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Comment penser le possible ?À propos de What Would Be Different[Record]

  • Pierre-François Noppen

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  • Pierre-François Noppen
    University of Saskatchewan

Qui s’est frotté aux travaux d’Adorno sait combien l’expérience peut relever du défi, tant sa pensée, formulée dans une prose à la fois dense et elliptique, fourmillant de références souvent implicites à la tradition philosophique allemande en particulier, apparaît au premier abord inaccessible. What would be different : figures of possibility in Adorno nous propose une lecture d’une limpidité hors norme qui réussit à nous ménager un rare accès au coeur du projet adornien, lequel s’offre désormais sous un nouvel éclairage tant au lecteur novice qu’au lecteur initié. L’ouvrage rassemble les résultats des longues années de recherche qu’Iain Macdonald a consacrées à la pensée d’Adorno ainsi qu’à son examen critique soutenu de la tradition philosophique moderne, allemande en particulier. Il propose toute une série de lectures tout à fait novatrices de la critique adornienne des incontournables de la philosophie allemande postkantienne que sont Hegel, Marx et Heidegger, mais aussi de figures plus directement ancrées dans le projet critique d’inspiration marxienne et qui se sont imposées dans le paysage philosophique du 20e siècle — je pense bien sûr à Lukács, Bloch et Benjamin. Mais ce qui fait tout le mérite du livre, selon moi, c’est la manière dont l’auteur parvient à tisser une trame conceptuelle qui articule l’ensemble de ces confrontations à la lumière de ce qu’il présente de façon convaincante comme l’une des préoccupations principales d’Adorno, à savoir la question du possible. C’est ce qu’il caractérise comme la pensée modale d’Adorno. Sous le regard attentif d’Iain Macdonald, l’enjeu d’une conception cohérente du possible devient ainsi l’un des points d’accès privilégiés à la pensée d’Adorno autant qu’un motif qui en oriente le développement dans sa totalité. Cette même trame lui permet aussi d’articuler les principaux points d’inflexion de l’oeuvre adornienne — de l’examen de l’idéalisme philosophique jusqu’à la théorie esthétique, en passant par la théorie de la société —, nous fournissant des repères inestimables pour la parcourir. Pour commencer, il me semble important d’essayer de situer l’ouvrage dans le champ des études adorniennes. Je procède à partir de deux questions, intimement liées l’une à l’autre, qui ont hanté les interprètes dans les cinquante dernières années : la question de la signification du motif utopique dans la pensée d’Adorno et celle du statut de Dialectique négative dans le projet d’une théorie critique de la société, tel qu’il a pris forme dès le début des années 1930 dans les travaux des collaborateurs de l’Institut de recherches sociales à Francfort. Parmi les lignes interprétatives adoptées afin de répondre à ces questions, deux ont exercé une influence considérable. D’un côté, la lecture de Jürgen Habermas, si unilatérale fût-elle, a suscité beaucoup de réactions. Dans son fameux essai sur La dialectique de la raison, paru dans Le discours philosophique de la modernité, Habermas diagnostiquait un « déficit normatif » dans le modèle de critique sociale qu’Adorno et Horkheimer mettent en oeuvre dans cet ouvrage. Dans l’optique habermasienne, leur critique du développement de la rationalité occidentale est si radicale qu’ils ne parviennent en fin de compte qu’à rendre manifeste l’épuisement de la critique. La lecture de Habermas repose lourdement sur une prémisse : il soutient que Horkheimer et Adorno lient irrémédiablement le sort de la rationalité à une histoire de l’espèce qui prétend que, dès ses premières articulations, la raison était viciée en son principe — parce motivée par l’instinct de conservation — et vouée inexorablement à une dérive instrumentale, n’offrant ultimement aucune réelle perspective d’émancipation. Par conséquent, leur critique commet, de son point de vue, une sorte de pétition de principe dans la mesure où elle sape les fondements de la rationalité et, …

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