Comptes rendus

Philippe Chevallier, Être soi : une introduction à Kierkegaard, Genève, Labor et Fides, 2020, 192 pages[Record]

  • Francis Lemelin-Bellerose

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  • Francis Lemelin-Bellerose
    Université d’Ottawa

En prenant en main cette seconde édition de l’excellent livre de Philippe Chevallier, Être soi, nous sommes d’abord saisis par le remaniement de son sous-titre original : Actualité de Søren Kierkegaard, en 2011, devient Une introduction à Kierkegaard en 2020. Le lecteur souhaitant s’introduire à l’écriture de Søren Kierkegaard y trouvera tout le matériel nécessaire pour pénétrer l’univers philosophique particulier du penseur danois. Quelques considérations sur sa vie ont pour objet de faciliter l’accès aux dimensions personnelle et intellectuelle de son oeuvre. Trois arrêts sont incontournables : l’histoire de famille tragique et mystérieuse, la rupture significative avec Régine Olsen et les années universitaires où balbutie l’intérêt critique pour le romantisme comme pour l’hégélianisme. Kierkegaard découvrira très tôt la vocation qui ne l’abandonnera pas jusqu’à sa mort, celle d’écrivain. Chevallier nous transporte de l’aporie entre le stade esthétique et le stade éthique de L’alternative (1843), à l’essor d’une conduite chrétienne des Oeuvres de l’amour (1847), sans oublier la tension entre le monde personnel et le monde partagé de Craintes et Tremblements (1843) et celle entre les vérités subjective et chrétienne des Miettes philosophiques (1844). Parallèlement, les références aux papiers personnels et les remarques sur l’usage des pseudonymes apportent la lumière sur certaines catégories existentielles de Kierkegaard et sur ses intentions comme auteur. Tout au long de cet essai, Chevallier réussit continuellement à élucider certaines notions kierkegaardiennes fondamentales. Évoquer son actualité demeure néanmoins l’idée charnière. Le cheminement fluctuant du sujet kierkegaardien, aux prises avec un processus familier dans la forme et énigmatique dans son contenu, « être soi », est encore voué à être reconnu aujourd’hui. Deux pensées du sujet sont nées de cette intention cartésienne et moderne de « bâtir un fonds qui est tout à moi » (p. 8). L’une, centrifuge, met l’accent sur le verbe bâtir et invite le sujet à s’ouvrir sur un monde — celui de la science. L’autre, centripète, met l’accent sur les profondeurs du « fond » que revendique Descartes sans le dévaler. Personne ne sera surpris d’apprendre que Kierkegaard, désigné par l’histoire de la philosophie comme le « père de l’existentialisme », n’ait pas entrepris une quête vers le monde de la science. Il est toutefois bon de rappeler que son enquête n’aboutit pas non plus à une philosophie de l’ego. Contre les systèmes philosophiques, les savoirs objectifs et l’idolâtrie de la masse, mais aussi contre l’égoïsme qui enroule l’existence autour d’elle-même, c’est via le « tout à moi » de Descartes que Kierkegaard éprouve l’individu. Chevallier se donne donc pour défi de parcourir l’aventure à la fois intime et ostensible dans laquelle Kierkegaard entraîne le sujet moderne. Observons de plus près l’intrigue de cette aventure. La question angoissante que pose Kierkegaard est la suivante : en quel lieu doit être trouvée l’unicité du sujet ? « Être soi » devient avec le Danois le problème profond de l’existence singulière, à la frontière de la psychologie, de la philosophie et de la théologie. Du premier au dernier chapitre de son essai, Chevallier suit attentivement le développement spirituel et les rencontres transformatrices que fera le sujet kierkegaardien en quête de réponses. Au premier chapitre (« Kierkegaard en son temps »), le sujet fait la réalisation contraignante qu’il ne dispose pas de son propre principe organisateur et voit en lui-même la volatilité de sa propre identité. En effet, le « chez soi » n’est pas un lieu déjà constitué. Faudrait-il le bâtir, comme le suggérait Descartes ? La réponse de Kierkegaard est nuancée : la formation identitaire découle moins de la construction que de la décision. « Être soi », c’est d’abord entrer en …