procède porte donc sur les plus et les moins au sein d’un éventail normal donné. Cette position n’évoluera pas dans La justice comme équité : revenant sur les informations dont les partenaires de la position originelle n’ont pas connaissance, Rawls précise que ceux-ci ne sont pas autorisés à connaître, outre les positions sociales des personnes qu’ils représentent, leur « race », leur « groupe ethnique », leur « sexe », ni enfin les « dons innés variés comme la force et l’intelligence […] lorsque ces derniers restent dans des bornes normales[34] ». Coopèrent ceux qui en sont capables : cette base « naturelle » de l’égalité n’est jamais remise en question par Rawls.

Toute la question est de savoir comment il convient de comprendre une telle norme de capacité, et c’est ici qu’intervient la seconde difficulté à laquelle se heurte l’interprétation de Catherine Audard. Celle-ci insiste en effet sur le fait que la « norme » en question ne doit pas être comprise en un sens « descriptif » mais en un sens « prescriptif[35] » : par « capacités normales », Rawls ne désignerait pas une norme empirique de fait, un « ensemble de propriétés objectives[36] », mais une exigence de la raison pratique. Cette interprétation peut surprendre, car lorsque Rawls établit les conditions présidant à l’accord sur les principes de justice, il insiste sur le fait qu’il nous faut présupposer des personnes dotées de deux facultés : le sens de la justice, qui est la « capacité de comprendre la conception publique de la justice […], de l’appliquer et d’agir à partir d’elle » d’une part, et d’autre part la « capacité à avoir une conception […] de notre bien ou de notre avantage rationnels, à la réviser et à la poursuivre rationnellement[37] ». Et il souligne que ces facultés doivent être possédées »au degré minimal permettant la coopération sociale[38] » : « nous tenons la possession de ce degré de facultés pour la base de l’égalité entre les citoyens conçus comme des personnes[39] ». Cette considération indique qu’il s’agit bien de déterminations quantifiables. La modalité empirique, naturelle, et en dernière instance biologique de ces facultés est ainsi constamment soulignée. Dans la Théorie de la justice, le sens de la justice était désigné comme une « capacité mentale[40] », ce que confirme Rawls lorsqu’il déclare : « Posons que chaque personne au-delà d’un certain âge, et possédant les capacités intellectuelles nécessaires, développe un sens de la justice dans des circonstances sociales normales[41] ». Profondément vulnérables, puisqu’elles peuvent être altérées au cours de la vie d’un individu par la maladie ou l’accident, ces capacités semblent bien, au contraire de ce que suggère Catherine Audard, être celles d’individus de chair et d’os. Pour autant, cela légitime-t-il l’interprétation proposée par Martha Nussbaum, qui tend à comprendre la « coopération » rawlsienne sur un modèle productiviste ?

Norme de normalité et horizon productiviste : la coopération et l’avantage mutuel

Il nous faut revenir sur la clause avantageuse de la coopération et son interprétation par Nussbaum. Parce que la situation initiale est subordonnée à l’objectif de « l’avantage mutuel », et qu’elle est pensée à partir du modèle d’une négociation contractuelle entre parties visant chacune la poursuite de son « bien propre[42] », elle exclurait le cas des individus à qui font défaut des « capacités productives ‘normales’[43] », et qui « ne sont [donc] qu’un frein, en termes d’efficacité, sur l’ensemble du système[44] ». La théorie de la justice serait prisonnière d’une logique du retour sur investissement, consistant à calculer le rapport entre les coûts que représentent les soins qu’on accorde à des personnes non ou peu productives et les gains qu’elles permettent. Nussbaum convient pourtant que ces soins font l’objet d’un examen aux étapes ultérieures de la théorie de la justice, mais c’est là selon elle le signe d’une tension chez Rawls entre la priorité de la justice et du respect des personnes, d’une part, et d’autre part la perspective de l’efficacité économique, selon le modèle d’une rationalité égoïste et instrumentale. Les contraintes apportées par le voile d’ignorance n’impliquent en effet pas d’abandonner le point de vue égoïste, elles permettent seulement aux parties prenantes de comprendre la nécessité que certaines exigences morales puissent venir limiter leurs finalités propres et leur poursuite individuelle du bonheur. Qu’est-ce qui, dans ce cas, différencie la version rawlsienne du contrat[45] de celle d’un David Gauthier[46] ? L’horizon de « l’avantage mutuel » révèle-t-il le vrai visage de la doctrine contractualiste[47] ?

Au centre de la critique par Nussbaum de la clause de l’avantage mutuel, il y a deux arguments : d’une part, la condition de mutualité impliquerait un échange d’équivalents, d’autre part, la finalité de « l’avantage », c’est-à-dire la poursuite d’un intérêt « égoïste », ne peut que mettre en péril la perspective de la justice. Il convient de souligner ici que lorsque Rawls pose, au départ de la Théorie de la justice, l’horizon de l’avantage mutuel, c’est pour faire pièces à la conception utilitariste de la société. Celle-ci subordonne en effet les finalités individuelles au principe d’une maximisation des avantages pour le tout : « la question est de savoir si le fait d’imposer des désavantages à un petit nombre peut être compensé par une plus grande somme d’avantages dont jouiraient les autres[48] ». Dans le cadre d’une conception utilitariste de la société, certaines personnes devraient pouvoir consentir à ce que leurs propres perspectives de vie soient diminuées, « au nom de la plus grande quantité d’avantages dont jouiraient certains[49] », les inégalités étant alors justifiées par un calcul d’utilité. Lorsque la théorie de la justice rawlsienne défend à l’inverse que la coopération repose sur l’avantage mutuel, c’est pour spécifier le sens qu’elle prête au maintien des inégalités socio-économiques, c’est-à-dire, au sens large, des inégalités relatives à des positions sociales : ces inégalités ne sont légitimes que si elles sont organisées dans « l’intérêt de chacun[50] ». Dans la mesure où la mutualité implique le respect des attentes propres à chaque citoyen, qu’elle exclut donc la seule considération d’une somme globale, elle permet de refuser la « fongibilité[51] » des personnes et oriente de façon non utilitariste notre interprétation des principes régissant la distribution des biens premiers. La mutualité de l’avantage, parfois identifiée à sa réciprocité[52], n’implique aucune symétrie stricte dans l’échange des coûts et des bénéfices impliqués par la coopération sociale : distinct d’un principe d’égalité arithmétique, l’avantage mutuel est articulé au principe de différence, en vertu duquel les plus avantagés ne sauraient bénéficier de perspectives plus favorables qu’en tant que celles-ci sont aussi à l’avantage des moins favorisés. Les inégalités socio-économiques ne sont autorisées qu’à la double condition que l’égalité des chances soit garantie (les inégalités sont ainsi attachées à des fonctions sociales qui doivent être ouvertes à tous) et que le principe de différence soit respecté : l’avantage mutuel implique donc nécessairement une asymétrie distributive.

Nussbaum suggère à de nombreuses reprises que la condition de mutualité de l’avantage provoque l’exclusion des individus dont les capacités ne leur permettent pas d’être productifs au même degré. Or c’est semble-t-il tout le contraire qui est visé au travers du principe de différence, puisque celui-ci est explicitement conçu comme un mécanisme d’atténuation des inégalités produites par la « loterie naturelle elle-même[53] ». S’il n’est pas exactement un principe de « réparation » eu égard aux inégalités naturelles, il en réalise toutefois certains buts. Ainsi, bien que l’on ne puisse considérer comme relevant du juste ou de l’injuste la répartition naturelle des individus en des positions sociales particulières, il faut pouvoir nous demander si est « juste ou injuste » la « façon dont les institutions traitent ces faits[54] ». Par exemple, « les sociétés aristocratiques ou de caste sont injustes parce qu’elles font de ces contingences le moyen de répartir les hommes entre des classes sociales plus ou moins fermées et privilégiées. La structure de base de ces sociétés fait sien l’arbitraire qui se trouve dans la nature. » À l’inverse, une société démocratique suppose qu’« aucune nécessité ne contraint les hommes à se résigner à ces contingences […] Dans la théorie de la justice comme équité, les hommes sont d’accord pour ne se servir des accidents de la nature et du contexte social que dans la perspective de l’avantage commun[55] ». Dans cette optique, la catégorie des individus représentatifs les plus défavorisés, catégorie construite par Rawls comme étant la plus « fondamentale[56] », c’est-à-dire à partir de laquelle est évaluée la justice de la structure de base, s’avère en mesure d’intégrer les personnes dont les altérations physiques et/ou intellectuelles les empêcheraient d’atteindre les positions sociales les plus avantageuses, mais aussi de bénéficier à égalité avec d’autres de ce bien premier qu’est le respect de soi. Pour en rendre compte, il faut nous arrêter un temps sur la façon dont Rawls thématise les biens sociaux premiers, ou primaires, dont la distribution devra se faire sous l’égide des deux principes de justice déterminés au travers de la position originelle.

L’objectif d’une théorie de la justice comme équité est de déterminer les principes qui, s’ils étaient suivis, permettraient que la société se rapproche de l’idéal régulateur d’un « système de coopération dans lequel les hommes s’engagent […] volontairement[57] ». Il faut se représenter un « système social juste[58] » comme « l’espace à l’intérieur duquel les individus doivent développer leurs objectifs », et qui correspond au « cadre constitué de droits et de possibilités ainsi que de moyens de satisfaction, à l’intérieur duquel et grâce auquel ces fins peuvent être équitablement poursuivies[59] ». Ces droits et possibilités, ces moyens de satisfaction, forment les biens sociaux premiers. Ici, Rawls peut accorder sans peine à Amartya Sen[60] que ces biens ne désignent pas exclusivement des « sources de satisfaction des préférences et des désirs individuels[61] », comme tend à les concevoir l’utilitarisme : il s’agit des moyens, des ressources au sens large, qui permettent « d’accomplir certaines choses, par exemple de nous vêtir et de nous nourrir, de nous déplacer sans aide d’un endroit à un autre, d’occuper une fonction ou de réaliser une tâche, de prendre part à la vie politique et publique de notre communauté[62] ». Ils recoupent donc les « conditions sociales » ainsi que les « instruments polyvalents variés[63] » dont les citoyens ont besoin pour exercer leurs facultés morales, c’est-à-dire pour développer leur sens de la justice comme la conception de leur bien qui leur est propre.

Sous cet angle, l’opposition entre les biens premiers et les capabilités perd de son tranchant. La catégorie rawlsienne des biens premiers s’avère en effet assez flexible pour s’ajuster aux différences de besoins individuels : il n’y a aucune raison pour qu’elle exclue les besoins spécifiques qui seraient ceux de la femme enceinte ni ceux de la personne invalide. Rawls met effectivement de côté, « pour commencer », « les cas les plus extrêmes des personnes affligées de handicaps si graves qu’elles ne pourront jamais être des membres normaux et actifs de la coopération sociale[64] » ; mais si, comme nous cherchons à le montrer, la norme de « capacité » est à distinguer d’une norme de « productivité », et qu’elle renvoie à la capacité d’exercer minimalement les deux facultés morales que sont la capacité à avoir une conception de son bien propre et le sens de la justice, Rawls n’exclut certainement pas les personnes invalides[65].

Il est des cas où les individus auront des besoins qui sortent de « l’éventail normal » : en cas de maladie ou d’accident, les soins de santé par exemple sont susceptibles de varier considérablement d’un individu à l’autre. La catégorie des « biens sociaux premiers » permet-elle d’intégrer de telles variations ? Rawls considère que oui, et fournit trois arguments à cet effet. En premier lieu, les biens premiers « ne sont pas spécifiés par des considérations disponibles dans la position originelle » : qu’il s’agisse des droits et libertés de base ou d’autres ressources, il suffit que la « forme générale » et le « contenu » des droits et libertés de base « soient esquissés et que les raisons de leur priorité soient comprises[66] ». Leur spécification intervient nécessairement aux étapes ultérieures, constitutionnelle, législative et judiciaire, à mesure que « davantage d’information est rendue disponible, et que les conditions sociales particulières peuvent être prises en compte[67] ». Concernant les soins de santé, il convient par exemple de pouvoir disposer de l’information nécessaire « sur la prévalence de maladies variées et leur gravité, la fréquence et la cause des accidents[68] ». En second lieu, il convient de ne pas identifier les biens sociaux premiers au « revenu personnel et à la richesse privée[69] » : les ressources en question incluent les « biens et services personnels variés » mis à disposition par l’État et auxquels nous avons droit, soins médicaux ou autres biens publics, y compris les mesures garantissant la santé publique, comme celles qui par exemple assurent « de l’air propre et de l’eau non polluée, et les autres biens du même ordre[70] ». Enfin, lorsque nous insistons sur la possibilité de déterminer un indice des biens premiers, c’est-à-dire une base objective permettant d’effectuer des comparaisons interpersonnelles, nous le faisons en ayant conscience du fait qu’il s’agit d’un indice des « attentes ». Celles-ci sont fonction des « positions sociales pertinentes », c’est-à-dire qu’elles varient selon la situation socio-économique, au sens large, qui est celle des individus, et le fait qu’il s’agisse d’attentes permet de « tenir compte des différences de besoins consécutives à la maladie et à l’accident au cours d’une vie complète[71] ».

Ainsi, le principe de différence doit permettre de pondérer le principe de l’égalité des chances en prenant acte des inégalités qui résultent de la contingence et des aléas attachés à la condition humaine. Mais il tend en outre à modifier les finalités sociales elles-mêmes « de telle sorte que le système d’ensemble des institutions ne mette plus seulement l’accent sur l’efficacité sociale[72] ». Il transforme ainsi la façon dont nous envisageons les objectifs des institutions de la coopération, en pondérant le principe de l’efficacité sociale par celui de la fraternité[73], ce qui précise de fait le sens qu’il convient de donner à la coopération. Celle-ci est à entendre comme « union sociale » : « différents individus, ayant des capacités semblables ou complémentaires, peuvent coopérer en quelque sorte pour réaliser leur nature commune ou complémentaire. […] C’est grâce à une union sociale fondée sur les besoins et les potentialités de ses membres que chacun peut avoir sa part de la totalité des atouts naturels des autres une fois réalisés. Nous sommes alors conduits à l’idée que l’espèce humaine forme une communauté dont chaque membre bénéficie des qualités et de la personnalité de tous les autres, telles qu’elles sont rendues possibles par des institutions libres[74] ». Tel est l’enjeu d’une théorie de la justice comme équité, en cela fidèle à l’esprit du contrat social tel qu’il put être formulé par Rousseau : allier « ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées[75] », ou, en termes rawlsiens : articuler la tendance des hommes à « favoriser leur intérêt personnel » et leur « sens public de la justice », qui « rend possible et sûre leur association[76] », car c’est le « désir général de la justice [qui] limite la poursuite d’autres fins[77] ».

Plus que le cadre contractualiste en lui-même, c’est donc le motif des « circonstances de justice » qui impose à Rawls une certaine hypothèse anthropologique : les individus « sont à peu près semblables, du point de vue des capacités physiques et mentales », leur similarité approximative garantissant ainsi que « personne parmi eux ne peut dominer les autres[78] ». Rappelons que l’égalité des capacités ici postulée sert à prévenir tout argument visant à asseoir les hiérarchies sociales et politiques sur l’existence d’inégalités naturelles[79]. Une telle représentation imprègne la « culture politique publique[80] » à laquelle Rawls emprunte l’idée qui structure la question fondamentale de la justice, mais le cadre normatif auquel il aboutit ne corrèle pas la normalité à une norme de productivité. Le paradigme « coopératif » propre à la théorie de la justice comme équité ne saurait donc être envisagé à partir d’une logique du « retour sur investissement » ni de l’exercice d’une rationalité exclusivement instrumentale.

Sujet de droit et personne

Nussbaum soulève une deuxième objection, en mettant en cause la source kantienne à laquelle Rawls rattache sa conception de la personne. En identifiant personnalité et rationalité, celui-ci reconduirait le clivage kantien entre l’animalité et la rationalité, clivage qui d’une part, tendrait à disqualifier, au sein de l’être humain, les aspects relatifs à son « animalité », mais qui d’autre part nous délierait de toute obligation de justice eu égard aux animaux. Pour Nussbaum, »ce qui est vrai des animaux est nécessairement vrai de tous les êtres qui sont ‘non-rationnels’, à qui fait défaut la capacité de raisonnement moral et prudentiel caractéristique des êtres humains selon Kant[81] ». De l’exclusion des animaux hors du cadre de la justice à l’exclusion des personnes handicapées mentalement, la conséquence serait bonne. C’est pourtant le raisonnement inverse que l’on trouve au §77 de la Théorie de la justice : Rawls y annonce qu’il va à présent « étudier le fondement de l’égalité, c’est-à-dire les caractéristiques des êtres humains qui font qu’ils doivent être traités selon les principes de la justice[82] », et précise qu’il s’agira d’établir une distinction « entre l’espèce humaine et les autres êtres vivants », les principes de justice ne s’appliquant qu’aux membres de la première.

À quelle sorte d’êtres les « garanties de la justice[83] » peuvent-elles être assurées ? Rawls répond : aux sujets moraux. Il entreprend ainsi de réinvestir une thèse kantienne, mais ce, de façon ambivalente, dans la mesure où il abandonne la perspective transcendantale qui est pourtant essentielle à la conception kantienne de la personnalité morale. Ainsi que l’a montré Antoine Grandjean, la rationalité n’est en effet pas le critère de la personnalité morale selon Kant. Contrairement à Locke qui identifie la personne morale et la personne psychologique, Kant relie le « mode d’être de la personnalité morale », identifiée par la qualité qui lui revient, à savoir la liberté, à la spontanéité du sujet moral : son autonomie est irréductible à sa qualité d’être rationnel[84]. Cette spontanéité ne peut être pensée que sur la base d’une prémisse transcendantale, puisqu’elle échappe, par nature, aux déterminations empiriques susceptibles d’affecter l’individu situé dans le temps et l’espace. Or Rawls rompt, précisément, avec un tel cadre théorique.

C’est ainsi qu’il affirme des sujets moraux que ceux-ci « sont capables d’avoir (et ont effectivement) une conception de leur bien […] et, en second lieu, [qu’]ils sont capables d’acquérir (et ont effectivement acquis) un sens de la justice ». Rawls réactive ici la description des personnes telle qu’on peut la trouver dans la position originelle, au prix d’une ambiguïté naturaliste : la capacité à avoir et le fait d’avoir effectivement n’étant pas distingués, faut-il considérer que les individus auxquels font défaut ces deux facultés requises des agents pleinement engagés dans la coopération ne sont pas des sujets moraux ? Les méandres du raisonnement déployé par Rawls révèlent une tension profonde :

Nous voyons alors que la capacité à être un sujet moral suffit pour avoir droit à une justice égale. Rien au-delà de ce minimum essentiel n’est exigé. Je laisserai de côté la question de savoir si le fait d’être un sujet moral est également une condition nécessaire. Je suppose que l’immense majorité de l’espèce humaine est capable d’avoir un sens de la justice, cette question ne pose donc pas de problème pratique sérieux. L’essentiel est que le fait d’être un sujet moral suffise pour avoir des droits […] Il faudrait insister sur le fait que la condition suffisante pour avoir droit à une justice égale, c’est-à-dire la capacité à être un sujet moral, n’est pas du tout rigoureuse. Si cette capacité fait défaut à un individu, soit de naissance, soit par accident, on considère qu’il s’agit d’un défaut ou d’une privation. Il n’existe pas de race ou de groupe humain qui ne possède pas cet attribut. Seuls des individus isolés n’ont pas cette capacité ou son actualisation à un degré minimum […] Si un certain minimum est atteint, l’individu a droit à une liberté égale à celle de tous les autres[85].

Deux perspectives entrent en conflit : d’une part, c’est en vertu de sa capacité à être un sujet moral qu’un être a droit à une justice égale et est reconnu comme un sujet de droit, disposant d’une liberté égale à celle de tous les autres ; d’autre part, cette capacité étant considérée comme relevant d’un « minimum essentiel », il semblerait que certains êtres, à qui fait défaut ce minimum, ne puissent être considérés comme des sujets moraux. Rawls dit là une chose et son contraire, et semble dans le même temps vouloir éluder la difficulté : « je suppose que l’immense majorité de l’espèce humaine est capable d’avoir un sens de la justice, cette question ne pose donc pas de problème pratique sérieux ». Le problème est pourtant très sérieux : se pose la question de savoir si, du fait de la caractérisation empirique de la capacité morale — comme étant liée à un « degré minimum », et non pas à une qualité transcendantale — le cadre de la théorie de la justice comme équité exclut les individus « isolés » n’ayant pas cette capacité.

Cette difficulté est le signe d’une articulation fragile entre une conception déontologique et une conception naturaliste de la personne[86]. D’une part, Rawls insiste sur le caractère empirique de la capacité morale : celle-ci s’ancre bien dans des aptitudes naturelles de raisonnement qui sont le lot commun de l’humanité, c’est en cela un attribut universel, anthropologiquement distinct, qui fait la spécificité de l’Homo sapiens au sens biologique du terme[87]. Mais d’autre part, une telle capacité désigne une potentialité : elle n’est pas rabattue sans reste sur l’effectivité ni les résultats d’une aptitude. Puissance soumise au temps, à la finitude, et aux contingences susceptibles d’affecter la condition humaine, son développement est graduel et son altération possible. Tout être humain, en tant qu’il est potentiellement un sujet moral, est donc concerné par l’application des principes de justice : « un être possédant cette capacité, qu’elle soit développée ou non, doit recevoir la protection complète des principes de la justice[88] », car ce qui pourrait entraver le développement d’une telle potentialité est de l’ordre de ce que Rawls appelle des « circonstances fortuites » :

Le fait de considérer que la potentialité est suffisante s’accorde avec la nature hypothétique de la position originelle et avec l’idée que, dans la mesure du possible, le choix des principes ne devrait pas être influencé par des contingences arbitraires. C’est pourquoi il est raisonnable de dire que tous ceux qui pouvaient prendre part à l’accord initial, sauf s’ils en étaient empêchés par des circonstances fortuites, sont assurés d’une justice égale[89].

Ainsi, la possession en acte de la capacité morale n’est pas une « condition nécessaire » pour être reconnu comme un sujet moral ; c’est la capacité morale comme potentialité qui s’avère une condition « suffisante », mais « pas du tout rigoureuse », parce qu’elle est susceptible de n’être pas réalisée par défaut ou privation. Cela revient, sur la base d’une caractérisation anthropologique de la personne, à reconnaître une exigence de la raison pratique : tous les êtres humains doivent être considérés comme des sujets moraux, parce qu’ils sont des personnes. Ce que Rawls emprunte à Kant, c’est moins l’identification de la personne au sujet rationnel — ici nous ne suivons pas Martha Nussbaum — qu’un principe déontologique assurant un fondement à la dignité et à l’exigence de respect : il permet « d’identifier de quel point de vue les êtres humains doivent être considérés comme égaux[90] ». Rawls reprend en effet ici à son compte l’identité moderne, révolutionnaire, de l’homme et de la personne qui s’est imposée dans notre culture politique publique à l’encontre d’une disjonction qui prévalait notamment dans le droit romain[91], et qui lui permet de donner une épaisseur juridique à sa conception de la personne ; mais, comme on le verra, il tend à identifier le sujet de droit moins à la personne tout court, qu’à l’agent rationnel.

Dans Libéralisme politique, Rawls rappelle les deux sources auxquelles il a puisé : à la pensée antique, l’idée qu’est une personne « celui [ou celle] qui peut prendre part à la vie sociale ou y jouer un rôle […] C’est pourquoi nous disons que la personne est un être qui peut être un citoyen, c’est-à-dire un membre normal et pleinement coopérant pendant toute son existence » ; à la pensée démocratique moderne, la perspective selon laquelle les citoyens sont des « personnes libres et égales » en tant qu’ils sont dotés de la capacité morale[92]. La liberté de la personne ici mentionnée se comprend en deux sens, spécifiés au cours des §7.4 et 7.5 de la Justice comme équité : d’une part, en tant qu’il dispose d’une « identité publique[93] », juridico-politique, distincte de son identité psychologique comme individu donné, le sujet de droit s’avère une figure fondamentalement plastique, libre des affiliations statutaires et des assignations identitaires. Capable d’avoir une conception de son bien, de dériver celle-ci de ses croyances religieuses ou métaphysiques, il est tout aussi libre de la réviser, de ne pas être assigné à une telle conception. D’autre part, les citoyens en tant qu’ils sont des sujets de droit forment une source « auto-validante de revendications valides », c’est-à-dire qu’ils se « considèrent autorisés à émettre des revendications à l’égard de leurs institutions de manière à mettre en oeuvre leurs conceptions du bien[94] ». La liberté mise en oeuvre est une liberté normative radicale, la légitimité des revendications n’étant soumise à d’autres critères que ceux-là mêmes sur lesquels les citoyens s’accordent. Rawls réinvestit une conception du sujet de droit caractéristique de la modernité politique[95], selon laquelle les droits du citoyen se conquièrent dans une lutte en première personne. Ainsi, parce qu’il n’est pas reconnu comme une personne, l’esclave ne parvient pas à émettre ces revendications en « son propre nom[96] ». Mais le cercle vicieux de la reconnaissance, socialement et politiquement conditionné, fait du sujet de droit un statut, ce qui nous mène à la pointe de la difficulté : ce statut est-il suspendu à l’évaluation de la capacité morale, et sur la base de quelle conception du raisonnement et du jugement moral celle-ci doit-elle s’entendre ? Il nous faut nous tourner vers les « divers cas particuliers où cette capacité à être un sujet moral fait défaut[97] ».

La personne, un agent rationnel ?

Un paradigme de la justice fondé sur la condition de la capacité morale nous pose la question suivante : les individus chez lesquels celle-ci fait défaut ne sont-ils pas nécessairement, plutôt que des sujets de droits actifs, des sujets qui jouissent de droits[98], et auxquels la communauté est liée par des obligations non réciproques ? Et dans ce cas, n’y a-t-il pas, pour reprendre le terme de Nussbaum, une exclusion des personnes défaillantes hors de la communauté des justiciables ? Rawls répondrait que non, dans la mesure où il existe un dispositif juridique, celui de la tutelle, qui permet la représentation de l’individu défaillant par un autre, agissant en son nom. De même que les enfants, « les individus qui ont perdu temporairement leur capacité à cause de circonstances malheureuses, de malchance ou de tension mentale[99] » doivent être représentés par un tuteur : celui-ci est le medium qui permet de soutenir la fiction du sujet juridique, même lorsque l’individu empirique qui en est le support n’a plus les compétences pour agir en sujet. Ce cas de figure suppose de pouvoir justifier une restriction parfois importante de liberté pour certains individus. L’argument de Rawls est le suivant :

Dans la position originelle, les partenaires admettent que, en société, ils sont rationnels et capables de régler leurs propres affaires. Par conséquent, ils ne reconnaissent pas l’existence de devoirs vis-à-vis d’eux-mêmes puisque ce n’est pas nécessaire pour réaliser leur bien. Cependant, une fois choisie la conception idéale, ils voudront se protéger eux-mêmes contre le risque que leurs facultés ne soient pas développées et qu’ils ne puissent pas servir rationnellement leurs intérêts, comme c’est le cas des enfants, ou que, par malchance ou accident, ils soient incapables de prendre des décisions en faveur de leur bien, comme c’est le cas quand on est gravement blessé ou mentalement malade. […] Pour ces cas, les partenaires adoptent des principes qui stipulent les conditions où les autres sont autorisés à agir en leur nom et à ne pas respecter leurs désirs présents, si cela est nécessaire ; ce faisant, ils reconnaissent que leur capacité à agir rationnellement en vue de leur bien peut être défaillante ou même faire complètement défaut[100].

C’est donc dès la position originelle que les partenaires introduisent une clause assurantielle : s’il s’avère qu’ils sont, dans la société bien ordonnée, des enfants, ou que, par malchance ou accident, leur capacité à agir en vue de leur bien est défaillante ou absente, il faut qu’ils puissent être représentés par un tiers qui agira en leur nom et prendra les décisions en faveur de leur bien lorsque cela est nécessaire, fussent-elles des décisions contraires à leurs désirs actuels. Une telle restriction de liberté est ici justifiée par l’argument, dit paternaliste, de l’incapacité où se trouve l’individu d’« agir rationnellement en vue de [son] bien ». Or c’est ici que la critique par Nussbaum de la conception rawlsienne de la personne prend un tour intéressant : à quelle forme de rationalité Rawls fait-il référence ? Quels seraient les critères d’évaluation d’une telle rationalité, d’une telle « capacité » à être un sujet moral, et donc un sujet de droit actif en son nom propre ? Force est de le constater, Rawls défend une conception à la fois formelle et extrêmement exigeante, existentiellement, de la rationalité.

Agir rationnellement, c’est agir, dit Rawls, en vue de son bien. Qu’est-ce à dire ? Le bien d’un individu ne peut être défini que formellement, ou plutôt fonctionnellement, à partir d’un « point de vue », ou d’un critère que Rawls nomme le projet de vie rationnel[101]. Cette définition est fonctionnelle, car on désigne comme « bon » un ensemble de qualités ou de propriétés considérées comme devant rationnellement être possédées par un x pour être ce qu’il est ou fonctionner comme il le doit : ainsi, une bonne montre donne l’heure, mais on peut aussi estimer rationnel qu’elle ne soit pas trop lourde. Le « bon » ou le « bien » suppose une certaine neutralité morale. Mais d’autre part, le bien pour un agent entretient un rapport étroit à ce qu’il est rationnel de faire, dans la mesure où est un agent l’individu qui coordonne ses actions et ses activités en fonction d’un « projet de vie ». Rawls emprunte ici à Josiah Royce[102] l’idée que l’être humain est un « être dont la vie se déroule selon un plan[103] », c’est-à-dire selon un ensemble organisé, cohérent, d’objectifs et d’intentions. Si le projet de vie n’est pas un « plan détaillé d’action portant sur toute la durée de la vie[104] » mais une hiérarchie de sous-projets, il n’en est pas moins conçu par Rawls comme la forme, donnée en conscience et en délibération par l’individu à sa vie, selon une perspective programmatique, qui est celle de la réalisation de buts déterminés. Or, il s’avère que la rationalité du projet de vie, mais aussi celle de l’agent qui agit, est déterminée par Rawls selon deux voies qui sont l’une et l’autre très ambitieuses du point de vue des compétences cognitives qu’elles requièrent.

La première est celle des principes du choix rationnel, que Rawls reprend à la théorie sociale du même nom (il renvoie alors à Sen et à Arrow), et dont il identifie les trois principes suivants (du moins lorsqu’il s’agit d’évaluer la rationalité d’un choix à court terme) : un principe d’efficacité des moyens (et leur économie) — « par définition, la rationalité consiste à prendre les moyens efficaces pour réaliser son but[105] ») ; un principe d’inclusivité, en vertu duquel un agent choisira, parmi un panel d’options, celle qui réalise de façon compatible le plus de préférences ; enfin, un principe dit de forte vraisemblance, selon lequel sera privilégiée, entre options semblables, celle qui a la plus forte probabilité de réaliser les objectifs poursuivis. En outre, à cette conception fonctionnelle ou instrumentale de la rationalité, comme mise en rapport réglée des fins et des moyens, comme choix des fins selon un rapport d’optimisation et de prédiction de leur effectuation probable, Rawls ajoute une autre idée : est rationnel le projet de vie qui résulte d’une délibération rationnelle[106]. Or, derrière cette « délibération », c’est moins un calcul qui est présupposé qu’une procédure de décision reposant sur une évaluation de la force et de l’intensité de nos désirs à partir de laquelle nous pouvons hiérarchiser nos préférences et dès lors véritablement choisir. Rawls insiste sur le fait qu’il nous faut supposer une « certaine compétence chez le décideur[107] », qui consiste en une véritable connaissance de soi : celui-ci « connaît les caractères généraux de ses souhaits et de ses buts aussi bien présents que futurs », il est capable « d’évaluer l’intensité relative de ses désirs et de décider, si nécessaire, ce qu’il veut réellement », il connaît entre deux options celle qu’il préfère, et le projet une fois choisi, il est « capable d’y adhérer et de résister aux tentations et aux distractions présentes[108] » susceptibles d’interférer avec sa réalisation.

Un tel modèle de rationalité pratique est construit sur la base d’une idée régulatrice très spécifique de la personne et de son « identité pratique[109] ». Sont ainsi présupposées une certaine transparence à soi, rendue possible par la connaissance de ses désirs et donc de ses préférences ; une identité, à travers le temps, de la personne comme unité directrice de ces mêmes désirs subordonnés à une fin ; une constance, enfin, dans la réalisation imperturbable des objectifs. Rawls accorde ainsi un sens fort à l’intégrité de la personne, envisagée comme un principe normatif interne, constitutif du rapport à soi : « nous sommes responsables vis-à-vis de nous-mêmes, en tant que personne identique à travers le temps […] Considéré de cette façon, le principe de la responsabilité vis-à-vis de soi-même ressemble à un principe du juste : les demandes du moi, à différents moments, doivent être ajustées de façon à ce que ce moi, à chaque instant, assume le projet qui a été et qui est suivi[110] ».

Le dispositif de la tutelle s’avère ainsi, dans les cas où il est manifestement établi que « nous ne pouvons pas nous occuper nous-mêmes de notre propre bien », le moyen pour un représentant de prendre les bonnes décisions à la place de l’individu défaillant, et en référence aux préférences qui seraient les siennes s’il pouvait délibérer rationnellement. C’est pour nous protéger « contre notre propre irrationalité[111] » que sont déployés les principes paternalistes, à condition que « l’intégrité[112] » de la personne soit respectée, c’est-à-dire la fidélité des décisions aux « convictions[113] » et au « caractère[114] » de celle-ci : ce faisant, c’est bien cette même intégrité qui est artificiellement (re)construite, fût-ce au prix de ne pas respecter ses désirs actuels. Mais cette perspective n’est-elle pas problématique au regard d’un droit individuel à l’autodétermination qui mériterait davantage de considération, même lorsque la « capacité morale », entendue au sens exigeant où la comprend Rawls, est défaillante ?

Cette question nous semble directement appelée par l’important mouvement de remise en question du paternalisme juridique qui s’est déployé ces dernières décennies. À la faveur de la Convention de 2006, et suite aux observations du Comité des droits, huit ans plus tard, les restrictions à la capacité juridique permises par les dispositifs de protection tels que la tutelle ou la curatelle ont été sévèrement critiquées. En lieu et place de tels dispositifs impliquant des systèmes de décision substitutifs, des dispositifs d’assistance et d’accompagnement à la prise de décision ont été recommandés[115]. On le voit, l’issue favorisée par Rawls au problème que pose à la théorie de la justice comme équité les cas d’individus en situation de handicap cognitif ou intellectuel se situe à une véritable croisée des chemins. Dans son argumentation, la CIDPH insiste en effet sur la nécessité de remédier aux « obstacles à leur participation à la société en tant que membres égaux[116] » auxquels les personnes handicapées continuent d’être confrontées. C’est la question de l’exclusion de la vie sociale et de la prise de décision qui est ici posée : alors que Rawls voit dans la tutelle un dispositif qui permet une participation par représentation aux individus cognitivement et intellectuellement défaillants, la Convention met précisément en question la possibilité de substituer à la volonté d’un individu une volonté tierce.

Dès lors, à quelles conditions l’exigence de protection d’un individu justifie-t-elle la mise en place de ces mesures qui, pour certaines, supposent sa représentation par un tiers et peuvent impliquer une contrainte ? Le principe d’autonomie fonctionne-t-il comme un idéal destiné à préserver la liberté juridique et contractuelle des personnes, même lorsque leurs facultés de délibération et de décision sont altérées ; ou bien comme un critère nécessaire, susceptible d’être évalué, pour exercer la capacité juridique ? Dans ce cas, sur la base de quels critères est-on jugé capable de prendre les décisions qui nous sont favorables ? Comme on le voit, le modèle de rationalité présupposé par Rawls est doublement exigeant : cognitivement, et du point de vue de la connaissance intime de soi qu’il présuppose ; normativement, car c’est en vertu du principe d’intégrité de la personne qu’est déterminée la cohérence d’un projet de vie. D’autres reconstructions de l’identité pratique pourraient, nous semble-t-il, être convoquées pour penser la capacité d’agir des sujets indépendamment de leur capacité à organiser leurs gestes et leurs activités selon un « système de conduite[117] ». On pense par exemple aux propositions de la philosophe Agnieszka Jaworska qui s’est penchée sur les cas d’individus atteints de la maladie d’Alzheimer. Pour ces derniers, dans la mesure où la perception de l’identité personnelle est constamment menacée par les défaillances de la mémoire, il s’agira de s’appuyer, plutôt que sur leur aptitude à organiser leur vie en fonction d’intérêts non immédiats, sur leur capacité à attribuer de la valeur aux choses et aux personnes qui les entourent immédiatement ou aux activités auxquelles elles continuent d’aspirer[118]. D’autres modèles d’identité pratique que celui mobilisé par Rawls pourraient ainsi servir à éprouver les représentations philosophiques, mais aussi coutumières et juridiques, de l’autonomie.

Conclusion

L’une des difficultés qu’il y a à relire la théorie de la justice comme équité au prisme du problème posé par le handicap tient au contexte ; il manque en effet à Rawls le concept socio-politique du handicap, tel qu’il a été produit au cours des luttes émancipatrices des années 1980 et 1990. La politisation du handicap met en relief des enjeux qui n’avaient pas été thématisés de façon rigoureuse. Elle invite notamment à privilégier, plutôt que l’idée de coopération, celle d’une interdépendance entre individus dont les pouvoirs d’agir et les aptitudes ne sont pas symétriques. Nous avons quant à nous voulu interroger la corrélation initiale posée par Rawls entre le cadre d’une société de coopération et l’idée d’une capacité normale à coopérer. Tout d’abord, il convient d’insister sur le fait que cette capacité normale est une capacité morale, et non pas une aptitude productive, ce qui permet de dire que la véritable difficulté apparaît lorsqu’on considère le cas d’individus atteints de troubles cognitifs temporaires ou permanents qui défont l’habituelle présomption de rationalité de l’agent. En outre, « l’inquiétude » que suscitent ces « cas les plus graves[119] » nous semble moins relever d’un geste stigmatisant[120], qu’elle n’est le signe d’une interrogation sur les limites propres à un modèle reposant sur le postulat d’une identité entre le citoyen et l’agent rationnel. Chez Rawls, c’est le dispositif de la tutelle qui permet d’assurer le maintien de la fiction juridique du sujet de droit actif — celui qui exerce ses droits — comme d’un agent rationnel. La conception rawlsienne de la rationalité pratique, fortement inspirée des théories du choix rationnel, repose sur le postulat que l’intégrité de la personne est assurée par la transparence à soi de l’agent. Il nous semble que les débats actuels portant sur les limites des dispositifs de décision substitutive visent entre autres à interroger les défauts d’une telle représentation de l’autonomie[121].