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Introduction

En 2014, Ian Hacking suggère que la définition et la compréhension de l’autisme proviennent presque exclusivement du rôle de personnes autistes et de leurs proches, aidant·e·s, parent·e·s, etc.[1] Il propose la catégorie de personnes « personnellement connectées à une personne autiste (p-c-a) » pour désigner cet ensemble. Selon lui, les « p-c-a » (comprenant les personnes autistes elles-mêmes) sont impliqués à 99 % dans le façonnement des notions sur l’autisme, le 1 % qui reste étant attribuable à la recherche scientifique. Cette proposition provocatrice est critiquée par Kennett Kendler,[2] qui suggère au contraire que la compréhension de l’autisme est en grande partie le résultat de la recherche scientifique. Selon lui, notre compréhension de l’autisme est déterminée par les connaissances scientifiques de la même façon et dans la même proportion que toute autre catégorie de diagnostic psychiatrique. L’autisme n’est pas un cas qui se distingue des autres par un rôle plus important qu’y jouerait en particulier une forme de militantisme.

Ce débat s’inscrit dans un questionnement d’actualité capital quant au rôle et à l’importance de la perspective des personnes concernées[3] dans les progrès en psychiatrie. Plus précisément, le désaccord entre Hacking et Kendler fait écho aux questions de l’autorité épistémique et de la légitimité de la voix des patient·e·s dans la recherche scientifique concernant les étiquettes qui leur sont attribuées. Ce questionnement revêt plusieurs facettes ou sous-questions qui méritent d’être discutées plus en détail. La première porte sur les mouvements de la neurodiversité et sur le militantisme en général concernant entre autres la « pathologisation » des différences de fonctionnement cognitif. Que sont ces mouvements et qu’apportent-ils à la compréhension d’une catégorie de diagnostic psychiatrique ? La seconde question concerne l’intégration des personnes psychiatrisées dans la réflexion scientifique entourant les conditions psychiatriques. Quels sont leurs rôles dans la connaissance scientifique et que permet cette intégration ? Je considère que ces deux facettes peuvent apporter un éclairage sur le questionnement plus général portant sur l’autorité épistémique. Combinées, elles conduisent aussi à une troisième question : que signifie le qualificatif « scientifique » lorsqu’il est appliqué à une catégorie psychiatrique ? Ce sont ces trois questions que je propose d’examiner dans cet article par l’intermédiaire de l’exemple de l’autisme.

Dans cet article, j’examine le rôle de la perspective personnes concernées dans les progrès de la recherche scientifique sur l’autisme. Je considère que le désaccord entre Hacking et Kendler sur la construction de l’autisme se fonde sur une fausse dichotomie selon laquelle seule la science peut révéler la nature empirique de l’autisme, tandis que le discours des gens dits « p-c-a » construirait une vision plus socioculturelle. Plutôt que de les envisager comme des voies parallèles qui influencent notre conception de l’autisme de deux manières distinctes, je propose d’évaluer leurs interactions. Je tiens compte des problèmes éthiques inhérents au ratio discuté par les auteurs et je propose que la perspective des personnes concernées, c’est-à-dire des personnes autistes elles-mêmes représente une étape nécessaire à l’atteinte d’une validité scientifique.

D’abord, je propose une critique de la dichotomie « science contre militantisme » en cause dans le débat Hacking/Kendler. Ensuite, je montre comment la perspective des personnes autistes a permis aux scientifiques de corriger des hypothèses problématiques et d’explorer des pistes plus prometteuses pour comprendre l’autisme. Par cette réflexion, je soutiens que la prise en considération de la perspective des personnes autistes dans la recherche scientifique est nécessaire pour parvenir à une compréhension scientifiquement valide de ce qu’est l’autisme. La compatibilité des deux perspectives est souhaitable pour une meilleure compréhension de l’autisme.

1. Le point de vue des « p-c-a » contre l’approche scientifique : une fausse dichotomie

1.1 Les termes du débat

Dans son texte « Sur le ratio entre science et militantisme dans la construction de l’autisme », Ian Hacking[4] avance que la conception de l’autisme provient presque exclusivement des discours militants et très peu des découvertes scientifiques. Il propose un ratio respectif de 99 pour 1, « sensationnaliste » de son aveu même. Hacking soutient cette thèse à l’aide de données concernant les mouvements militants des dernières décennies. Il montre la place prédominante que les personnes autistes occupent dans la recherche sur l’autisme et indique que cette proportion est unique en son genre en psychiatrie. Il mentionne par ailleurs les discours très médiatisés et politiquement très influents des nombreux groupes de soutien, de parent·e·s, d’aidant·e·s et de gens proches de personnes autistes qui dénoncent parfois la pathologisation et la perception de l’autisme comme une maladie. Il invoque également l’hétérogénéité de l’autisme, les changements de définitions, ainsi que la méconnaissance de ses causes, comme preuves de la particularité de cette catégorie de trouble psychiatrique et de son manque de validité sur le plan scientifique.

Dans sa réponse, « Le façonnement de l’autisme et des autres troubles psychiatriques : Une perspective alternative »,[5] Kennet Kendler s’oppose à la thèse de Hacking et suggère, au contraire, que la compréhension de l’autisme provient en grande partie du milieu scientifique. Il indique que les changements apportés en 2013 dans la catégorie clinique de l’autisme n’ont montré qu’une proportion de 6,6 % de personnes autistes ou proches d’une personne autiste et avance que ces changements constituent un « façonnement » (shaping) substantiel de la catégorie, « façonnement » auquel se sont d’ailleurs opposés un nombre important de militant·e·s ayant alors un diagnostic du syndrome d’Asperger. Il nuance aussi l’aspect exceptionnel mis en avant par Hacking en ce qui concerne le rôle de facteurs socioculturels dans le façonnement des notions sur l’autisme en décrivant le rôle des personnes souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique dans la création de la catégorie TSPT ainsi que celui des militants gais dans le retrait de l’homosexualité du DSM. Le façonnement des connaissances sur l’autisme n’est donc pas moins déterminé par la science que ne l’a été la compréhension d’autres catégories étudiées en psychiatrie. Et les revendications des militant.e.s, nous rappelle-t-il, ne sont pas nécessairement opposées à la clinique et à la psychiatrie. Qui, de Hacking ou de Kendler, a raison ? Il est en fait impossible de répondre à cette question sans la reformuler.

Le débat auquel se livrent Hacking et Kendler fait appel à une terminologie à la fois vague et problématique sur plusieurs points. On note une première confusion dans le concept de p-c-a, que je décris dans la partie suivante. Cette confusion implique que le ratio soit pour le moins insignifiant. Le second terme qui nécessiterait une précision pour répondre à la question du ratio, est celui de « façonnement ». Kendler lui-même s’interroge sur cette notion, mais ne propose pas d’examiner le concept plus avant. Il semble l’entendre au sens d’une compréhension contemporaine ou générale. J’analyse maintenant ces deux difficultés.

1.1.1 « P-c-a » ou connaissance des personnes concernées : une confusion qui tend vers l’injustice

En premier lieu, le qualificatif « personnellement lié à une personne autiste », ou « p-c-a », proposé par Hacking, est censé englober à la fois les personnes autistes et les celles qui les côtoient, qu’il s’agisse de l’entourage, des aidant·e·s, ou des personnes impliquées d’une manière ou d’une autre dans la vie de personnes autistes. En ce qui concerne les liens personnels, la frontière entre les liens de thérapeutes, de travailleurs sociaux ou de travailleuses sociales jouant un rôle dans la vie des personnes autistes peut se révéler ambiguë.[6]

Mais le terme « p-c-a » devient en particulier plus problématique en ce qu’il n’admet pas de distinction entre les perspectives de la personne concernée et celles d’un tiers. Les personnes non autistes, aussi proches qu’elles puissent être d’une personne autiste, « parlent pour les autres ».[7] Et le problème de la représentativité demeure le même que pour une personne qui n’interagit pas avec une personne autiste, au sens où le discours sur l’autisme de ces personnes n’en est pas un à la première personne/au je : il ne s’agit pas de la description d’un vécu ou d’un ressenti personnel sur les impacts subjectifs de l’autisme. Toute forme de revendication qui en découle renvoie alors à une certaine prudence épistémique, c’est-à-dire une prise de distance avec le discours et une reconnaissance de celui-ci comme partiel ou contestable. C’est d’ailleurs un problème soulevé dernièrement dans la recherche sur l’autisme : les « voix » des autistes éprouvant des difficultés de communication, ou n’utilisant pas le langage verbal, sont souvent représentées par celles de leurs parents ou éducatrices, considérées comme les plus légitimes, puisqu’ielles entretiennent des liens étroits avec les autistes.[8] Cependant, ielles prônent plus souvent le développement de techniques d’intervention, de prise en charge et de traitement, alors que les personnes autistes elles-mêmes revendiquent parfois au contraire la réduction de la stigmatisation par des accommodements visant à l’inclusion.[9] Les parents ne sont pas toujours de bons représentants ou de bonnes représentantes de la voix de leurs enfants autistes.

On pourrait même aller jusqu’à considérer que les personnes non autistes proches des personnes autistes ont moins d’autorité épistémique que les personnes autistes elles-mêmes et que ce que Kendler et Hacking appellent la « science ». L’autorité épistémique est censée désigner les personnes en position d’autorité, donc celles qui ont une certaine connaissance dans un certain domaine, en l’occurrence celles qui peuvent fournir des vérités sur un sujet grâce à un grand nombre de preuves et à un raisonnement solide.[10] S’il est courant de penser que les expert·e·s dans le cas des différences cognitives ou des pathologies sont les clinicien·ne·s ou les chercheur·e·s de diverses disciplines scientifiques qui étudient le phénomène, les personnes autistes elles-mêmes ont une perspective subjective au premier chef de ce que cela signifie d’être autiste. Ce point de vue confère une perspective à laquelle la science n’a pas accès. Les personnes qui ne sont ni autistes ni expertes du fait de leur profession ont ainsi un point de vue de personne tierce, qui s’apparente peut-être davantage à une perspective scientifique (selon l’expertise acquise grâce à leurs liens avec des personnes autistes) qu’à un point de vue de personne concernée par cette réalité. En effet, ielles représentent une perspective non subjective. Les auteurs ne tiennent pas compte de cette possibilité. Il semble pour le moins étrange du point de vue de l’autorité épistémique de regrouper les personnes autistes et les personnes qui leur sont liées dans une catégorie indifférenciée.

Cette question a également des conséquences éthiques et notamment en matière de justice épistémique qu’il conviendrait de mentionner pour justifier l’emploi d’une telle catégorie (les « p-c-a »). L’« injustice épistémique » est un terme proposé par Miranda Fricker[11] pour désigner un tort fait à quelqu’un et causé par une personne en sa qualité de sujet connaissant ou de sujet épistémique. Les personnes autistes peuvent subir de l’injustice dite « testimoniale » : un type d’injustice épistémique consistant à ne pas reconnaître une certaine expérience comme légitime ou significative, en raison de dynamiques de pouvoir systémiques (sociales, intellectuelles, culturelles). L’absence d’une prise en considération de la perspective des personnes concernées — par exemple des témoignages des personnes autistes elles-mêmes pour comprendre l’autisme — est une forme d’injustice testimoniale. Considérer leurs voix dans une catégorie comprenant aussi les proches est une forme d’injustice testimoniale : en effet, le terme « p-c-a » empêche la prise en considération de l’expérience en tant que telle des personnes autistes, c’est-à-dire la perspective attachée à l’expérience elle-même et à même de décrire un vécu et un ensemble de ressentis auxquels les non-autistes, qu’ielles soient des proches ou des scientifiques, n’ont pas accès.

Utiliser la catégorie de personnes « p-c-a » pose donc deux problèmes très importants. D’une part, citons son ambiguïté, qui en fait un ensemble difficilement mesurable. De l’autre, soulignons son manque de pertinence pour la représentativité des personnes autistes dans la compréhension de l’autisme et pour leur autorité épistémique, qui semble pourtant être au coeur de la préoccupation de Hacking et de Kendler.

1.1.2 Le « façonnement » des notions sur l’autisme : différents domaines de connaissance

Le deuxième terme qui prête à confusion et nécessite une discussion pour résoudre ce débat (si tant est qu’il soit soluble) est la notion de construction ou de façonnement (shaping) et son lien avec celle de conception ou de compréhension. Le ratio discuté par les auteurs concerne le poids des deux éléments que sont la science et le militantisme dans la « construction de la conception » de l’autisme. Or, cette terminologie semble confondre les conceptions propres aux domaines de la recherche, de la clinique et de la société dans son ensemble. Ces trois domaines sont à la fois distincts les uns des autres et interdépendants dans la compréhension de l’autisme. Si on souhaite mesurer leur poids dans le façonnement des notions sur l’autisme, il convient de considérer ce que chacun permet d’apporter en matière de connaissances. Dès lors qu’on se plie à cet exercice, il est aisé de se rendre compte que les approches respectives de ces milieux ne peuvent être considérées comme ni uniquement scientifiques ni seulement militantes. En ce sens, elles contribuent à façonner différents éléments de compréhension de l’autisme, qui tous ensemble participent à cette compréhension. Cependant, cette compréhension ou cette conception n’est pas non plus unifiée. Étant donné que l’autisme est encore mal compris, il existe plusieurs visions de celui-ci. Je ne discute pas ici de leur compatibilité, encore moins de savoir laquelle est la bonne, mais je souhaite montrer qu’aucune à ce stade n’est à la fois complète et véridique. Je considère ici l’inextricabilité de ces trois domaines et envisage leur relation avec la science et l’activisme. Ces considérations révèlent une ambiguïté dans les concepts de « construction » et de « conception » de l’autisme, en rendant confuse et imprécise la question du ratio science/militantisme.

On pourrait considérer d’emblée que la science présente les catégories de troubles psychiatriques comme des pathologies qui doivent être traitées ou corrigées par la médecine ou la psychiatrie, alors que les militants estiment que certaines de nos catégories de troubles psychiatriques actuelles, et en particulier celle de l’autisme, ont été pathologisées à tort. Il est vrai qu’une vision militante soutient généralement que ces catégories constituent des différences cognitives plutôt que des troubles, et qu’elles devraient être acceptées comme des manifestations d’identités dissemblables de celles des personnes neurotypiques, plutôt que pathologiques.[12] Si c’est le cas, déterminer lequel de ces points de vue correspond à notre compréhension actuelle de l’autisme — lequel a « façonné » la vision de l’autisme — pourrait offrir une solution pour déterminer qui, entre Hacking et Kendler, a raison sur le rapport entre la science et le militantisme dans ce façonnement. Cependant cette dichotomie est contestable.

Les articles de la recherche scientifique proposent généralement une caractérisation préliminaire de l’autisme résumant les descriptions cliniques utilisées pour les diagnostics, fournissant parfois des données concernant l’étiologie, la prévalence et les comorbidités, et recourant de plus en plus à un langage qui, s’il n’est pas inclusif, est au moins athéorique et relativement neutre ou tend à éviter la pathologisation. Suivant cette volonté de neutralité (à laquelle je souscris) pour considérer ou non l’autisme comme une pathologie, on peut considérer l’autisme comme une différence neurodéveloppementale reconnue par deux grands groupes d’indicateurs comportementaux : certaines particularités concernant la communication et l’interaction sociale, d’une part, et un ensemble de particularités sensorielles, perceptuelles et cognitives, d’autre part. Sa prévalence, qui était récemment estimée à 1,5 %,[13] est en rapide augmentation.[14] [15] Ses causes ne sont pas spécifiquement connues ; l’autisme pourrait être le résultat de multiples facteurs génétiques et environnementaux.[16]

Par ailleurs, la caractérisation scientifique de l’autisme n’est pas toujours appuyée par des données. Par exemple, les schémas neuronaux sous-jacents aux traits autistiques sont encore inconnus, et l’autisme n’est pas diagnostiqué par des marqueurs neurologiques ;[17] néanmoins, il est vu comme une différence neurodéveloppementale. On considère aussi, depuis les premières études sur les jumeaux menées dans les années 1970,[18] que l’autisme a des bases génétiques, mais aucune des variations génétiques impliquées dans l’autisme ne lui est spécifique. Sur le plan épidémiologique, plusieurs études montrent des disparités dans la prévalence,[19] des interactions génétiques complexes[20] et d’importantes divergences cognitives.[21] Ces résultats ne disent rien sur « l’autisme en général » et ont même conduit certain·e·s chercheur·e·s à considérer la possibilité d’un fractionnement du spectre en différents types d’autisme,[22] voire à envisager l’élimination du concept en tant que catégorie unifiée par un seul terme.[23]

Afin de cerner les traits et les caractéristiques autistiques et de les étudier, et éventuellement d’affiner la définition de l’autisme, la recherche doit se fonder sur la clinique. En effet, les études en psychologie ou en neurosciences recrutent des cohortes de personnes neurotypiques et autistes précisément sur la base de diagnostics issus de la clinique. La recherche plus théorique doit aussi fournir une définition de l’autisme qui se fonde sur des descriptions cliniques. Cela en fait un domaine inextricablement lié à celui de la clinique.

Pourtant, aussi large soit-elle, cette conception de la recherche recèle déjà plusieurs caractéristiques discutables et qui dévient de la conception clinique de l’autisme : bien que ce dernier soit de plus en plus décrit plutôt comme une différence neurodéveloppementale, les classifications cliniques officielles du DSM et de la CIM le désignent toujours comme un trouble. Ces manuels réfèrent à des « déficits » ou à des « déficiences » plutôt qu’à des manifestations, et indiquent qu’ils peuvent être plus ou moins « sévères »,[24] comme des symptômes peuvent l’être pour une maladie donnée. Il s’agit, dans la conception actuelle de l’autisme, d’une première divergence entre celle visant à l’inclusivité et celle, « pathologisante », qui provient de la description clinique. Une partie de la recherche scientifique sur l’autisme s’inscrit dans cette volonté de réforme visant à l’inclusion et elle peut être comprise comme correspondant à une vision militante de l’autisme. Cette dernière tendance semble soulever une tension entre la recherche et la clinique, ce qui rend ambiguë la dichotomie science/militantisme.

On trouve dans les revendications militantes le refus d’adhérer aux descriptions cliniques ou la demande de leur révision ; ainsi, la recherche semble être en conflit avec le militantisme. En effet, la méthodologie de recherche consiste à utiliser des descriptions cliniques pour recruter des populations autistes et à décrire l’autisme à partir des caractéristiques comportementales des descriptions du DSM. Par conséquent, la recherche qui se veut scientifique utilise la description clinique de l’autisme qui semble être en conflit avec les progrès sociaux. Cependant, nous l’avons vu, la recherche les prend également en considération par l’utilisation d’un vocabulaire non pathologisant. Si c’est la recherche qui permet une « construction » ou un « façonnement » de la conception de l’autisme, un ratio qui distingue la part de la science de celle du militantisme dans cette construction semble peu pertinent.

Sur le plan de la clinique elle-même, les clinicien·ne·s et les personnes responsables du DSM cherchent à utiliser activement les percées de la recherche et les données scientifiques à leur disposition. Cependant, les descriptions cliniques de l’autisme se détachent des avancées scientifiques pour proposer une définition centrée uniquement sur le comportement. Le DSM dresse par exemple la liste d’un ensemble de « symptômes » sans explication sur leurs causes ou leurs mécanismes sous-jacents. Cette énumération est presque constante depuis la première description de l’autisme par Kanner[25] il y a 80 ans. En ce sens, cette description est pathologisante, n’évolue pas à l’unisson de la recherche et ne correspond pas non plus à une approche militante.

Enfin, les revendications sociales ne s’opposent pas aux avancées scientifiques. Au contraire, la plus grande part des revendications militantes relatives à l’autisme vise à remettre en question la conception clinique qu’on s’en fait grâce aux données scientifiques et à la perspective des personnes concernées. Cependant, comme le rappelle justement Kendler, les personnes autistes elles-mêmes n’ont pas une voix unifiée revendiquant que l’autisme soit retiré du DSM. Je reviendrai sur ces points. Ce qui importe ici est l’inextricabilité des domaines de la recherche, de la clinique et du social dans la compréhension de l’autisme et leurs approches à la fois scientifique et militante. Cette compréhension est le résultat de plusieurs domaines et ne semble pas pouvoir être divisée en un ratio qui considère deux approches, la science et le militantisme, comme étant opposées.

La conception de l’autisme recèle plusieurs sens. Si on essaie de cerner la conception qu’a la société dans son ensemble, on peut se référer à une notion « populaire » propagée par les médias. Les documentaires sur l’autisme ou les récits de fiction présentent des personnes ou des personnages qui dépeignent plus ou moins adéquatement un certain nombre de « traits » autistiques. Une généralisation de ces traits ne permet en aucun cas de parvenir à une compréhension réaliste de l’autisme dans son ensemble, étant donnée l’hétérogénéité du spectre se déployant sur plusieurs paliers (notamment comportementaux, neurologiques, génétiques et étiologiques), ce qui entrave la possibilité de comprendre l’autisme de manière valide et unifiée.[26] La conception populaire obtenue par la généralisation d’exemples pris dans les médias est plutôt représentative du manque de connaissances sur l’autisme et ne peut qu’en donner une image stéréotypée. En revanche, ne pas généraliser cette conception rend mieux compte de l’hétérogénéité reconnue par les chercheur·e·s et les personnes autistes elles-mêmes, mais ne propose pas de caractérisation ou de « conception » homogène et unifiée de l’autisme, donc aucune conception à proprement parler.

Avant de considérer plus avant la relation science/militantisme, je précise que l’hétérogénéité de l’autisme et le manque de conception unifiée ne doivent pas nécessairement mener à l’abandon de la catégorie diagnostique. Bien que cette possibilité demeure ouverte,[27] la clinique et les revendications sociales incitent à continuer d’utiliser la catégorie diagnostique tant qu’on n’en a pas trouvé d’autre(s). En effet, l’autisme continue d’être reconnu comme une différence « hautement reconnaissable »[28], et un nombre important de personnes s’identifient comme autistes.[29] L’unification clinique de cette catégorie de trouble reflète également bien la volonté de compréhension de l’autisme comme différence intrinsèque.[30]

1.2 Science contre militantisme : le couple désuet de la psychiatrie

Comment la science et le militantisme influencent-ils la catégorie diagnostique « autisme » ? Pour répondre à cette question, examinons ce à quoi ils réfèrent plus largement dans le domaine de la psychiatrie. Le débat entre Hacking et Kendler semble faire écho à la fameuse querelle de la psychiatrie entre le modèle médical et le modèle social, reflet d’une tension entre essentialisme et constructivisme. Dès le 19e siècle, la psychiatrie est divisée entre l’idée que les catégories psychiatriques sont à « découvrir »[31] et celle selon laquelle elles sont « construites », notamment par des jugements de valeur sur la normalité.[32] Plusieurs psychiatres, dans les années 1970, développent une critique de la psychiatrie traditionnelle, notamment en affirmant que la maladie mentale est le résultat de pressions politiques et de visions sociales qui pathologisent les esprits « créatifs » ou « fous ». C’est notamment le cas de Szasz, mais aussi de Cooper qui propose le concept d’« antipsychiatrie »[33] qui désignera ce courant rejoignant certaines des idées de Foucault, émises dix ans auparavant.[34]

Hacking et Kendler semblent supposer que les perspectives prônées par les personnes autistes et les personnes qui sont liées à elles correspondent à une forme de militantisme qui considère comme sociales ou culturelles les difficultés associées à l’autisme. En effet, Hacking utilise les termes « p-c-a » et militantisme de manière interchangeable, et Kendler considère la vision des personnes autistes et des personnes qui sont liées à elles comme « externe (c’est-à-dire socioculturelle) » plutôt qu’« interne (autrement dit scientifique ou empirique) ».[35] Cette vision dichotomique est réductrice. D’une part, elle n’est pas représentative de certaines avancées importantes de la psychiatrie qui l’inscrivent aujourd’hui dans des discussions bien différentes des débats psychiatrie/antipsychiatrie, et d’autre part, elle ne tient pas compte de la multiplicité des points de vue et des revendications militantes associées à l’autisme. Je développe ici ces deux points.

D’une part, ce que Foucault remettait en question était la vision de la « folie » ou de la maladie mentale comme une espèce naturelle : il la voyait plutôt comme façonnée par une société qui enfermait et maltraitait les personnes qui déviaient de la normalité. Les mouvements de la neurodiversité aujourd’hui ne considèrent pas que la médecine ou la psychiatrie est destructrice et encore moins productrice des pathologies.[36] D’autre part, de nombreux modèles ont été proposés depuis la critique du modèle médical, dont ceux impliquant notamment la possibilité que les espèces naturelles en psychiatrie se situent à des paliers sous-jacents (qu’elles soient par exemple des composantes biologiques impliquées dans certaines conditions), ou que ces catégories soient avant tout pragmatiques, mais puissent à terme capturer des espèces naturelles.[37] Ces solutions de remplacement laissent de la place à la possibilité de recoupements et d’hétérogénéité au sein des catégories de diagnostic psychiatriques. Ces solutions ont aussi incité à repenser les systèmes de classification, notamment à en envisager une recourant à un niveau d’analyse inférieur, visant l’identification de corrélats biologiques, tel que le revendiquent les fondateurs du RdoC,[38] ou encore à proposer une taxonomie qui permette une analyse à différents niveaux, prenant en considération l’évolution et l’instabilité des catégories de diagnostic psychiatriques.[39]

La stricte dichotomie entre espèce naturelle et construction sociale est notamment reprochée à Hacking qui se range du côté des constructivistes, précisément en réponse à son argument du « looping effect ». Selon cet argument, les catégories diagnostiques de la psychiatrie évoluent en fonction de la réponse à la catégorisation des personnes diagnostiquées. Ces catégories interagissent avec ce qu’elles classifient, contrairement aux espèces naturelles qui sont indifférentes à la classification.[40] Cependant, si une interaction est possible, elle n’implique pas une révision des catégories psychiatriques pour autant. Le fait que les personnes recevant un diagnostic transforment leurs comportements en fonction de celui-ci n’entraîne pas un changement dans la catégorie pour autant.[41] C’est un point important, car le ratio de Hacking semble se fonder sur une présupposition similaire, celle selon laquelle la prise en considération du militantisme dans la compréhension de l’autisme viendrait remplacer, ou fondamentalement modifier la catégorie « autisme », au point même de la (re)construire entièrement.

En ce qui concerne l’autisme, les mouvements de neurodiversité illustrent parfaitement la compatibilité entre une perspective militante et une perspective médicale. Le modèle médical considère l’autisme comme une pathologie qui doit être expliquée par la science et guérie par la médecine, alors que la neurodiversité considère l’autisme comme une communauté neurologique qui doit être acceptée et reconnue comme telle, différente de la neurotypicité.[42] Mais selon ces deux approches, l’autisme et la neurotypicité diffèrent en vertu de différences cérébrales. C’est en vertu d’une différence neurologique que le mouvement de la neurodiversité exige la reconnaissance de l’autisme comme faisant partie de l’identité. Il reconnaît justement l’autisme comme une différence avant tout neurologique et il promeut la différence et la tolérance envers cette différence, tout en préconisant un modèle neurologique/médical pour comprendre ces différences.[43] Le contenu et les objectifs de ces approches se chevauchent donc : toutes deux reconnaissent les difficultés rencontrées par les personnes autistes et la nécessité de comprendre la neuroanatomie de l’autisme afin de les aborder.[44] En ce sens, elles préconisent une augmentation des données empiriques et de l’apport des neurosciences dans la compréhension de l’autisme. La dichotomie sur laquelle s’appuient Hacking et Kendler entre la science et le militantisme ne correspond pas à une division entre le modèle médical et le mouvement de la neurodiversité.

De plus, ni la perspective des personnes autistes ni celle des personnes qui sont personnellement liées à elles ne se limitent à un type de militantisme ou ne peut être résumée à celle correspondant au mouvement de la neurodiversité. Le militantisme autour de l’autisme est lui-même intégré dans la catégorie plus large des « études critiques de l’autisme » (Critical Autism Studies — CAS), qui désignent un ensemble d’approches sociales et politiques, fondées sur la science, dont l’objectif est l’inclusivité.[45] « La “criticalité” vient de l’investigation des dynamiques de pouvoir qui opèrent dans les discours sur l’autisme, de la remise en question des définitions de l’autisme basées sur la notion de déficit, et de la volonté de considérer les intersections de la biologie et de la culture dans la construction de la condition. »[46] Ainsi, non seulement le militantisme va-t-il bien au-delà d’une tentative de réforme de la conception actuelle de l’autisme, mais il est également beaucoup plus complexe et nuancé qu’un discours politique unifié contre la science. Si certain·e·s de ses défenseur·e·s visent un modèle plus culturel ou social de l’autisme,[47] d’autres auteurs affirment que la critique ne doit pas être considérée comme un obstacle à la science, mais plutôt comme une tentative de parvenir à une recherche plus inclusive et interdisciplinaire. Cette dernière approche promeut la prise en considération des témoignages des personnes autistes tout en respectant une intégrité scientifique, par l’intermédiaire d’un exercice de la pensée critique et d’une interprétation nuancée des données empiriques.[48] Comme c’est le cas avec les modèles scientifiques, les mouvements militants disposent de diverses visions associées à différentes hypothèses sur l’autisme, et soutenues par différentes théories et écoles de pensée. Les approches militantes correspondent donc davantage à un ensemble de demandes pour des méthodes et outils plus interdisciplinaires qu’à une promotion de solutions de remplacement des méthodes scientifiques.

D’ailleurs, la parole des personnes autistes n’est pas nécessairement utilisée dans une perspective « militante ». Il existe un débat important au sein de la communauté autiste concernant la catégorisation de l’autisme comme une maladie ou comme une différence.[49] Les témoignages et récits des personnes concernées parfois retenus dans la recherche reprennent souvent les termes et descriptions utilisées par la clinique (c’est souvent le cas des récits de Grandin).[50] Certaines études proposent des méthodologies permettant de recourir à la perspective des personnes concernées pour confirmer des hypothèses de « déficits » et d’« anomalies », entre autres attentionnelles.[51] Les perspectives de personnes concernées sont donc bien souvent proches du discours scientifique et parfois d’un discours pathologisant.

Si des divergences existent entre les discours des personnes autistes, ceux des personnes qui leur sont proches et le discours scientifique, ces divergences ne mènent pas à une incompatibilité entre la science et les études critiques sur l’autisme. Au contraire, comme le montrera la section suivante, la prise en considération du point de vue des personnes autistes a eu un impact important sur la connaissance scientifique de l’autisme. Mais avant de montrer comment cela se peut, il est important de faire un rapide détour par la notion de « science » de l’autisme.

La recherche d’un rapport entre la science et le militantisme semble s’appuyer sur une concordance de la science sur l’autisme avec des études biologiques. En effet, Hacking et Kendler donnent tous deux des exemples de recherches épidémiologiques et génétiques qui semblent constituer des disciplines scientifiques se préoccupant de l’autisme. Si la science était limitée à ces deux domaines, le ratio de Hacking ne serait peut-être pas si loin de la réalité.

Cependant, les désaccords sur la conception de l’autisme sont présents dans une pluralité de disciplines scientifiques impliquées dans sa compréhension. Le discours scientifique n’est pas limité à la génétique et aux neurosciences, et celui portant sur l’autisme ne se limite certainement pas au modèle médical. D’ailleurs, si on considère que les perspectives des personnes concernées constituent des données empiriques (par exemple, des témoignages) de la recherche scientifique, la question de savoir qui définit l’autisme entre les personnes autistes et la science semble injustifiée. En effet, la seule distinction qui subsiste entre les deux composantes du ratio revient alors à une distinction entre les différents types de données dont il est question : d’un côté, les données provenant de témoignages et d’un autre, celles correspondant aux réactions comportementales recherchées par les psychologues ou des résultats d’imagerie cérébrale récoltés par les chercheur·e·s en neurosciences.

On pourrait ici objecter que les témoignages manquent de la rigueur nécessaire à une utilisation non biaisée des données, contrairement aux méthodes scientifiques des psychologues et des neuroscientifiques. Ces dernières permettent de contrôler divers paramètres et d’éviter que les résultats ne soient teintés de composantes personnelles et subjectives, impropres aux données empiriques. On pourrait alors soutenir que, d’un point de vue strictement scientifique, rien de normatif ne devrait être en jeu et qu’il faut écarter de la recherche empirique les « intérêts » des personnes. Selon un tel point de vue, la recherche sur l’autisme ne devrait porter que sur la découverte des différences qui le distinguent des fonctionnements neurotypiques et sur celle de leurs mécanismes, et les questions d’ordre normatif appartiendraient au domaine de l’éthique. Dans ce cas, le ratio serait important à définir.

Cette question a été largement discutée par des philosophes des sciences qui considèrent que la science ne peut se défaire de l’influence des valeurs sociales et que celles-ci ne sont pas un frein à son objectivité. Longino a mis en avant la nécessité de considérer les valeurs en science : la science est aussi un savoir « social » avant tout.[52] Cette thèse a été discutée et actualisée par les théories du point de vue, notamment celles de Sandra Harding qui montre comment certaines réalités et des intérêts sociaux ont orienté la recherche scientifique et à quel point toute science qui ne tient pas compte d’une diversité des points de vue est vouée à l’échec quant à sa validité scientifique.[53] Elle rejoint aussi celle de la philosophe féministe Dona Haraway ;[54] selon elle, il faut dépasser le débat entre objectivité et relativisme à propos de la science et comprendre que la prétendue objectivité scientifique est en fait chargée de relations de pouvoir, sous couvert d’impartialité. Cette vision de la science objective rend alors les positions des personnes en position de pouvoir « universelles ». Dans le cas qui nous occupe, c’est la neurotypicité qui tient lieu de normalité pour le fonctionnement cognitif.

Sans entrer dans les détails, disons qu’un programme scientifique sans l’influence de valeurs sociales ou culturelles ne peut pas non plus être appliqué à l’autisme : le concept porte déjà le poids de sa description clinique, de son caractère hautement reconnaissable et de son explication par différents domaines scientifiques au cours des 80 dernières années. Cela implique nécessairement d’adhérer à l’une de ces deux options : éliminer complètement le concept,[55] ou considérer que toute discipline concernée par l’autisme a aussi une dimension normative. Cette deuxième option va de pair avec la considération selon laquelle la science et le militantisme sont plus qu’en interaction, ils sont interdépendants. Elle est aussi en adéquation avec la vision de la médecine et de la psychiatrie comme disciplines normatives, dont le but ultime est de fournir de l’aide et de représenter les intérêts des patient·e·s.[56]

Cette approche fait écho à celle de la démocratisation de la science. Depuis plusieurs années, différents domaines scientifiques promeuvent la participation des citoyen·ne·s dans la recherche. Le développement de sciences « participatives » ou « citoyennes » se montre utile pour récolter de plus grandes quantités de données sur des périodes plus longues, ce qui est par exemple utile pour la biologie ou certaines sciences de l’environnement.[57] Cette pratique, qu’on trouve dans différents domaines, permet une meilleure compréhension de la science elle-même grâce à l’hétérogénéité des connaissances et des perspectives qui favorisent la récolte de données ainsi que la possibilité d’un dialogue plus accessible au public.[58] En effet, les résultats scientifiques ne sont plus seulement déduits d’hypothèses et de données produites directement par les scientifiques, ils ne sont pas non plus collectés grâce à des méthodes scientifiques spécifiques à certaines disciplines — qui ne sont souvent pas accessibles aux profanes — mais les conclusions des sciences participatives sont le résultat de l’apport de toute personne intéressée et apte à collecter des données auxquelles les scientifiques n’auraient autrement pas accès (pour des raisons logistiques ou de limites des ressources).[59] Le domaine de la psychiatrie est particulièrement touché par ce phénomène : l’inclusion des patients dans la recherche de compréhension des catégories de diagnostics psychiatriques est discutée et pratiquée depuis plusieurs années, notamment parce qu’elle permet de considérer des points de vue sur les catégories diagnostiques que les scientifiques ou clinicien·ne·s n’ont pas.[60]

Pour toutes ces raisons, le rapport entre la science et le militantisme proposé par Hacking et sa critique par Kendler reposent sur une fausse dichotomie entre la science et le militantisme. Je montre maintenant comment ces deux domaines sont interreliés en ce qui concerne l’autisme.

2. L’avancement de la science à travers la perspective des personnes concernées : vers une meilleure compréhension de l’autisme

Dans la section précédente, j’ai avancé que la perspective des p-c-a n’est pas une catégorie pertinente pour envisager la place du militantisme au sein des sciences de l’autisme. J’ai aussi montré pourquoi la dichotomie science-militantisme était désuète, puisqu’elle repose sur une vision erronée tant de la science que du militantisme tel qu’il se manifeste dans les communautés de personnes autistes. Il s’agit maintenant de montrer comment la perspective des personnes autistes peut en fait contribuer à améliorer les connaissances sur l’autisme, sur les plans épistémique et éthique.

Pour comprendre comment la voix des personnes autistes a influencé les connaissances scientifiques sur cette réalité, je considère deux types d’impacts sur la science du discours des personnes autistes. Le premier concerne la réduction de la stigmatisation et le second l’augmentation de la validité scientifique. Plusieurs études sur l’autisme fournissent des exemples pour chacun d’entre eux.

2.1 Réduire la stigmatisation

Le point de vue des communautés autistes a avant tout contribué à réduire les attitudes stigmatisantes à l’égard de l’autisme, en le considérant comme une autre identité plutôt que comme un handicap inhérent.[61] Il a notamment permis de montrer que les difficultés de communication entre les personnes neurotypiques et autistes pourraient relever davantage des interactions que d’un ensemble de déficits. Si une telle vision de l’autisme a eu d’importantes conséquences éthiques et politiques qui méritent d’être considérées, je veux me concentrer sur celles, moins documentées, de ces perspectives sur la science. Comment l’influence des personnes autistes dans la réduction de la stigmatisation autour de l’autisme est-elle liée aux connaissances scientifiques ? Les personnes autistes sont plus à même que les autres de constater que leur état n’est pas nécessairement pathologique ou négatif.[62] Ainsi, si l’influence des personnes autistes est prise au sérieux, elle n’a pas seulement un impact sur la réduction de la stigmatisation, mais elle peut aussi entraîner un gain épistémique. Plus qu’au gain éthique, je souhaite m’attacher ici au gain épistémique, c’est-à-dire à l’apport aux connaissances empiriques des personnes autistes elles-mêmes.

Tout d’abord, discuter de l’autisme comme identité différente plutôt que comme trouble pourrait présenter un intérêt pour la bioéthique, notamment si on considère la question de la thérapie génique pour les embryons et les foetus, ainsi que celle de la conception d’une bonne vie et de ce qu’est et devrait être le bien-être individuel.[63] Mais les études sur le handicap ou la déficience (« disability studies ») font montre d’une certaine opposition concernant le rôle de la bioéthique dans l’appropriation et la déformation de la question des déficiences et de certaines conditions. Cette opposition est notamment liée aux présupposés du champ de la bioéthique et à son omission des sciences sociales, des sciences humaines, et d’une réflexion philosophique sur la notion même de « disability ».[64] Cela implique, d’une part, une absence de critique, et dans le cas qui nous occupe, l’absence de prise en considération des CAS qui visent justement à mettre en question les acquis scientifiques sur l’autisme. Or cet esprit critique est essentiel pour assurer la scientificité, étant donné qu’il ouvre la porte à la falsification. Ce qui est infalsifiable n’est en effet pas scientifique. Cela rejoint, d’autre part, l’idée selon laquelle la science portant sur l’autisme va au-delà de la génétique et des neurosciences.

Étant donné que le diagnostic actuel de l’autisme repose sur des considérations principalement pragmatiques (nous avons vu que les descriptions cliniques étaient exclusivement comportementales), recourir à la connaissance de l’autisme chez les personnes concernées représente une première étape nécessaire vers une compréhension plus précise de l’autisme.

Il faut s’intéresser à la possibilité de réduire la stigmatisation liée à l’autisme grâce au point de vue des communautés autistes. Mais comment mesurer la valeur de leurs connaissances et la force épistémique de la perspective des personnes concernées à des fins scientifiques ? On pourrait soutenir que des témoignages tels que celui de Grandin sont peu représentatifs de la voix des personnes autistes, en raison de son interaction presque constante avec la communauté scientifique. D’ailleurs, Grandin n’est pas unanimement considérée comme une représentante de la perspective des personnes autistes. Notons ici qu’aucune perspective ne doit être considérée valide sur le plan épistémique ou même ayant un pouvoir épistémique en tant que telle, comme pour tout résultat empirique et scientifique. Prendre en considération la perspective d’une personne concernée n’invalide pas la nécessité d’évaluer rigoureusement la validité du contenu des revendications ou informations qui en proviennent. Les méthodes de validation devraient faire l’objet de plus amples développements, mais on peut déjà indiquer qu’une perspective visant à conférer une avancée épistémique ne peut pas plus être acceptée sans vérification qu’être rejetée pour des raisons politiques ou d’appartenance à un groupe social.[65]

Cependant, la question du pouvoir épistémique de la perspective des personnes concernées est contestée dans certains domaines, notamment par les philosophes de l’esprit qui remettent en question sa fiabilité.[66] Ici, il est important de distinguer la remise en question de la scientificité due à l’inclusion d’une perspective subjective, de cette même remise en question dans le domaine de la psychiatrie. En effet, dans le second cas, l’inclusion de la perspective des personnes concernées est nécessaire pour rééquilibrer les dynamiques de pouvoir qui sont déjà en jeu. La recherche dite « participative » est nécessaire pour rééquilibrer la relation hiérarchique entre les chercheur·e·s et les sujets impliqués dans la recherche en question.[67]

On peut davantage remettre en question la participation à la recherche des personnes non autistes, mais proches de personnes autistes ou de leurs communautés. En effet, elles ne présentent ni une perspective de personne concernée, ni une expertise scientifique. Cependant, des chercheur·e·s ont testé, chez les personnes faisant partie de l’entourage de personnes autistes et chez des personnes n’étant pas proches de celles-ci les connaissances sur l’autisme pour les comparer, en plus de mesurer la stigmatisation associée à l’autisme.[68] Leurs résultats montrent que les premières sont plus conscientes des changements dans les classifications cliniques et présentent une connaissance plus grande de l’autisme que les secondes. Cette connaissance est également associée à une stigmatisation plus faible envers l’autisme, qui est mesurée par la volonté de s’engager avec des personnes autistes de différentes manières. Ces résultats suggèrent que les personnes proches de personnes autistes, grâce à une « compréhension plus précise de l’autisme parallèlement à une plus grande acceptation et à une stigmatisation réduite », pourraient être considérées comme des collaborateurs ou collaboratrices légitimes de recherche.[69] Plutôt que de considérer le militantisme et la science comme opposés en matière de contenu et d’objectifs, et de se demander lequel a un poids plus important dans le façonnement des notions sur l’autisme, il semble qu’il faille davantage envisager la complémentarité des points de vue, pour parvenir à une compréhension plus complète et plus efficace de l’autisme. Je vais examiner maintenant des exemples de l’influence positive de personnes autistes sur la science.

2.2 Améliorer la validité scientifique

La prise en considération de la perspective des personnes concernées et des personnes proches ou des parents de personnes autistes dans la compréhension des traits et comportements qui y sont associés a permis de corriger certaines idées fausses et a mené la science dans de nouvelles voies. Elles ont également permis de remettre en question différents modèles et théories censés expliquer l’autisme. Je les considère maintenant plus en détail pour montrer que ces perspectives mènent à une amélioration de la validité scientifique sur l’autisme.

Plusieurs hypothèses problématiques de la science ont été reconsidérées. C’est notamment le cas de celle d’une absence d’empathie censée caractériser l’autisme.[70] Les personnes autistes et leurs proches ont manifesté l’idée que, bien que l’expression des émotions puisse différer de celle des personnes neurotypiques, leur vie émotionnelle était néanmoins réelle, et que l’empathie était parfois excessive à un point tel qu’elle pouvait devenir accablante.[71] L’impression d’absence d’émotions provenait en fait d’une méconnaissance de cette particularité émotionnelle qui peut parfois provoquer des réactions de retrait et d’évitement. C’est précisément en raison de l’absence de prise en considération de la perspective de personnes concernées que cette interprétation du manque d’empathie et de l’absence d’émotions a été envisagée. Des recherches scientifiques plus récentes ont été marquées par ces témoignages et amènent maintenant à considérer que les personnes autistes ont de l’empathie, tout en expliquant les différences dans les manifestations de celle-ci.[72] Ces perspectives ont donc permis de remettre en question ces hypothèses et ont conduit les chercheur·e·s à proposer de nouvelles perspectives sur les différences présentes dans ces domaines. Si on peut considérer qu’il s’agit d’une forme de militantisme,[73] on voit bien que cette revendication vise précisément à rectifier le contenu scientifique, et non pas à proposer le remplacement de la science ou de ses méthodes.

Par ailleurs, adopter la perspective des personnes concernées a également donné lieu à de nouvelles recherches théoriques et empiriques sur la conscience de soi et sur les capacités intéroceptives chez les personnes autistes. En effet, la conscience de soi et l’intéroception sont des objets d’étude importants concernant l’autisme, car il existe des différences entre autistes et neurotypiques dans ces domaines.[74] Ainsi, puisque l’objectif de ces études est de proposer des résultats empiriques, leurs méthodes ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur des mesures comportementales. L’objet de ces recherches est précisément lié aux sentiments et à l’introspection ; il est donc nécessaire de prendre en considération les perspectives des personnes concernées. Les témoignages des personnes autistes ont notamment permis de remettre en question l’idée populaire d’une conscience de soi absente ou amoindrie par l’autisme, hypothèse depuis longtemps posée par la science.[75] Cette remise en question a ensuite permis de faire de la place pour de nouvelles hypothèses dans ces domaines qui mettent en lumière des différences de fonctionnement plutôt que des déficiences ou des difficultés.[76] Ces réflexions n’auraient pas pu être menées sans l’intégration des expériences des personnes autistes dans la compréhension de cet état.

L’étude de certaines particularités perceptuelles a connu une trajectoire similaire. L’autisme a longtemps été associé à un déficit de cohérence centrale, désignant une difficulté à représenter l’information dans sa globalité et à prendre en considération le contexte.[77] Or les tests menant à ces hypothèses révélaient de meilleures performances chez les personnes autistes que chez les neurotypiques face à des tâches de reconnaissance de figure cachées (embedded figure tests). Cette hypothèse, parfois, a été remise en question, mais toujours pour considérer un « déficit » de fonctionnement avant même d’envisager qu’il puisse s’agir d’une différence. Certain.e.s ont par exemple interprété ces résultats comme révélant un déficit de généralisation de l’information.[78] Cet exemple évident d’un biais dans la recherche révèle bien une perception de la différence avec la neurotypicité comme déficit alors que la tâche révèle une performance accrue des personnes autistes. Les travaux influents du psychiatre et neuroscientifique Lauren Mottron montrent depuis plusieurs années comment ce genre de manifestations est le résultat d’un autre style cognitif plutôt que de handicaps, notamment sur le plan perceptuel.[79] Ce changement de perspective a permis de mettre en lumière des fonctionnements perceptuels différents plutôt que ce qui avait été considéré comme des déficits de perception. Mottron invite maintenant les scientifiques à envisager d’importants changements méthodologiques dans leurs recherches sur l’autisme.[80]

Les connaissances sur le langage et la communication des personnes autistes sont un autre domaine qui a évolué depuis la prise en considération de leurs discours dans la recherche. Étant donné que l’autisme est associé à des particularités communicationnelles, la perspective des personnes concernées qui n’utilisent pas le langage parlé ou qui présentent des déficits intellectuels est souvent partielle, voire absente. Rappelons que ce sont souvent les parents ou éducatrices/éducateurs qui sont appelés à parler pour ielles. Cependant, de nouvelles méthodes ont été mises en place justement pour permettre la prise en considération directe de ces voix. Courchesne et collègues[81] mènent des entretiens semi-structurés en utilisant des stratégies pour augmenter la communication afin que tous les types de biais communicationnels des personnes autistes puissent être représentés. Par exemple, la communication est favorisée à l’aide d’images, et la possibilité de ne pas répondre est comprise comme pouvant être informative. À l’issue de leur étude, les chercheur·e·s affirment qu’une communication non conventionnelle (telle que l’écholalie, par exemple, qui est fréquente chez les personnes autistes) permet de comprendre les intérêts des participant·e·s pour certains sujets et de mesurer la signification qu’ielles y attachent. Ces conclusions impliquent de se détacher d’une compréhension de la communication conventionnelle et uniquement neurotypique. Si la volonté de faire une place à ces perspectives provient de chercheur·e·s et non pas des personnes autistes elles-mêmes, notons deux éléments importants : le premier est que cette volonté est tout de même liée à la perspective des personnes concernées qui a permis des revendications qui ont elles-mêmes mené les chercheur·e·s à en considérer l’importance ; la perspective des personnes concernées est donc une cause, bien qu’indirecte, de cette avancée. Le second est que les stratégies mises en place visent à l’augmentation de la prise en considération de la perspective des personnes concernées, qui peut ensuite contribuer aux connaissances sur l’autisme.

La perspective des personnes concernées a également eu un impact sur les grandes théories et modèles visant à expliquer l’autisme et ses comportements associés. Durant les années 1990, la recherche sur l’autisme s’attachait à trouver un déficit unificateur qui pourrait expliquer l’ensemble des traits autistiques.[82][83] La prise en considération de l’hétérogénéité existante rend ce type d’hypothèses caduques. Que cette prise en considération soit ou non le résultat direct des revendications visant à l’inclusivité, le militantisme est pour quelque chose dans cette vision de l’autisme. En effet, il met à jour le caractère hétérogène de l’autisme qui fait qu’un facteur unique et central ne peut constituer son explication. Ce sont en effet les voix des personnes autistes qui ont par exemple permis de considérer les facteurs sociaux et culturels qui ont eu un impact sur les diagnostics souvent biaisés à propos des femmes.[84] Ce changement de perspective est le résultat de nombreux témoignages de femmes autistes et d’études se basant sur des entretiens avec certaines d’entre elles.[85] La perspective des personnes concernées a ainsi contribué à repenser les modèles explicatifs de l’autisme. Aujourd’hui, plusieurs alternatives à une explication unifiée (tout en évitant une élimination du concept) voient le jour : le philosophe Daniel Weiskopf[86] considère l’autisme comme une « catégorie de réseau », toujours causalement structurée et théoriquement pertinente. Les personnes autistes, en tant que membres de ce qu’il considère comme une catégorie psychiatrique unifiée, partagent certains traits qui peuvent faire l’objet d’enquête scientifique : il peut s’agir de différences génétiques, développementales, neuroanatomiques ou cognitives. Le réseau qu’est l’autisme, selon ce point de vue, est défini par les personnes atteintes elles-mêmes, qui constituent un groupe hétérogène « avec leurs histoires uniques, leur biologie, leur expérience et leurs modèles de forces et de déficits ».[87]

Enfin, de nouveaux travaux de recherche prenant comme point de départ le point de vue de la neurodiversité proposent de comprendre l’autisme à la lumière du concept de neuronormativité.[88] Ce concept désigne l’ensemble des normes et des pratiques qui prônent la neurotypicité et la prennent pour modèle par défaut pour comprendre les autres modèles cognitifs. Un monde neuronormatif implique donc un environnement dans lequel les autres modèles cognitifs sont considérés a priori comme « anormaux » et « déficitaires ». Certain·e·s chercheur·e·s qui adoptent une approche énactive, selon laquelle l’environnement est une composante nécessaire au traitement de l’information, proposent alors de repenser les difficultés associées à l’autisme comme résultant d’un environnement construit par et pour les personnes neurotypiques.[89] Ce n’est que par un tournant vers la neurodiversité qu’une compréhension plus exacte de l’autisme peut voir le jour, en évitant ce biais de la neuronormativité. Ces éléments de réflexion montrent déjà un aspect important de l’autisme, soit le fait que le caractère « déficitaire » qu’on lui associe souvent n’est pas une difficulté inhérente, mais bien le résultat d’enjeux sociaux et normatifs.

Conclusion

En débattant du rapport entre la science et le militantisme dans la construction de l’autisme, Hacking et Kendler révèlent de nombreux enjeux concernant la catégorie de diagnostic psychiatrique qu’est l’autisme. J’ai discuté certains d’entre eux concernant la caractérisation de l’autisme dans les domaines de la recherche, de la clinique et plus généralement au sein de la société dans son ensemble et concernant les voix des personnes autistes elles-mêmes et leur prise en considération dans la recherche. J’ai mis en lumière une fausse dichotomie : Hacking et Kendler présupposent une opposition entre le militantisme et la science. Celle-ci révèle d’autres confusions sous-jacentes, notamment 1) celle entre les perspectives des personnes autistes et de leurs proches et 2) celle entre le militantisme et la perspective des personnes concernées sur l’autisme. Il convient aussi de distinguer toutes ces perspectives d’une vision unifiée de l’autisme qui serait socioculturelle, critique, réformatrice et anti-scientifique. L’opposition militantisme/science révèle enfin une confusion 3) entre science et objectivité, qui demanderait davantage de développements.

La perspective des personnes concernées sur l’autisme va au-delà d’une voie unifiée et ne correspond pas à un point de vue unique, ni ne décrit une vision homogène. J’ai argumenté en faveur de l’idée selon laquelle cette perspective, si tant est qu’elle soit conceptualisable en tant que telle, est non seulement compatible avec l’avancée de la compréhension de l’autisme mais surtout nécessaire à celle-ci. La recherche scientifique sur l’autisme ne peut se passer de l’interdisciplinarité, ni éviter des considérations normatives. Cela a des implications éthiques sur la méthodologie nécessaire pour construire une nosologie appropriée de l’autisme.