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Lors d’un symposium organisé en 1976 au congrès de la Philosophy of Science Association, la philosophe Marjorie Grene offrait un vibrant plaidoyer en faveur de la philosophie de la médecine. Son argumentaire reposait principalement sur le potentiel de celle-ci à instruire la philosophie générale des sciences alors dominée par l’héritage du positivisme logique et encore majoritairement tournée vers les sciences physiques.[2] Dans l’introduction à la nouvelle série Medicine and Philosophy aux presses de l’Université de Boston qu’ils inauguraient à la même époque, H. Tristram Engelhardt et Stuart Spicker soulignaient que « le passage de la philosophie et de la médecine à la philosophie de la médecine […] est loin d’être un fait accompli ».[3] L’appel de Grene, comme le souhait d’Engelhardt et de Spicker de voir naître un champ de recherche consacré tout entier à la philosophie de la médecine, ne se réaliseront que près de quarante ans plus tard. En effet, à l’exception de textes classiques comme l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique de Georges Canguilhem (réédité en 1966 sous le titre Le Normal et le pathologique)[4] ou la Philosophie de la santé de Hans-Georg Gadamer,[5] la philosophie de la médecine est longtemps restée dans l’ombre, en particulier dans le monde anglo-saxon.[6] Encore en 1992, le philosophe Arthur Caplan s’interrogeait sur son existence dans un article au titre provocateur : « Does the Philosophy of Medicine Exist ? ».[7]

Souvent confondue avec l’éthique médicale et la bioéthique, éclipsée par la philosophie de la biologie, la philosophie de la médecine s’est progressivement émancipée de ces domaines pour se consacrer principalement à l’étude des dimensions épistémologiques et méthodologiques des sciences médicales et biomédicales sans toutefois évacuer toute dimension éthique ou normative (contrairement à la philosophie de la biologie).[8] La philosophie de la médecine est désormais un champ établi de la recherche en philosophie, comme en témoignent les nombreuses anthologies parues ces dernières années.[9] Depuis le milieu des années soixante-dix, les questionnements soulevés par les philosophes s’intéressant aux sciences médicales incluent la définition des concepts clés de la médecine comme la santé et la maladie, le statut épistémologique de la médecine, la nature des explications et des expérimentations en recherche biomédicale et en médecine clinique, les conceptions de la causalité et de la preuve scientifique, ainsi que la validité et l’utilité de certaines catégories diagnostiques particulières.[10]

Durant les deux dernières décennies, ces questions classiques de la philosophie de la médecine ont fait l’objet d’un renouvellement. Des angles de recherche jusqu’alors peu explorés suscitent désormais de vifs débats, et les questions traditionnelles de la philosophie de la médecine sont réinterprétées à la lumière de ces nouveaux développements.[11] L’utilisation de modèles (animaux ou autres)[12] et la valeur épistémique des essais cliniques randomisés pour mesurer l’efficacité de certains traitements,[13] ainsi que l’intégration des aspects sociaux/éthiques et épistémologiques par la philosophie féministe[14] et l’épistémologie sociale[15] caractérisent maintenant un pan émergent de la philosophie de la médecine qui a pris le « tournant épistémologique ».[16] Parallèlement à cette transformation, l’examen des fondements philosophiques de la « biomédecine » se révèle également un champ de recherche très actif.[17] Alors que des critiques s’élèvent face au monopole de la biomédecine et que des approches parallèles se développent, donnant voix à d’autres acteurs et modèles légitimes pour penser la médecine, cette ouverture à de nouveaux schèmes se manifeste, entre autres, par l’étude des médecines « alternatives » ou « traditionnelles »,[18] par l’élaboration d’approches narratives ou phénoménologiques[19] et par la défense du cadre « populationnel » de la santé.[20] Par ailleurs, au tournant des années 2000, la philosophie de la médecine a également vu naître en son sein un champ d’études intéressé par une discipline spécifique de la médecine, la psychiatrie. Les problèmes spécifiques auxquels fait face la psychiatrie (p. ex. : la validité et la fiabilité de ses catégories diagnostiques, l’efficacité et les effets secondaires des traitements pharmacologiques, l’activisme et la contestation marquée de ses concepts, institutions et pratiques, etc.) expliquent en grande partie l’intérêt ciblé que suscite ce type de controverse.[21] Cette philosophie de la psychiatrie récemment apparue, en plus de refléter le tournant épistémologique de la philosophie de la médecine, soulève de nombreux problèmes qui touchent des questionnements philosophiques traditionnels (dualisme corps-esprit, liberté et déterminisme, action et rationalité, identité), mais qui ne sont pas apparus avec la même urgence du côté de la philosophie de la médecine générale.[22]

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En examinant ces récents thèmes grâce aux contributions de chercheur.e. s francophones en philosophie de la médecine et de la psychiatrie, ce dossier — qui fait suite à une table ronde organisée au congrès de la Société de philosophie du Québec en mai 2021 — vise à participer au développement et à l’approfondissement de cette « nouvelle » philosophie des sciences de la santé. Un thème, sinon le thème qui a attiré la plus grande attention en philosophie de la médecine à ses débuts, est la définition des concepts de santé et de maladie. Tout en cherchant à aller au-delà du débat classique entre normativisme et naturalisme, ce dossier montrera que cette dichotomie n’a pas encore épuisé toutes ses ressources. Par exemple, la conception objectiviste de la santé et de la pathologie défendue par Christopher Boorse dans les années soixante-dix fait encore polémique, même si elle est aujourd’hui critiquée à l’aide de nouveaux outils d’analyse. Antoine C. Dussault s’intéresse au problème des dysfonctions bénignes, formulé par Jerome Wakefield, à l’encontre de la théorie de Boorse, mais il réexamine ce problème en prenant pour objet la méthodologie employée par Wakefield et Boorse. Il s’agit alors pour Dussault de réinterpréter le projet de Boorse en suivant le regain d’intérêt, dans la philosophie du langage, pour « l’explication philosophique », et d’insister par-là sur les rôles théoriques et pratiques des concepts de santé et de pathologie. Dans le domaine de la philosophie de la psychiatrie, Maxime F.-Giguère renouvelle pour sa part l’analyse des défis soulevés par le psychiatre Thomas Szasz dans les années 1960 quant à la légitimité de la psychiatrie comme discipline médicale. Il questionne la capacité de Wakefield et de son analyse conceptuelle du concept de trouble mental à surmonter ces critiques. Selon F.-Giguère, Wakefield ne parvient pas à écarter les menaces de l’antipsychiatrie, mais la stratégie fondée sur l’analogie entre troubles somatiques et troubles mentaux qu’il suggère pourrait s’avérer porteuse. La première section de ce dossier sera donc consacrée à l’approfondissement d’une question fondatrice en philosophie de la médecine, la définition des concepts de santé et de maladie, mais à l’aune de nouveaux arguments et de cadres conceptuels et méthodologiques.

Alors que la définition des concepts médicaux est apparue à plusieurs comme une tâche centrale de la philosophie de la médecine, les processus sociaux et institutionnels qui mènent à la médicalisation de certaines conditions mentales et physiques constituent un autre thème qui attire de plus en plus l’attention des philosophes de la médecine et de la psychiatrie, comme en témoigne ce dossier. L’article de Pierre-Olivier Méthot revient sur les étapes de la médicalisation de l’obésité en Amérique du Nord et s’intéresse au bien-fondé de sa désignation comme pathologie par plusieurs associations médicales. Mobilisant les outils du débat classique entre normativistes et naturalistes, Méthot en montre les limites pour penser une condition comme celle de l’obésité : à la frontière entre maladie et facteur de risque, mais aussi entre faits et valeurs. Anne-Marie Gagné-Julien propose quant à elle d’examiner la médicalisation controversée d’un nouveau diagnostic dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), le trouble dysphorique prémenstruel. La médicalisation de ce trouble ayant été abondamment critiquée dans les précédentes formulations du DSM, Gagné-Julien mobilise le cadre conceptuel des injustices épistémiques et montre que les perspectives des personnes souffrant de cette condition sont encore aujourd’hui exclues des discussions sur la médicalisation du trouble. L’article plaide en faveur de pratiques de prise de décision plus inclusives. Ce sont donc les différents acteurs et l’influence du contexte social et culturel sur la médicalisation qui occupera la deuxième partie de ce dossier, faisant ainsi écho à la préoccupation grandissante des philosophes de la médecine pour l’intégration d’une réflexion politique et éthique dans leurs analyses.

Au fil de ses transformations, la psychiatrie offre aux philosophes de nouveaux objets d’étude. Dans son article, Luc Faucher propose un examen critique et comparatif de deux programmes de recherche émergents en psychiatrie, le Research Domain Criteria (RDoC) et le Roadmap for Mental Health Research in Europe (ROAMER), et montre comment ces programmes ont établi leurs priorités de recherche en santé mentale. S’appuyant sur la méthodologie de l’épistémologie sociale comparée, il soutient que le ROAMER a mieux établi ses priorités de recherche que le RDoC, car ses procédures sont plus inclusives. Pour terminer, c’est une nouvelle forme d’activisme en psychiatrie qui intéresse Sarah Arnaud, et plus précisément le rôle de l’activisme des personnes autistes dans la caractérisation scientifique de ce phénomène. Alors que certains auteurs y ont vu une forme de corruption de la psychiatrie par le politique, Arnaud soutient que les perspectives à la première personne peuvent générer des bénéfices épistémiques sur le plan de la validité de l’autisme en tant que catégorie scientifique. Cette dernière section du dossier illustrera donc le regain d’intérêt pour les questions d’épistémologie sociale en médecine et en psychiatrie, mais aussi les nouvelles questions de recherche qui émergent dans la foulée des avancées et des transformations de la médecine elle-même.

Malgré le fait que la philosophie de la médecine et de la psychiatrie soit désormais sortie de l’ombre et qu’elle soit considérée comme une discipline philosophique à part entière, il s’agira dans ce dossier d’éclairer certains domaines et objets encore méconnus, de mettre en lumière les courants et les problématiques émergents qui l’animent et de faire progresser des débats classiques sous des angles nouveaux.