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« No wonder that [truth’s] “underlying nature” has so stubbornly resisted philosophical elaboration ; for there is no such thing[1]. »

1. Introduction

« La vérité n’a pas de nature » est, comme l’exemplifie la citation de Paul Horwich en exergue, l’un des slogans centraux du déflationnisme. L’affirmation ne consiste pas seulement en une négation des théories substantielles de la vérité, qui tentent d’expliquer cette dernière par la correspondance, la cohérence ou l’identité, par exemple ; elle vise aussi à nier la possibilité même de découvrir une (bonne) théorie de cet ordre. La quête de « l’essence » ou de la « nature sous-jacente » de la vérité que mènent certains philosophes serait semblable à celle de l’Eldorado — ce que l’on espère trouver n’existe tout simplement pas et n’a jamais existé.

Il est clair que la thèse de l’absence de nature de la vérité — qui sera abréviée par l’AN pour la suite de ce texte — s’oppose au projet des théories substantielles de la vérité. Ce qui est moins clair, malheureusement, c’est ce que la thèse signifie exactement. Portant explicitement sur la nature de la vérité, l’AN devrait nous apprendre quelque chose sur la métaphysique déflationniste, mais déterminer en quoi consiste ce « quelque chose » est loin d’être une tâche aisée. D’abord, la bannière du déflationnisme dénote moins une position précise qu’une vaste famille de positions, qui varient considérablement en ce qui a trait à la question de la métaphysique de la vérité. Un autre facteur expliquant la difficulté de rendre compte de l’AN est que, comme l’a notamment remarqué Michael Devitt, les déflationnistes et les inflationnistes s’intéressent essentiellement à des questions différentes : là où les seconds sont d’abord occupés par la métaphysique de la vérité, les premiers ont davantage à dire sur le concept (ou prédicat) de celle-ci[2].

Pour faciliter les choses, nous pouvons déjà distinguer deux versions radicalement différentes de l’AN, qui ont toutes deux été soutenues par des déflationnistes influents : (i) la propriété d’être vrai n’existe pas ; (ii) il y a une telle propriété, mais elle n’est pas « substantielle ». La version (ii) en est une que défendent les déflationnistes modérés, tandis que la version (i) appartient à ce que je nommerai le déflationnisme éliminativiste. Dans ce qui suivra, je me pencherai essentiellement sur le déflationnisme modéré, laissant (à l’exception de quelques remarques) l’éliminativisme de côté. La raison de ce choix est que la signification de la version (i) est relativement simple à saisir, tandis que ce que l’on doit comprendre par « propriété substantielle » l’est nettement moins. Au cours des douze dernières années, quelques philosophes se sont intéressés à la signification de la version (ii), proposant diverses manières par lesquelles nous pourrions la comprendre. Un premier objectif du présent texte est de traduire cette discussion anglophone pour la rendre plus accessible à la philosophie francophone, en offrant une synthèse critique des options disponibles et des meilleurs arguments fournis, auxquels j’en ajoute quelques-uns qui me sont propres.

Mon second objectif est de soutenir une thèse originale : ce que je compte défendre ici est qu’aucune interprétation de la version (ii) n’est viable : chacune d’entre elles aboutit soit à une conception problématique des propriétés substantielles, soit à une caractérisation compatible avec le développement de théories inflationnistes de la vérité. La première option faisant de l’AN une thèse problématique et la seconde, une thèse relativement triviale, je conclurai que le déflationnisme modéré n’est (présentement) pas en mesure d’affirmer que la vérité est dépourvue de nature.

Pour y arriver, je procéderai comme suit. Après avoir caractérisé le déflationnisme de manière générale, je tenterai — sans succès — de donner du sens à l’AN à partir du célèbre schéma d’équivalence (§ 2). Je distinguerai ensuite les variantes éliminativiste et modérée du déflationnisme, ce qui nous permettra de mieux cibler celle qui nous intéresse ici (§ 3). Enfin, j’examinerai les différentes interprétations de la version (ii) qui ont été proposées dans la littérature récente sur le sujet : les propriétés insubstantielles conçues comme indéterminées (§ 4.1), comme transparentes (§ 4.2), comme logiques (§ 4.3), comme inconstituées (§ 4.4), comme non explicatives (§ 4.5) et, finalement, comme plutôt abondantes (§ 4.6). Nous verrons que toutes ces suggestions échouent à caractériser adéquatement la version modérée de l’AN.

2. Le déflationnisme et le schéma d’équivalence

2.1 Trois thèses centrales du déflationnisme

Pour débuter, je ferai ici une présentation générale du déflationnisme, en mettant momentanément de côté la distinction évoquée plus haut. Historiquement, la position est née à l’ère du positivisme logique, dans un contexte de scepticisme à l’endroit de la notion même de vérité, soupçonnée par certains d’être trop « métaphysique » pour figurer dans une description scientifique du monde[3]. Dans une série de travaux influents[4], Alfred Tarski parvint à réhabiliter la notion au moyen d’une définition simple, ne faisant appel à aucune notion jugée problématique par ses pairs. Les décennies subséquentes ont vu fleurir une variété de positions inspirées par l’approche tarskienne, qui forment aujourd’hui la grande famille du déflationnisme.

Malgré leurs divergences, il est possible de caractériser les différentes formes de déflationnisme par quelques traits communs. Le premier d’entre eux consiste en une importance cruciale accordée au « schéma d’équivalence » (SÉ) introduit par Tarski :

(SÉ) X est vrai ssi p,

p tient pour une proposition (ou phrase), et X pour le nom de cette proposition. Pour illustrer la chose à l’aide d’une instance particulière du (SÉ), l’idée est qu’un énoncé tel que « La première élection du Parti québécois eut lieu en 1976 » est vrai si, et seulement si, la première élection du Parti québécois eut lieu en 1976. Une simple adhésion au SÉ n’est pas une condition suffisante pour être déflationniste ; en fait, accepter le schéma est un prérequis que doit remplir toute bonne théorie de la vérité. L’originalité du déflationnisme réside dans une thèse supplémentaire : telle ou telle variante du SÉ, ou chacune des instances du schéma, épuisent tout ce qu’il y a à dire sur la vérité. C’est dans cette dernière affirmation que la théorie se distingue de ses contreparties inflationnistes, lui permettant de soutenir que la vérité n’a rien d’intéressant comme objet d’investigation philosophique.

Il y a davantage à dire sur la thèse de l’épuisement ; nous reviendrons sur ses significations possibles un peu plus loin, après avoir mentionné deux autres thèses centrales du déflationnisme[5]. Un point fréquemment souligné par les partisans de la position est que le prédicat « est vrai » a une fonction expressive importante, jouant un rôle non négligeable dans le langage. Il nous permet notamment d’asserter certaines généralisations facilement, telles que : « tout ce qui est dit dans cet article est vrai ». Si nous souhaitions énoncer le même contenu sans faire appel au prédicat, nous serions forcés d’asserter une conjonction potentiellement infinie : « pqrs ∧ … », comprenant chacune des propositions assertées dans l’article. Ce genre d’assertions étant pratiquement impossibles à énoncer dans un contexte normal de communication, les déflationnistes soutiennent que le prédicat « est vrai » nous est très utile, et mérite conséquemment sa place au sein de nos outils linguistiques. Cette utilité n’implique pas, cependant, que la vérité joue elle-même un rôle important dans la structure de la réalité.

La troisième et dernière thèse caractéristique du déflationnisme est l’AN. Comme la plus grande portion du présent texte sera consacrée aux interprétations possibles de cette thèse, je me contenterai de deux brèves remarques pour le moment. La première concerne le critère que j’emploierai pour évaluer les différentes analyses qu’on peut en faire : une analyse de l’AN sera considérée comme viable seulement si elle rend l’AN incompatible avec le développement de théories substantielles de la vérité[6]. Compte tenu du fait que les déflationnistes emploient l’AN dans le but de s’opposer aux théories inflationnistes, ce critère m’apparaît parfaitement justifié. Par la seconde remarque, j’aimerais souligner le fait que, bien que les trois thèses du déflationnisme abordées ici portent sur « la vérité », elles n’ont pas toutes le même objet. Affirmant quelque chose sur sa nature, l’AN concerne la vérité en tant que propriété — elle dit soit qu’il n’y a rien de tel dans le monde, soit que la propriété en question est « insubstantielle ». Par contraste, la thèse de l’expressivité présentée plus haut n’affirme rien concernant la propriété d’être vrai : d’ordre linguistique, elle porte strictement sur le prédicat « est vrai ».

Nous pouvons maintenant revenir sur la thèse de l’épuisement, en posant les questions suivantes : porte-t-elle sur la vérité en tant que propriété, ou en tant qu’autre chose ? Relativement à ce qui nous intéresse ici, y a-t-il une lecture de la thèse qui implique l’AN, ou qui coïncide avec cette dernière ? C’est ce que nous tenterons d’élucider avant de passer à la section suivante.

2.2 La thèse de l’épuisement et le concept de vérité

Il serait naturel de lire la thèse de l’épuisement comme portant sur le concept de vérité, ou sur le prédicat « est vrai »[7]. Ainsi conçue, la thèse signifie que ce qui est épuisé par le (SÉ) est la signification de la vérité, ou quelque chose du genre. Cette lecture est soutenue par ce que disent certains déflationnistes, tels que Paul Horwich : « …the meaning of the truth predicate is fixed by the schema, The proposition that p is true if and only if p. […] It can be argued, in addition, that our underived inclination to accept these biconditionals is the source of everything else we do with the truth predicate »[8]. Suivant une suggestion de Matti Eklund[9], nous pouvons préciser le sens de la thèse de l’épuisement du concept (ÉC) de vérité comme suit :

(ÉC) Le concept de vérité est épuisé par le (SÉ) au sens où il est nécessaire et suffisant, pour employer le concept avec compétence, d’être disposé à accepter les instances du (SÉ).

Je ne tenterai pas d’évaluer la vérité de l’ÉC ici. Plusieurs philosophes ont critiqué l’idée que le SÉ suffise à donner le sens de la vérité[10], mais pour les besoins de l’argument, j’accepterai que les déflationnistes aient raison ici : sur le plan de la signification du concept, le SÉ épuise tout ce qu’il y a à dire sur la vérité. Admettant cela, peut-on inférer l’AN de l’ÉC ? Après tout, l’idée n’est pas si bête : si toute la signification de la vérité réside dans notre seule disposition à accepter les instances du SÉ, il peut être difficile de voir en quoi pourrait consister la « nature » de la propriété d’être vrai.

Les choses ne sont toutefois pas si simples. La raison pour laquelle l’ÉC est vraie — en admettant, toujours, que ce soit le cas — pourrait être que la vérité est un concept non analysable. Certains concepts (ainsi que les propriétés auxquelles ils renvoient) sont si primitifs qu’ils sont impossibles à analyser, au sens où il n’y a pas de concepts plus fondamentaux auxquels nous pourrions les réduire. Cela ne signifie pas que les propriétés dénotées par ces concepts soient « dépourvues de nature », ou qu’il soit impossible de formuler des théories philosophiquement riches à leur sujet. Pour illustrer la chose à l’aide d’un exemple tiré de la philosophie de la connaissance, nous pouvons penser à la théorie de Williamson dans ce domaine. Le philosophe défend que la connaissance est un concept non analysable[11], ce qui ne l’empêche pas d’avoir beaucoup à dire sur la nature de la connaissance — par exemple, qu’il s’agit de l’attitude propositionnelle factive la plus générale[12]. Une affirmation de la sorte, sans être qualifiée d’analyse, est certainement informative et philosophiquement intéressante ; par ailleurs, peu de philosophes affirmeraient que la position de Williamson ne constitue pas une « théorie ». Ainsi, l’analysabilité d’un concept donné ne semble pas être une condition nécessaire à la possibilité d’émettre des théories substantielles à propos de la propriété qu’il dénote.

Mon point, ici, n’est pas que la motivation derrière l’ÉC est la non-analysabilité du concept de vérité ; ce n’est pas, non plus, que la non-analysabilité du concept implique la possibilité d’émettre des théories substantielles sur la propriété d’être vrai. Le concept pourrait bien être non analysable car il n’a pas de référent réel, ou parce que la vérité n’a pas de nature à décrire. L’ÉC et l’AN sont certainement des thèses compatibles ; mon argument montre simplement que la seconde ne peut être inférée de la première, puisqu’on pourrait accepter l’ÉC tout en rejetant l’AN. Pour cette raison, le déflationniste souhaitant défendre l’AN ne peut se contenter d’invoquer l’ÉC, et doit défendre une thèse supplémentaire.

2.3 La thèse de l’épuisement et la propriété d’être vrai

Cette thèse supplémentaire d’épuisement de la propriété (ÉP) pourrait être une version de rechange à celle de l’épuisement du concept, qui porterait directement sur la propriété d’être vrai. Formuler une telle thèse avec précision n’est pas une tâche aisée[13], mais celle-ci m’apparaît en être la meilleure approximation :

(ÉP) Tous les faits[14] à propos de la vérité sont énoncés ou explicables par (SÉ) ou la totalité de ses instances.

Nous avons ici quelque chose de plus prometteur que l’ÉC, car l’ÉP concerne spécifiquement la vérité en tant que propriété. L’argument fourni plus haut ne pourrait s’appliquer dans ce cas-ci : si le SÉ est tout ce dont nous avons besoin pour expliquer tous les faits concernant la vérité, on voit mal comment une théorie de la vérité (même analogue à celle de Williamson pour la connaissance) pourrait nous apprendre quoi que ce soit de substantiel à son propos. Il serait donc légitime de dire que la vérité est dépourvue de nature, au sens où aucune théorie ne pourrait la décrire par des faits non triviaux.

Sur cette base, je ne défendrai pas que l’ÉP n’implique pas l’AN ; mon problème avec cette thèse est plutôt qu’elle m’apparaît fausse. Pour soutenir cela, j’aimerais formuler un argument très simple, qui vise à démontrer que l’ÉP implique une contradiction :

(P1) Si (ÉP) est vraie, alors (ÉP) est elle-même un fait à propos de la vérité ;
(P2) (SÉ) ne suffit pas à énoncer ou expliquer (ÉP) ;
(P3) Si (ÉP) est vraie, il y a au moins un fait que (SÉ) n’énonce ou n’explique pas ;
(C) Si (ÉP) est vraie, alors (ÉP) est fausse (contradiction).

Ce raisonnement me semble valide : la conclusion découle de (P3), qui découle de la conjonction de (P1) et de (P2). Je vois difficilement comment l’on pourrait contester la vérité de (P1) ; si le déflationniste voulait rejeter l’argument, sa meilleure option serait donc, à mon sens, de déclarer (P2) fausse. Pour cette raison, la vérité de (P2) est tout ce que je défendrai avant de clore cette section. D’abord, le SÉ n’énonce certainement pas l’ÉP : L’ÉP affirme quelque chose de plus fort que le simple schéma, qui est compatible avec les théories inflationnistes. Aucune des instances particulières du schéma n’énonce l’ÉP non plus. L’instance du SÉ « Tous les faits à propos de la vérité sont énoncés ou explicables par (SÉ) ou la totalité de ses instances » est vrai ssi tous les faits à propos de la vérité sont énoncés ou explicables par (SÉ) ou la totalité de ses instances n’est pas une énonciation de l’ÉP ; elle énonce seulement ce qui doit être le cas pour que l’ÉP soit vraie (c’est-à-dire l’ÉP elle-même). Il peut être bon de souligner qu’un biconditionnel similaire à cette instance, où l’on remplacerait les portions de gauche et de droite par la négation de l’ÉP, serait aussi une instance du SÉ.

Je ne vois pas non plus de quelle manière le schéma d’équivalence pourrait expliquer l’ÉP. Ici encore, nous pouvons remarquer que les inflationnistes acceptent le SÉ tout en rejetant l’ÉP. Ce point est toutefois moins fort qu’au paragraphe précédent : la notion d’explication n’étant pas aussi forte que celle d’implication, le SÉ pourrait être compatible avec l’inflationnisme et expliquer, d’une certaine manière, l’ÉP. Cependant, il demeure que le sens par lequel le SÉ explique une thèse aussi forte que l’ÉP est loin d’être évident. Pour le déflationniste, préciser en quoi consiste cette explication constitue probablement le meilleur recours pour contrer l’argument présenté plus haut, mais en l’absence d’une telle précision, le fardeau de la preuve repose présentement sur ses épaules.

Nous pouvons conclure que le schéma d’équivalence ne permet pas au déflationnisme de donner un sens à l’AN, que la thèse de l’épuisement porte sur le concept de vérité ou sur la propriété d’être vrai. D’une part, l’ÉC est compatible avec le développement de théories substantielles ; d’autre part, l’ÉP est une thèse insoutenable, car contradictoire. Quant aux autres thèses présentées plus haut, celle de l’expressivité, portant sur le prédicat « est vrai », n’est pas davantage en mesure de soutenir quoi que ce soit concernant la nature de la vérité elle-même. Demeure donc l’AN ; voyons maintenant s’il est possible de préciser sa signification.

3. Deux formes de déflationnisme

Tel que mentionné en introduction, il est possible de distinguer deux variétés de déflationnisme, sur la base de la variante de l’AN qui est adoptée. J’ai nommé « éliminativistes » les positions clamant que la thèse doit être comprise comme signifiant qu’il n’existe tout simplement pas, dans la réalité, de propriété correspondant au prédicat « est vrai ». L’éliminativisme en question concerne seulement l’ontologie que nous devrions adopter lorsqu’il est question de vérité et n’implique pas la thèse indépendante que notre concept ou prédicat de vérité devrait être éliminé. Compte tenu de l’attachement des déflationnistes à la thèse de l’expressivité (voir § 2.1), peu d’entre eux sont enclins à soutenir cette dernière thèse.

La version éliminativiste de l’AN a la vertu d’être claire, mais il s’agit aussi d’une thèse forte et, conséquemment, possiblement difficile à défendre. Comme elle n’est pas ma cible ici, je ne présenterai pas d’arguments à son encontre, mais ferai tout de même quelques brefs commentaires pour esquisser quelques-uns des problèmes que ses défenseurs doivent surmonter. D’abord, s’il est littéralement faux qu’il y a des propositions, phrases ou énoncés vrais, il n’est pas évident de distinguer le déflationnisme éliminativiste du simple relativisme. Certes, il est toujours possible d’employer le prédicat « est vrai » dans certaines de nos assertions, mais son rôle n’a qu’une fonction expressive, et non descriptive : le prédicat ne sert aucunement à qualifier nos assertions comme ayant une certaine relation avec la réalité. Ensuite, l’éliminativiste ne peut recourir à la vérité pour théoriser d’autres notions importantes, telles que la connaissance, la justification, l’assertion ou la signification[15], et doit donc se montrer particulièrement ingénieux pour rendre compte d’elles malgré cela.

Enfin, remarquons que l’éliminativiste restreint son éventail de positions possibles concernant l’existence des propriétés, de manière générale. Prenons, par exemple, la position que Devitt désigne par « réalisme non sélectif »[16]. Un réaliste non sélectif est très libéral concernant l’existence des propriétés, considérant qu’il existe autant de propriétés qu’il y a de prédicats — en l’occurrence, une infinité. Sauf s’il parvient à défendre qu’« est vrai » n’est pas réellement un prédicat, l’éliminativiste ne peut adopter le réalisme non sélectif et soutenir sa version de l’AN de manière cohérente. À l’inverse, il lui sera difficile d’adopter un nominalisme pur, la thèse voulant que le monde ne contienne aucune propriété. Il devra alors trouver un moyen de préciser ce qu’il y a de spécial avec l’inexistence de la propriété d’être vrai, par rapport à l’inexistence, par exemple, de la propriété d’avoir 79 protons[17].

Possiblement dans le but d’esquiver ce genre de difficultés, plusieurs déflationnistes contemporains[18] ont choisi d’admettre que la vérité est, ou peut être conçue comme une propriété. Horwich, notamment, a soutenu que la question dépend du type de thèse générale que l’on adopte concernant l’existence des propriétés ; en parlant du réalisme non sélectif évoqué plus haut, il affirme : « Thus there is a perfectly legitimate, weak conception of property according to which minimalism implies that truth certainly is one »[19]. Néanmoins désireux de soutenir que les théories inflationnistes recherchent une nature qui n’existe pas, ces déflationnistes modérés défendent une version affaiblie de l’AN : la vérité n’est pas une propriété substantielle. Malgré l’existence littérale de propositions, phrases ou énoncés vrais dans le monde, il n’y aurait rien à découvrir derrière la propriété que partagent ces porteurs de vérité. L’idée peut être attrayante, mais une question s’impose : en quoi consiste le fait d’être (ou non) une propriété substantielle ? C’est ce que nous tenterons de comprendre dans la seconde moitié de ce texte.

4. La vérité comme propriété insubstantielle

La notion de propriété substantielle a quelque chose de vague, mais nous pouvons avoir l’intuition qu’elle n’est pas vide. Certaines propriétés peuvent, en effet, nous apparaître plus substantielles que d’autres : par exemple, il semble parfaitement légitime de dire que la propriété d’être un tigre est nettement plus substantielle que celle d’être situé à mi-chemin entre Shawinigan et Chicoutimi ou divisible par quatre. Nous avons deux problèmes à résoudre : le premier est de préciser un sens adéquat à « propriété substantielle », tandis que le second consiste à déterminer si ce sens permet d’exclure la vérité de son extension. Nous mènerons les deux entreprises simultanément, et le critère qui nous guidera sera celui énoncé à la section § 2.1. La question de la substantialité ayant retenu l’attention de quelques philosophes récemment, plusieurs propositions intéressantes ont déjà été formulées et débattues ; j’en ai distingué six, sur lesquelles nous nous pencherons tour à tour.

4.1 La vérité comme propriété indéterminée

J’aimerais débuter notre survol avec une suggestion de Matti Eklund : la thèse qu’il nomme indéterminisme[20]. Nous pouvons l’introduire ainsi :

(Indéterminisme) La signification du concept de vérité est déterminée par le SÉ, mais parmi les différentes propriétés qu’il pourrait dénoter, le concept est indéterminé.

L’idée est que le SÉ épuise entièrement la signification de la vérité, exactement dans le sens de l’ÉC, mais qu’il y a plusieurs propriétés différentes pouvant se conformer au schéma. Parmi ces diverses propriétés, le concept est sémantiquement indéterminé : sa maigre signification est insuffisante pour déterminer une propriété particulière à laquelle il réfère. Cependant, le SÉ n’épuise pas nécessairement tout ce qu’il y a à dire sur chacune des propriétés pouvant s’y conformer.

(Indéterminisme) peut-elle fournir au déflationnisme modéré une conception adéquate de l’insubstantialité ? D’abord, Eklund précise lui-même que la thèse ne permet pas, au sens strict, de soutenir qu’il y a une propriété d’être vrai et qu’elle est insubstantielle. Ce que la thèse dit plutôt est que ce que toutes les propriétés pouvant se conformer au SÉ ont en commun est raisonnablement mince — en l’occurrence, la simple satisfaction du schéma —, et que c’est en ce sens que l’on pourrait affirmer que la vérité est dépourvue d’une nature substantielle.

La première chose à souligner ici est la grande similitude entre (Indéterminisme) et le pluralisme aléthique. Cette dernière position soutient que le concept de vérité est caractérisé par un ensemble de « principes centraux » qui, sans se limiter au SÉ, sont relativement minimaux[21]. Ensuite, le pluralisme affirme que ces principes centraux peuvent être satisfaits par différentes propriétés, qui varient selon le domaine du discours dont il est question ; pour illustrer la chose, la correspondance pourrait être la propriété satisfaisant les principes centraux lorsqu’il est question de propositions scientifiques vraies, la superassertibilité dans le cas des propositions morales vraies, la cohérence dans le domaine juridique, etc. Le pluralisme est certainement une forme d’inflationnisme : bien qu’il n’admette pas une seule propriété substantielle dénotée par la vérité, les différentes propriétés satisfaisant les principes centraux du concept sont robustes, et un travail philosophique considérable doit être mené pour préciser leur nature.

Cependant, (Indéterminisme) se distingue du pluralisme d’une manière importante. Là où la seconde position s’engage à soutenir que les propriétés aléthiques dénotées par la vérité sont déterminées par le domaine du discours en jeu, la première est dépourvue d’un tel engagement[22]. Par exemple, les propositions morales vraies pourraient ne pas avoir de propriété commune, contrairement à ce que défend le pluralisme. Cette particularité peut permettre à (Indéterminisme) d’être plus proche du déflationnisme que le pluralisme, mais c’est ici, à mon sens, qu’elle révèle ses faiblesses. Il s’agit d’une thèse toujours peu développée ; dans son état actuel, ses motivations ne sont pas évidentes à reconnaître et, surtout, il n’est pas clair que le pluralisme ne lui soit pas préférable. La raison est que les meilleurs arguments en faveur du pluralisme reposent précisément sur l’observation que différents domaines du discours semblent nécessiter différentes propriétés aléthiques — plus spécifiquement, la vérité de certains discours doit intuitivement être conçue dans une perspective réaliste, tandis que l’antiréalisme sied davantage à d’autres discours[23]. Privée de ce type d’arguments, comment (Indéterminisme) se justifie-t-elle ?

Si la thèse ne fait que clamer que les propriétés aléthiques sont indéterminées, sans offrir d’arguments pour contrer l’idée qu’elles pourraient être déterminées par tel ou tel domaine du discours, alors (Indéterminisme) laisse la voie libre au développement de théories substantielles pluralistes, qui possèdent déjà de bons arguments en faveur de leur position. Avec du travail supplémentaire, il est possible que le déflationnisme modéré puisse recourir à (Indéterminisme) pour soutenir l’AN, mais pour le moment, cette première suggestion échoue à se conformer à notre critère.

4.2 La vérité comme propriété transparente

L’une des conceptions de l’insubstantialité les plus discutées dans la littérature est celle de la transparence. Michael Lynch est l’un de ceux qui interprètent la version modérée de l’AN de cette manière ; en parlant des déflationnistes modérés, il dit :

[T]hey allow that the truth concept does express a property — in the same sense that the concepts of existence or identity express either a property or relation. Such properties, we might say, are metaphysically transparent or pleonastic properties. Metaphysically transparent properties have no underlying nature that isn’t revealed in our grasp of the concept ; grasping the relevant concept tells us the whole essence of the property[24].

Cette suggestion consiste à dire qu’une propriété est transparente si, et seulement si, le simple fait de saisir son concept nous révèle la totalité de la nature de la propriété. Inversement, une propriété sera dite opaque si saisir son concept ne nous garantit pas ce genre d’accès à sa nature sous-jacente. Un exemple de propriété opaque pourrait être celle d’être un tigre : je crois être compétent en utilisant le concept de tigre, mais serais incapable de préciser en quoi consiste réellement le fait d’être un tigre (et ce, peu importe la taxonomie biologique employée). Concernant les propriétés transparentes, Lynch donne l’exemple de la conjonction : un locuteur compétent avec le concept connaît tout ce qu’il y a à savoir sur ce que c’est que d’être une conjonction, et aucune recherche empirique ou conceptuelle ne lui permettra d’en apprendre davantage.

Le déflationniste modéré qui soutient l’ÉC pourrait donc recourir à la notion de transparence pour défendre l’AN : si la propriété d’être vrai est transparente et qu’être disposé à accepter les instances du SÉ est nécessaire et suffisant pour saisir la signification du concept de vérité, alors la vérité n’a aucune nature en dehors de ce que le SÉ dit sur elle. Des objections importantes peuvent toutefois être formulées à l’encontre du recours à la transparence dans ce contexte ; Douglas Edwards en soulève deux, et la seconde d’entre elles est fatale.

Débutons par l’objection la plus faible, car elle demeure intéressante. Edwards remarque d’abord que l’opacité d’une propriété ne garantit pas que cette dernière ait une nature unifiée[25]. Il illustre ce point en faisant appel à la propriété d’être du jade. Comme la simple compétence avec le concept de jade ne nous permet pas de connaître la composition chimique du jade, il s’agit d’un cas typique de propriété opaque. Cependant, le jade ne renvoie pas à un seul minéral, mais à plusieurs : la jadéite et la néphrite. Cela fait en sorte qu’une théorie de la « nature sous-jacente » du jade ressemblerait à quelque chose du genre : x est du jade ssi x est de la jadéite ∨ x est de la néphrite. Puisque posséder une nature disjonctive n’est pas intuitivement un cas de nature substantielle, il est permis de douter que l’opacité représente une bonne explication de la substantialité.

Cette objection est pertinente, mais pour les besoins du présent texte, elle ne suffira pas. Selon le critère qui nous guide, une nature disjonctive pourrait compter comme une forme de nature substantielle, dans la mesure où les différentes propriétés de la disjonction peuvent servir d’objets à des théories substantielles. Après avoir découvert la nature disjonctive du jade, les chimistes n’ont pas pour autant renoncé au projet de théoriser (substantiellement) la néphrite et la jadéite. Les concepts de jade et de vérité sont peut-être analogues ; si tel est le cas, l’inflationnisme (pluraliste) demeure possible.

La seconde objection d’Edwards[26], ultérieurement élaborée par Eklund[27], m’apparaît plus définitive. Lynch nous dit qu’une propriété est transparente si saisir son concept nous révèle l’entièreté de son essence. Nous pouvons alors demander : de quel concept doit-il être question ici ? Une même propriété peut être dénotée par plusieurs concepts distincts, et dépendamment du concept auquel on l’associe, elle pourra tantôt être qualifiée de transparente, tantôt d’opaque. Prenons l’eau, par exemple — une propriété substantielle paradigmatique. Au xve siècle, le concept d’eau avait probablement une signification semblable à celle-ci : un liquide inodore, incolore, qui hydrate et compose les lacs, les fleuves, les rivières, etc. Aujourd’hui, au moins plusieurs d’entre nous en possèdent un concept différent : H2O. Relativement au premier concept, l’eau est une propriété opaque ; relativement au second, elle est transparente[28].

Edwards remarque aussi que, dans un univers où tous les concepts seraient parfaitement formés dès leur acquisition, chaque propriété de cet univers serait automatiquement « transparente », comme les concepts contiendraient tout ce qu’il y a à savoir concernant la nature desdites propriétés. Pourtant, les propriétés présentes dans cet univers pourraient être, pour la plupart d’entre elles, exactement les mêmes qui se trouvent dans le monde actuel. La transparence nous offre ainsi une conception de la substantialité faisant en sorte qu’une même propriété puisse être simultanément, successivement, ou relativement à différents locuteurs, substantielle et insubstantielle. Il s’agit, à mon sens, d’une conséquence inacceptable.

Le déflationniste modéré pourrait toutefois accepter cette conséquence et maintenir que la notion de transparence lui permet d’affirmer que la vérité est insubstantielle. Son raisonnement irait comme suit : bien que la transparence de la plupart des propriétés soit variable, il est possible qu’un nombre restreint de propriétés, dont la vérité, soient toujours transparentes[29]. Dans l’univers imaginé par Edwards, le concept de vérité n’aurait pas davantage de contenu que notre concept de vérité actuel, précisément parce qu’il n’y a rien de plus à savoir à son sujet que ce que nous savons en employant son concept de manière compétente.

J’admets que ce qui est dit plus haut n’écarte pas cette possibilité, mais crois néanmoins qu’un déflationniste modéré ne peut emprunter cette voie argumentative. Admettons que certaines propriétés soient toujours transparentes. Nous pouvons alors demander une explication à propos de ce qui distingue ces propriétés spéciales des autres propriétés : en vertu de quoi tout concept de vérité est-il nécessairement tel que notre simple compétence avec lui s’avère suffisante pour découvrir la totalité de la nature de la propriété qu’il désigne ? L’explication recherchée doit avoir quelque chose à voir avec la propriété elle-même. Il est possible que la bonne réponse soit que la vérité est insubstantielle, mais cette réponse ne peut évidemment pas être fournie dans le présent contexte : comme la transparence doit expliquer en quoi consiste l’insubstantialité, on ne peut avoir recours à la seconde notion pour expliquer la première. Il semble que la réponse à notre question devrait correspondre à une explication de l’insubstantialité qui soit indépendante de la notion de transparence — ce qui nous indique que cette dernière s’avère aussi superflue qu’insuffisante pour comprendre ce qu’est une propriété insubstantielle. Il est à noter qu’un déflationniste éliminativiste ne rencontrerait pas ce problème ici : il pourrait soutenir que ce qui explique que notre concept de vérité nous révèle tout ce qu’il y a à savoir sur elle est la non-existence de la propriété d’être vrai — notre concept de vérité épuise tout ce qu’il y a à dire à son sujet, car il n’y a pas de vérité au-delà du concept ou prédicat que nous en avons. Or, cette réponse n’est pas accessible au déflationniste modéré, qui se distingue de l’éliminativisme en admettant l’existence de la propriété d’être vrai.

La leçon à retenir de la discussion précédente est la suivante : il semble que la transparence nous en dise moins sur les propriétés elles-mêmes que sur les concepts que nous utilisons pour référer à elles. Définir l’insubstantialité d’une propriété en relation avec son concept laisse ouverte la question de savoir en vertu de quoi certaines propriétés sont transparentes (donc insubstantielles), tandis que d’autres ne le sont pas. Peut-être la transparence est-elle un guide fiable pour nous indiquer quelles propriétés sont insubstantielles, étant invariable pour toutes ces propriétés et celles-ci seulement ; cependant, il ne s’agit là que d’une conséquence de l’insubstantialité, qui ne résout pas le mystère de ce en quoi elle consiste. Pour cette raison, la notion de transparence ne nous permet pas d’éclairer la signification de la version modérée de l’AN et doit conséquemment être abandonnée comme analyse de l’insubstantialité.

4.3 La vérité comme propriété logique

Bien que Lynch n’ait pas visé juste avec sa caractérisation de l’AN en matière de transparence, certaines choses qu’il a dites peuvent suggérer une autre possibilité. En mentionnant des concepts similaires à celui de vérité, il a nommé ceux d’existence, d’identité et de conjonction — trois concepts logiques. Les déflationnistes insistent souvent sur l’idée que la vérité n’est rien en dehors de son rôle logique, ou expressif. Est-ce qu’être insubstantielle, dans le cas de la vérité, pourrait signifier être une propriété logique ?

Je ne connais qu’un seul philosophe — Nic Damnjanovic — ayant soutenu que c’est ainsi que les déflationnistes modérés (nommés « déflationnistes de nouvelle vague » par Damnjanovic) comprennent, ou devraient comprendre, l’AN[30]. En fait, cette affirmation n’est pas exacte : Damnjanovic considère que la lecture adéquate de l’AN consiste en la conjonction de la thèse selon laquelle la vérité est une propriété logique et de celle voulant qu’elle soit transparente. Comme nous avons déjà vu que cette dernière idée doit être rejetée, je m’attarderai moins longuement sur cette suggestion que sur les précédentes.

Considérons seulement la possibilité que la vérité soit une propriété logique, et que ce soit en ce sens que les déflationnistes modérés la déclarent dépourvue de nature sous-jacente. En cherchant à donner du sens à cette idée, Edwards suggère que la nature strictement logique de la propriété d’être vrai pourrait résider dans le fait que la vérité est une propriété ayant certaines fonctions logiques[31]. Cependant, il note que cette idée ne convient pas au déflationnisme. Rappelons-nous la thèse de l’expressivité : tout ce dont nous avons besoin pour remplir les fonctions logiques en question, telles que la généralisation, est le prédicat « est vrai ». Si la vérité est une propriété logique, ce n’est pas elle-même qui remplit certaines fonctions logiques, mais son prédicat ; c’est, à tout le moins, ce que défend le déflationnisme.

De manière plus générale, il n’est pas clair que le seul fait d’être une propriété logique implique une forme d’insubstantialité — c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Damnjanovic juge essentiel d’y ajouter la thèse de la transparence[32]. Certaines propriétés logiques ont été l’objet, ou le sont toujours, de débats philosophiques importants. Pensons notamment aux ensembles, qui ont donné lieu au célèbre paradoxe de Russell ; pour résoudre le paradoxe, un travail philosophique substantiel était nécessaire. Puisqu’on pourrait accuser cet exemple d’être non pertinent (la théorie des ensembles n’appartenant pas, au sens strict, à la logique), nous pouvons nous tourner vers la propriété logique d’existence : un pan considérable des débats ontologiques tourne autour de la nature de l’existence et du concept que nous devrions en avoir. Il semble donc que le fait d’être une propriété logique n’implique pas celui d’être insubstantiel.

4.4 La vérité comme propriété inconstituée

La conception de l’insubstantialité que j’aimerais maintenant aborder est intéressante, notamment parce qu’il s’agit de celle que défend Horwich[33], qui compte probablement comme le déflationniste modéré le plus influent. L’idée a aussi l’avantage d’être, à mon sens, plus claire et prometteuse que les précédentes :

(Constitution) F est une propriété substantielle ssi F est susceptible d’une théorie constitutive de la forme : x est F = x est G,

G tient pour une propriété à laquelle F pourrait être réduite. Horwich maintient que la vérité n’est pas susceptible d’une telle théorie constitutive, et que c’est en ce sens qu’elle est insubstantielle.

(Constitution) rend compte, de manière précise, de la signification que les déflationnistes modérés peuvent attribuer à l’AN. Contrairement aux suggestions précédentes, elle a aussi la vertu de ne pas définir l’insubstantialité d’une propriété donnée relativement à son concept. Il y a toutefois de fortes raisons de croire que (Constitution) échoue à notre critère, ainsi que des raisons de croire que la thèse achoppe à définir adéquatement l’insubstantialité. Ces raisons ont bien été présentées par Edwards[34] ; considérons-les à l’instant.

D’abord, il y a un ensemble de contre-exemples importants à (Constitution) : les propriétés fondamentales de l’univers, telles que les propriétés fondamentales de la physique. Il est analytique qu’une propriété fondamentale ne puisse être réduite à d’autres ; selon (Constitution), elle est donc exclue du domaine des propriétés substantielles. Pourtant, il est intuitivement plausible que toute bonne conception des propriétés substantielles devrait inclure les propriétés physiques fondamentales. Si elles ne sont pas considérées comme substantielles, quelles propriétés pourraient bien l’être ?

Même si nous mettions de côté cette première objection, (Constitution) échoue à répondre à notre critère, car il y a un certain type de théories substantielles qui acceptent l’impossibilité de formuler une théorie constitutive de la vérité. Il s’agit du primitivisme, pour lequel Edwards mentionne notamment Davidson[35] et le jeune Russell[36] comme représentants. Les primitivistes soutiennent quelque chose d’analogue à ce que défend Williamson dans le cas de la connaissance : bien qu’il soit, en principe, impossible de fournir une (bonne) théorie constitutive de la vérité, il s’agit d’une notion substantielle et philosophiquement riche à étudier. Ce que j’ai dit au sujet de la théorie de la connaissance de Williamson en § 2.2, à l’encontre de l’inférence de l’AN à partir de l’ÉC, s’applique également à l’encontre de (Constitution).

Nous avons donc deux raisons de rejeter la suggestion d’Horwich : la première est que sa définition de l’insubstantialité semble inadéquate, de manière générale ; la seconde est que l’irréductibilité de la propriété d’être vrai est compatible avec certaines théories substantielles. Il nous reste maintenant deux suggestions à évaluer ; voyons si elles permettent au déflationniste modéré de dire ce qu’il souhaite affirmer.

4.5 La vérité comme propriété non explicative

L’idée que la vérité soit dépourvue de pouvoir explicatif est une thèse caractéristique du déflationnisme. Jeremy Wyatt a soutenu que nous pouvons employer cette thèse dans le but de donner du sens à la version modérée de l’AN ; sa formulation va comme suit[37] :

(Non explicative) Il y a une propriété d’être vrai, mais cette propriété manque de pouvoir explicatif, au sens où il n’y a aucun fait qui soit expliqué par des faits à propos de l’essence de la vérité.

Bien qu’il soit exact de dire que les déflationnistes modérés soutiennent (Non explicative) ou une thèse similaire, je passerai rapidement sur cette suggestion, car Eklund a soulevé quelques objections simples[38] — et, à mon avis, convaincantes — contre l’idée que cette thèse puisse rendre compte de l’AN. Son point central est simplement que le pouvoir explicatif et la substantialité d’une propriété ne sont pas la même chose : le premier concerne ce que la propriété peut faire, tandis que la seconde porte sur ce en quoi consiste la propriété. Peut-être que les propriétés substantielles ont généralement un certain pouvoir explicatif, mais l’on ne peut réduire ce dernier à la substantialité. Eklund note également que certaines propriétés peuvent être tout à fait inutiles sur le plan explicatif, mais posséder une nature complexe : l’exemple qu’il donne de cela est la propriété vleu (grue). La nature de vleu est, en un certain sens, « substantielle » : x est vleu ssi x est examiné avant t et vert ∨ x n’est pas examiné avant t et bleu — nous n’avons pas affaire au genre de nature minimale que les déflationnistes attribuent à la vérité. Malgré cela, je serais très surpris de voir la propriété vleu expliquer quoi que ce soit.

Comme l’on pourrait objecter que vleu ne compte pas réellement comme une propriété substantielle[39], je donnerai un exemple de rechange à celui d’Eklund avant de passer à la dernière suggestion. En philosophie de l’esprit, les qualia apparaissent comme des propriétés substantielles, au sens où ils forment un objet d’investigation philosophique riche et mystérieux, dont la nature mérite d’être théorisée ; cependant, ils sont conçus comme possiblement dépourvus de pouvoir explicatif, comme l’indique le fait que les partisans de leur existence se servent généralement de cette notion afin de rejeter le fonctionnalisme[40]. Mon point, ici, ne dépend pas de l’existence ou de l’inexistence des qualia, ni de la question de savoir s’ils ont ou non un pouvoir explicatif. Le point est simplement que leur possible pouvoir explicatif n’a aucune incidence sur leur substantialité : qu’ils en aient un ou non, leurs partisans soutiendront qu’ils sont une propriété fondamentale de l’esprit.

Ces observations peuvent nous permettre de conclure que (Non explicative) est, tout simplement, une conception erronée de la substantialité. C’était le point central d’Eklund, et je crois que les deux exemples fournis suffisent à convaincre qu’Eklund a raison là-dessus.

4.6 La vérité comme propriété plutôt abondante

Nous en arrivons à notre dernière conception de la substantialité à évaluer. Cette fois-ci, il s’agit de la position qu’Edwards attribue aux déflationnistes modérés lorsqu’ils soutiennent l’AN[41]. Sa suggestion s’ancre dans la théorie des propriétés de David Lewis[42], ce qui fait en sorte que nous devons dire quelques mots sur cette dernière afin de la présenter. La conception de Lewis représente une sorte de version sophistiquée du réalisme non sélectif que nous avons effleuré en § 3. Comme celui-ci, elle admet qu’à tout prédicat correspond, dans un sens faible, une propriété. Pour plusieurs propriétés, le seul fait expliquant leur statut de propriété est leur appartenance à une classe, qui est fixée par la signification de leur prédicat. Nous appellerons ce type de propriétés « abondantes ». Cependant, certaines propriétés ont un statut spécial : quelque chose de plus significatif que leur appartenance à une classe explique leur statut de propriété. Nous appellerons « rares »[43] ces dernières.

Il n’y a pas de délimitation précise entre les propriétés rares et abondantes, bien que les propriétés fondamentales de la physique pourraient être désignées comme « parfaitement naturelles », c’est-à-dire parfaitement rares. Pour que la distinction jouisse d’une plus grande utilité, nous devons plutôt concevoir l’abondance et la rareté comme deux pôles ; toutes les propriétés concevables peuvent ensuite être situées à différents degrés de l’échelle de rareté. Pour ce faire, Lewis propose le critère suivant : la proximité d’une propriété avec le pôle « rare » de l’échelle est inversement proportionnelle à la longueur de sa chaîne de définissabilité, relativement aux propriétés parfaitement naturelles. Lewis offre aussi un autre critère, celui du degré de similarité entre les objets possédant une même propriété. Ainsi, une propriété telle qu’être une molécule d’hydrogène peut être qualifiée de très rare, tandis que vleu est une propriété terriblement abondante.

Cela étant posé, nous pouvons revenir à la question de la vérité. En gardant la théorie de Lewis à l’esprit, nous pouvons formuler la suggestion d’Edwards comme suit :

(Abondance) Une propriété est insubstantielle ssi elle est plutôt abondante.

À mon sens, Edwards nous offre ici la meilleure analyse de l’insubstantialité que nous avons rencontrée jusqu’à présent. Contrairement à (Non explicative), à celle de la transparence et à (Indéterminisme), elle porte directement sur la nature des propriétés, sans détour par leurs relations avec certains concepts ou par leur pouvoir explicatif. Elle possède une universalité que l’idée de propriétés logiques n’avait pas. Elle répond aussi à un problème majeur de (Constitution) : selon (Abondance), les propriétés physiques fondamentales sont non seulement substantielles, mais elles sont les plus substantielles qui soient — une conséquence intuitivement désirable. Si l’AN a un sens, ce doit être celui-ci.

Nous sommes néanmoins forcés de rejeter (Abondance) dans le contexte du présent texte, non pas parce qu’elle offre une mauvaise définition de l’insubstantialité, mais parce qu’elle échoue à répondre à notre critère : si l’AN signifie que la vérité est plutôt abondante, alors l’AN est compatible avec certaines théories substantielles de la vérité. Deux types de contre-exemples sont possibles, et je dois le premier d’entre eux à Wyatt. Rappelons-nous le critère de la longueur de la chaîne de définissabilité ; si les propriétés parfaitement naturelles sont celles de la physique fondamentale, la chaîne de définissabilité de la vérité offerte par plusieurs théories substantielles sera plutôt longue[44]. Prenons, par exemple, l’une des versions de la théorie de la correspondance qu’a soutenue Russell[45] : la vérité est la propriété d’avoir, pour un complexe de croyance, une portion objectuelle correspondant à un complexe de fait. Nous nous trouvons, vraisemblablement, à une distance considérable de propriétés telles qu’avoir un spin demi-entier.

Le second contre-exemple que j’aimerais offrir repose davantage sur le critère de la similitude. C’est celui du pluralisme, dont la définition de la propriété d’être vrai risque fortement de la classer comme une propriété « plutôt abondante ». Deux définitions possibles me viennent à l’esprit : la vérité est la propriété de répondre aux principes centraux du concept de vérité, ou bien la propriété d’être (correspondante avec un fait applicable au discours scientifique) (superassertible ∧ applicable au discours moral) (etc.). Dans les deux cas, non seulement la chaîne de définissabilité risque d’être longue, mais les objets ayant la propriété d’être vrais ne partageront qu’un maigre degré de similarité.

Nous pouvons conclure que même si (Abondance) offre une bonne analyse de l’insubstantialité, le déflationnisme modéré ne peut y avoir recours pour préciser le sens de l’AN. Si les propriétés insubstantielles consistent dans le fait d’être plutôt abondantes, alors selon certaines théories inflationnistes, il est probable que la vérité soit insubstantielle ; cela n’implique aucunement que la vérité soit dépourvue, malgré tout, d’une nature intéressante à découvrir, et qu’il n’y ait rien d’autre à dire que les instances du SÉ à son propos.

5. Conclusion

Notre examen des différentes significations possibles de l’AN, dans sa version modérée, nous a montré qu’aucune d’entre elles ne permet au déflationniste de faire ce qu’il souhaite faire en l’assertant : soutenir que toute théorie inflationniste n’a rien à nous apprendre sur la vérité, car il n’y a rien à découvrir au sujet de cette dernière. En accordant à l’AN la signification que lui donne (Abondance), le déflationniste est toujours libre de clamer que la vérité n’a pas de nature — seulement, ce sera désormais dans un sens « dégonflé », dépourvu de conséquences pour l’inflationnisme.

Bien que je considère justifié le critère que j’ai employé pour évaluer les différentes conceptions de l’insubstantialité, on pourrait raisonnablement objecter que ma compréhension des « théories substantielles » est, quant à elle, trop large. Peut-être que l’inclusion du pluralisme et du primitivisme, qui représentent tout de même des cas singuliers de théories substantielles, a limité injustement les options du déflationnisme pour préciser le sens de l’AN. Je ne pense pas que ces théories doivent être exclues du domaine des théories substantielles, mais j’aimerais profiter de cette objection potentielle pour préciser quelques nuances.

J’ai soutenu que le déflationnisme modéré n’affirme rien qui mette en péril le développement de théories substantielles — néanmoins, si certains points du déflationnisme sont justes, les théories possibles qu’un inflationniste peut élaborer sont limitées. Par exemple, en § 4.5, je n’ai rien soulevé contre l’idée que la vérité pourrait être dépourvue de pouvoir explicatif — j’ai seulement soutenu, avec Eklund, que cette dernière notion n’a rien à voir avec la substantialité. S’il est vrai que la vérité n’a pas de pouvoir explicatif, alors plusieurs projets inflationnistes tombent à l’eau, ainsi que l’une de leurs motivations principales. Nous pouvons aussi dire que si (Indéterminisme) est une thèse vraie, alors la seule théorie substantielle pouvant rivaliser avec elle est le pluralisme ; également, si Horwich a raison d’affirmer que la vérité n’a pas de constitution, alors le primitivisme se retrouve à être la seule option que peuvent défendre les inflationnistes.

Tout cela, néanmoins, ne concerne pas directement l’AN, mais plutôt les débats traditionnels entre déflationnistes et inflationnistes. J’aimerais maintenant conclure en rappelant ce que je n’ai pas démontré ici. D’abord, malgré le titre trompeur de cet article, je n’ai pas déterminé si la vérité possède une nature ou non, n’ayant fourni aucun argument soutenant qu’elle en ait une. Ensuite, je n’ai pas défendu que l’AN, de manière générale, soit une thèse fausse, ni une thèse sans incidence sur la viabilité des théories substantielles : les déflationnistes peuvent toujours se rabattre sur l’éliminativisme, contre lequel je n’ai soutenu aucun argument. Il y a aussi une possibilité que les déflationnistes modérés puissent soutenir leur version faible de l’AN, mais pour y parvenir, ils devront faire preuve d’ingéniosité : soit en trouvant une conception nouvelle de l’insubstantialité, soit en sophistiquant l’une de celles que j’ai présentées. En attendant, ceux qui le désirent ont le loisir de chercher à résoudre, en toute légitimité, l’énigme de la nature sous-jacente de la vérité.