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J’étais couchée lorsque je me suis aperçue couchée dans l’armoire à glace ; je me suis regardée. Le visage que je voyais souriait d’une façon à la fois engageante et timide. Dans ses yeux, deux flaques d’ombre dansaient et sa bouche était durement fermée. Je ne me suis pas reconnue. […] Qui étais-je, qui avais-je pris pour moi jusque-là ? Mon nom même ne me rassurait pas. Je n’arrivais pas à me loger dans l’image que je venais de surprendre. […] Moi cependant, j’existais toujours quelque part[2].

Dans les cinquième et sixième études de Soi-même comme un autre[3], Paul Ricoeur aborde les situations de perte d’identité personnelle. L’identité personnelle est la persistance de l’identité d’une personne dans le temps, et les crises identitaires apparaissent comme des moments limites de la vie du soi. Les « variations imaginatives »[4] de l’identité produites par la littérature donnent ainsi à Ricoeur la possibilité de pousser à l’extrême sa réflexion sur la permanence de l’identité dans le changement, la persistance d’une réponse à la question « Qui suis-je ? », à travers les écarts et les dissemblances qu’introduit le temps. L’identité se laisse alors penser au moment même où elle s’éteint. C’est que, dans ces « nuits de l’identité personnelle »[5], il ne reste justement pas « rien ». Persiste alors une forme épurée, « mise à nu » de l’ipséité s’exprimant à travers des expressions comme « je » ou « je ne suis rien »[6]. Cette ipséité résiduelle, qui finit par triompher de son errance identitaire en affirmant son engagement envers autrui, permet à Ricoeur d’opérer sur un ton théâtral le passage entre l’identité narrative et l’ipséité éthique, avec lequel le soi acquiert son caractère « véritable »[7].

Cette étude vise à interroger cette ipséité dépouillée : s’agit-il bien d’une forme d’identité personnelle au sens où Ricoeur l’entend ? Ce « je » résiduel consiste-t-il en « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question “qui suis-je ?” »[8] ? Si l’ipséité n’exprime pas la persistance de l’individualité d’une personne dans le temps, devient-elle alors un modèle d’identité lorsqu’elle se fait promesse ? Les affirmations « Me voici ! » et « Ici je me tiens ! »[9], marquant le maintien de soi devant autrui, répondent-elles vraiment à la question de l’identité personnelle ? Dans cet article, nous tenterons de montrer que ni l’ipséité comme telle ni la promesse, qui est l’un de ses modes, n’assurent la persistance de l’individualité dans les situations de crise identitaire parce qu’elles ne constituent pas des modèles d’identité personnelle à proprement parler. Pour rendre compte de ce qu’il reste de nous dans de tels épisodes, nous proposerons de prolonger la conception ricoeurienne de l’identité personnelle à partir de la pensée du phénoménologue hongrois László Tengelyi. Nous nous demanderons alors si, avant d’être exprimée et racontée, avant d’être fragilisée et mise à l’épreuve, l’identité personnelle n’est pas d’abord ressentie, éprouvée, et nous esquisserons en ce sens une forme d’individualité tacite qui, en amont et en deçà de ces manifestations du soi, soutient l’identité personnelle même lorsqu’elle ne se dit plus.

Nous commencerons par reconstituer brièvement les développements de la cinquième étude de Soi-même comme un autre aboutissant sur une conception dialectique de l’identité dans les termes de mêmeté et d’ipséité. Cette conception fera ensuite l’épreuve d’une nouvelle lecture amorcée par le traitement des « nuits de l’identité personnelle »[10] par Ricoeur ; à ce point, il s’agira de restituer le sens de l’ipséité ricoeurienne comme une forme de singularité et celui de la promesse comme un mode d’être plutôt qu’un modèle d’identité personnelle. Dans une visée plus constructive, le concept ricoeurien d’ipséité fera finalement l’objet d’une réappropriation phénoménologique venant lui donner, par le détour du concept d’identité narrative proposé par László Tengelyi dans L’histoire d’une vie et sa région sauvage[11], une base et une consistance identitaire. Ainsi, cet article se veut une contribution à la compréhension des crises d’identité, mais aussi une manière de mettre en lumière l’apport de Tengelyi à la théorie de l’identité narrative.

1. La conception dialectique de l’identité personnelle chez Ricoeur

Dans le contexte de l’élaboration de son herméneutique du soi, Ricoeur propose de penser l’identité personnelle en reprenant la problématique qui a occupé ses prédécesseurs[12], celle de la temporalité du soi. Il s’agit pour Ricoeur, on le sait, de déterminer ce qui fait qu’une personne reste identique dans le temps. Puisque la temporalité est « facteur de dissemblance, d’écart, de différence »[13], ce qui occupe Ricoeur, c’est plus précisément la question de la permanence à travers le changement, dans toute sa dimension paradoxale. Cela dit, la littérature insiste moins sur la perspective qu’il adopte pour se confronter à ce défi conceptuel. À contre-courant de la tradition philosophique qui a eu tendance à faire un traitement abstrait et universalisant de la question de l’identité personnelle — en la confondant parfois avec la thématique du sujet ou de l’ego —, Ricoeur propose dans Soi-même comme un autre d’aborder l’identité dans sa dimension concrète et individualisante. Parlant de l’identité personnelle, Ricoeur renvoie donc aux habitudes, aux convictions, aux valeurs, aux événements ou aux caractéristiques physiques de tout un chacun, que l’on évoque pour répondre à la question « Qui suis-je ? »[14]. En associant l’identité personnelle à cette interrogation, Ricoeur propose de rendre compte de ce phénomène comme la personnalité ou l’individualité d’une personne dans le temps. Synthétiquement, Ricoeur cherche « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question “qui suis-je ?” »[15].

La cinquième étude de Soi-même comme un autre s’ouvre sur un « problème », celui de la limite de la mêmeté, concept sollicité jusqu’à maintenant par la tradition philosophique pour penser l’identité personnelle. La mêmeté exprime le fait pour une personne — ou une chose — de rester la même à travers le temps[16]. Cette permanence dans le temps serait assurée par un substrat invariable — ou « un noyau non changeant de la personnalité »[17] dans le cas de la personne — auquel on reconduit l’identité de la chose ou de l’individu. La nature de ce substrat a fait débat, et de manière exemplaire dans la recherche critériologique de la tradition anglo-saxonne, opposant les critères psychologiques, tels que la mémoire, aux critères physiques ou corporels, comme le code génétique[18]. Dans un cas comme dans l’autre, sous ce paradigme conceptuel, l’identité est assimilée à une res qui ne change point et qui peut faire l’objet d’une vérification, procédant par la comparaison des marques distinctives d’une personne dans le temps.

Dans une critique célèbre, Ricoeur soutient que ce concept est impropre à la traduction de l’expérience de l’identité personnelle. Avec la mêmeté, la permanence de l’identité personnelle acquiert le sens fort d’immuabilité, dans la mesure où le substrat auquel on l’assimile est étranger aux changements. Or, Ricoeur rappelle que « tout, dans l’expérience humaine, contredit cette immuabilité d’un noyau personnel. Il n’est rien dans l’expérience intérieure qui soit soustraite au changement »[19]. À cette première limite s’ajoute le fait que la mêmeté méconnaît la spécificité ontologique de la personne dans la détermination de son identité[20]. Reprenant la distinction heideggérienne entre Vorhanden et Dasein, Ricoeur avance qu’avec la mêmeté, l’individu est pensé comme un étant-sous-la-main, c’est-à-dire une res subsistant dans le temps, et non comme une personne[21] ; autrement dit, comme un quoi et non un qui[22]. En ce sens, la mêmeté répond à la question « Que suis-je ? » et non à la question de l’identité personnelle, posée au « qui » et ayant pour répondant l’ipséité ou soi-même.

Les limites du concept de mêmeté viennent préciser la recherche de Ricoeur, qui passe du même coup du plan conceptuel au plan phénoménologique ou existentiel : il s’agit de trouver « une forme de permanence dans le temps qui ne soit pas réductible à la détermination d’un substrat »[23]. Ricoeur identifie non pas une, mais deux formes de permanence dans le temps polarisées. D’abord, le caractère, c’est-à-dire l’ensemble des habitudes et des identifications intériorisées d’une personne. Ces dispositions acquises, étant donné leur dimension sédimentée, confèrent à la personne une identité quasi imperméable aux changements, très proche de la mêmeté[24]. Puisque le caractère est toujours celui d’une personne, l’ipséité n’est pas complètement éclipsée bien qu’elle prenne les atours de la mêmeté : le caractère, c’est donc le « quoi » du « qui »[25]. Il en va autrement avec la promesse, par laquelle l’ipséité s’affranchit complètement de la mêmeté[26]. La promesse, en tant qu’engagement envers autrui, demande à la personne de rester fidèle à sa parole malgré la variation de ses désirs, de ses opinions et de ses inclinaisons dans le temps. Dans la promesse, rien ne soutient la permanence dans le temps autre que le maintien de la personne dans son engagement et dans le « déni du changement »[27]. Entre la stabilité des habitudes et le maintien de soi, Ricoeur situe finalement l’identité narrative, renvoyant au type d’identité constituée par la refiguration de notre vie en une histoire. L’histoire d’une vie, décrite comme un « mixte instable entre fabulation et expérience vive »[28], renvoie à la fois aux événements factices de la vie et à l’histoire racontée à son sujet. Opérant comme on le sait par mise en intrigue, cette narration vient unifier les événements vécus dans une structure de concordance-discordante, inspirée des récits existants selon une triple mimésis[29]. Comme le pendant subjectif[30] de cette identité de l’histoire, la personne acquiert une « identité dynamique »[31], conciliant les changements dans sa vie, mais également les deux pôles de son identité : « en narrativisant le caractère, le récit lui rend son mouvement, aboli dans les dispositions acquises, dans les identifications-avec sédimentées. En narrativisant la visée de la vraie vie, il lui donne les traits reconnaissables de personnages aimés ou respectés.[32] » Ainsi, synthétisant le caractère et la promesse, l’identité narrative couvre le spectre de l’identité personnelle.

Caractère, promesse et identité narrative, avec lesquels Ricoeur offre une réponse au défi de la permanence au changement sur le plan existentiel, sont déterminés sur le fond d’une dialectique entre l’ipséité et la mêmeté[33]. Dans cette relation, c’est comme si ces deux concepts se partageaient leurs traits respectifs : d’un côté, la permanence de la mêmeté, de l’autre, la compréhension de la personne comme une ipse changeant dans le temps. C’est d’ailleurs pour avoir dégagé et mis en relation ces « deux usages majeurs du concept d’identité »[34], la mêmeté et l’ipséité, que Ricoeur a été le plus reconnu. Bien que la cinquième étude de Soi-même comme un autre permette de mesurer l’importance de ce second concept pour penser la temporalité du soi, au terme de cette étude, les contours de l’ipséité restent encore flous. Que signifie-t-il pour une personne d’être soi-même, sinon de n’impliquer « aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité »[35] ? La description du caractère montre que le fait d’être soi-même dénote une certaine mienneté : la permanence de telles habitudes ou telles valeurs à travers le temps fait intervenir l’ipséité dans la mesure où ce sont les miennes ou celles d’autrui. Cette interprétation est d’ailleurs confirmée par Ricoeur lui-même plus loin dans son oeuvre : Ricoeur caractérise « l’ipséité par le rapport de possession (ou d’appartenance) entre la personne et ses pensées, ses actions, ses passions, bref ses “expériences’’ »[36]. Cette appartenance à soi-même n’exprime pas, bien entendu, une forme d’égoïsme[37]. Dans son article « Individu et identité personnelle », Ricoeur la rapporte plutôt à un rapport d’identification à soi-même : l’individu devient une ipséité en vertu de l’acte d’identification[38] par lequel « je dis que » devient le « se dire du je »[39]. Autrement dit, de la même manière que le locuteur devient un soi doté d’ipséité dès lors qu’il est capable de se reconnaître comme celui qui parle, l’individu manifeste son ipséité en se rapportant à soi-même sous le mode de l’identification.

Selon Ricoeur, le rapport d’identification à soi-même constitutif de l’ipséité est le plus souvent médiatisé par des composantes identitaires relevant de la permanence, comme dans le cas du caractère. Cependant, dans d’autres situations, l’ipséité est dépouillée de toute médiation et se trouve complètement « mise à nu »[40]. Ces situations sont celles des pertes ou des fragilisations radicales de l’identité personnelle que Ricoeur aborde au passage de la sixième et de la septième étude de Soi-même comme un autre. Elles permettent de mieux comprendre le sens de l’ipséité à travers ses manifestations propres et, ce faisant, de la délier de la thématique ricoeurienne : avec les situations limites de l’identité, la conception ricoeurienne de l’identité personnelle rencontre, selon nous, ses propres limites.

2. Les situations de perte d’identité personnelle selon Ricoeur

Ricoeur propose de penser les situations de fragilisation de l’identité à partir de la littérature où l’on trouve, peut-être plus que dans la vie, « un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l’épreuve les ressources de variation de l’identité narrative »[41]. Selon Ricoeur, certains récits, dont les contes de fées ou les récits de folklore, mettent en scène un personnage dont l’identité est distinctive et connaît peu de changements : « identifiable et réidentifiable comme même », le personnage possède une identité proche du caractère[42]. À l’autre extrême, dans les récits d’apprentissage ou les romans de flux de conscience, l’identité du personnage tend à s’effacer. Ce que raconte l’histoire dans ces types de récits, ce n’est pas une série d’actions confirmant à chaque fois certains traits chez les personnes, mais plutôt l’évolution ou les transformations des pensées, des croyances, des appartenances du personnage. N’ayant pas de qualités stables à partir desquelles on pourrait le reconnaître, le personnage ne se prête plus à la description, à l’identification, voire à la désignation : « le non-identifiable devient l’innommable »[43]. La dissolution de la configuration par le récit, de la mise en intrigue donc, a pour effet d’éclipser le caractère du personnage, de telle sorte qu’on ne sait qui il est au-delà de la série de transformations qu’il subit. De manière similaire au passage de la refiguration[44], une personne qui, se rapportant à elle-même et à son histoire, ne se trouve confrontée qu’à une multitude de transformations successives ou à un changement radical dans sa vie, fait l’épreuve d’une « perte d’identité »[45]. Le symptôme de cette crise identitaire, outre la détresse dans laquelle elle peut nous plonger, est l’absence de réponse laissée à la question « Qui suis-je ? ».

Selon Ricoeur, ces situations ne doivent pas être interprétées à proprement parler comme des situations de perte d’identité[46], bien qu’elles impliquent une « dissolution »[47] de l’identité personnelle. Ce qui se trouve dissous à travers la fragilisation du caractère, c’est la mêmeté de la personne, le « quoi » auquel on la reconnaît. En revanche, dans ces « nuits d’identité personnelle », l’ipséité persiste, mais cette fois-ci sans le support de la mêmeté[48]. L’identification à soi-même constitutive de l’ipséité n’est donc plus médiatisée : ayant perdu toute propriété personnelle, on ne peut plus se rapporter à soi-même comme étant celui qui a telles habitudes, telles préférences, telles valeurs, telle histoire, etc. Malgré cette mise à nu, l’ipséité pure s’exprime encore : elle se manifeste à travers des expressions comme « Je ne suis rien »[49], et — c’est ce qui est central dans la solution de Ricoeur — cette réponse ne signifie pas rien. Dans cette locution, l’ipséité s’atteste à travers ce « je » qui s’exprime et qui fait le constat douloureux de la fragilisation de son identité. Ricoeur suggère même que, dans les situations plus graves où la question est laissée sans réponse, l’ipséité se manifeste à travers l’énonciation de la question elle-même : « l’ipséité se réfugi[e] dans la question sans réponse : qui suis-je ? »[50]. Comme l’ipséité est une réponse à la question « qui ? », alors elle est toujours déjà contenue dans la question de l’identité personnelle que l’individu pose. Ainsi, « la réponse nulle à la question qui suis-je ? renvoie, non point à la nullité, mais à la nudité de la question elle-même »[51], c’est-à-dire à la question « qui ? » attestant de l’ipséité de son énonciateur.

Toutefois, la confrontation de cette manifestation à tout le moins laconique de l’ipséité à la définition de l’identité personnelle comme « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question “qui suis-je ?” »[52] soulève des doutes quant à la solution ricoeurienne au problème de la crise d’identité. L’ipséité « nue » répond-elle à l’interrogation « Qui suis-je ? » ou plutôt à la question « Qui ? » ? En répondant à la première, répond-elle vraiment à la seconde ? Plus encore, ce « je », restant inchangé même dans les situations de perte de soi, appartient-il au temps et aux fluctuations qu’il impose ? Il s’agit, autrement dit, de se demander si l’ipséité est constitutive de l’identité personnelle, à savoir si elle est garante de la temporalité et de l’individualité de la personne qui sont les deux traits essentiels de l’identité, implicites dans la définition proposée par Ricoeur. Au risque de se répéter, l’identité personnelle chez Ricoeur renvoie à la persistance de la personne dans le temps. Ce qui persiste, ce n’est pas le pur « je » cartésien, la schématisation kantienne de la substance ou toute autre instance strictement formelle et dépersonnalisée. Pensée dans l’horizon de la vie concrète, l’identité personnelle chez Ricoeur a pour répondant les convictions, les valeurs, les habitudes ou les récits de soi, qui sont autant de réponses à la question « Qui suis-je ? » et qui expriment l’individualité de la personne, c’est-à-dire l’ensemble des déterminations individuelles qui la caractérisent. Ainsi, l’identité personnelle chez Ricoeur peut être définie comme la persistance dans le temps de l’individualité de la personne. Or, selon nous, l’ipséité ricoeurienne exprime plutôt la singularité irrémédiable du soi qui se distingue de l’identité personnelle sur le plan de ces deux traits définitionnels, et c’est une lecture du texte de Ricoeur elle-même qui permet de conclure ainsi, comme nous le verrons.

D’abord, identité personnelle et ipséité expriment deux manières distinctes d’être « soi-même »[53]. L’identité personnelle renvoie d’abord au fait d’être soi-même dans son individualité et selon les caractéristiques ou déterminations individuelles qu’elle implique. Cette individualité est prise en charge par une description de soi-même — je suis « comme ceci ou comme cela »[54] — qui, à la condition de s’y identifier, offre une réponse extensive à la question de l’identité personnelle. Le fait d’être soi-même se distingue ici du commun, du partagé, de l’indistinct, dans lesquels la personne perd toute particularité et devient anonyme. Dans les situations de fragilisation de l’identité personnelle, l’ipséité reconnue par Ricoeur n’exprime pas cette face individuelle, descriptive, élaborée du soi, mais quelque chose de bien plus simple : le fait d’être soi-même et non un autre. Ce second sens de « soi-même », se rapportant à la singularité du soi, corrobore la description linguistique et conceptuelle que propose Ricoeur de l’ipséité. Selon « les suggestions de la simple grammaire »[55], le « même » dans l’expression « soi-même » vient renforcer le sens de « soi » pour exprimer le fait qu’il s’agit bel et bien de cette personne, et non d’une autre[56]. La singularité du soi ne s’oppose donc pas au commun, au partagé ; « le contraire, nous dit Ricoeur, serait ici “autre”, “étranger” »[57]. Ce sens de l’ipséité est en continuité avec la conception heideggérienne de la mienneté sur laquelle Ricoeur s’appuie implicitement pour décrire son concept[58]. Sur le plan existentiel, la mienneté heideggérienne est à l’origine du caractère irremplaçable de la position de tout un chacun : personne ne peut prendre la place de quelqu’un d’autre, personne ne peut devenir un autre. Chez Heidegger, au niveau existential, le caractère irremplaçable du soi ou sa singularité découle de la possibilité du Dasein de saisir ses possibilités d’être comme les siennes[59]. Dans un vocabulaire plus ricoeurien, qui ne reprend pas la distinction entre l’existentiel et l’existential, l’on devient soi-même au sens de l’ipse dans le rapport à soi qui, nous le savons, est le plus souvent médiatisé. Alors la personne peut dire « je », « je suis » ou « je ne suis rien », n’exprimant rien d’autre que le fait d’être cette personne-ci et non un autre. Elle propose donc une réponse bien décevante, parce que formelle et incomplète, à la question de l’identité personnelle.

Ricoeur insiste à plusieurs reprises sur « l’irréductibilité du trait de mienneté, et, par implication, de la question même de l’ipséité »[60]. Il est impossible de ne plus être « je », de sortir de soi-même, de devenir un autre que celui qu’on est, et ce, même dans les situations de fragilisation de l’identité personnelle[61]. Cette irrévocabilité ne doit pas être confondue avec la permanence dans le temps caractéristique de l’identité personnelle — nous en sommes à notre deuxième distinction entre ipséité et identité. La permanence dans le temps caractéristique de l’identité personnelle exprime la quasi-stabilité de l’individualité d’une personne malgré le changement de certaines caractéristiques individuelles à travers le temps. En revanche, selon nous, le fait d’être soi-même parce qu’on ne peut pas devenir un autre que soi n’implique pas que l’on reste toujours une ipséité, mais plutôt qu’on l’est toujours déjà ou à-chaque-fois, au sens heideggérien du terme[62]. La détermination de l’être-à-chaque-fois « indique une constitution ontologique, mais elle ne fait pas plus. Elle contient en même temps l’indication ontique — au demeurant grossière — selon laquelle c’est à chaque fois un Je qui est cet étant, et non pas autrui »[63]. Par ce caractère ontologique, l’ipséité, bien que nécessairement liée à la temporalité, ne peut pas être affectée par le temps au sens d’un « facteur de dissemblance, d’écart, de différence »[64]. En effet, aucun changement, aussi profond soit-il, ne peut nous faire devenir un autre que nous-mêmes. La singularité n’a pas d’histoire et c’est d’ailleurs pourquoi nous sommes tous « je » de la même manière. Ainsi, l’ipséité comprise comme la singularité irrévocable ne peut pas être pensée dans l’horizon des catégories temporelles de l’identité personnelle, qui sont celles de la permanence et du changement.

À la lumière de cette relecture, l’ipséité ou le fait irrémédiable de ne pouvoir être un autre que soi ne consiste ni en une forme de permanence dans le temps ni en une réponse à la question « Qui suis-je ? », qui a pour répondant la description de l’individualité du soi. Ne partageant pas les deux traits caractéristiques de l’identité chez Ricoeur, l’ipséité ne semble pas être à proprement parler un modèle d’identité personnelle. Toutefois, avant d’en venir à cette conclusion, il faut souligner que la déliaison de l’ipséité et de l’identité personnelle, considérée sous l’angle de la temporalité, ne va pas contre les analyses de Ricoeur : dans Soi-même comme un autre, l’ipséité semble devenir une forme d’identité personnelle, au sens de la persistance temporelle de l’individualité, lorsqu’elle acquiert une concrétude, à travers la promesse. Dans les situations de crise identitaire, le soi incapable de dire qui il est, que ce soit par le fait de se reconnaître dans son caractère ou dans ses récits, a toujours la possibilité de proclamer « Me voici ! », s’attestant alors devant autrui comme un individu responsable, capable de s’engager et sur lequel on peut compter. Pour Ricoeur, la promesse met un cran d’arrêt à l’errance identitaire et marque les retrouvailles avec soi, en lui conférant une permanence dans le temps de l’ordre du maintien de soi[65]. Or, à la suite de Claude Romano[66], nous ne pensons pas que nous pouvons parler à proprement dit d’identité-promesse. Encore une fois, ce doute émerge des manifestations du « prometteur » dans ces situations : il est difficile de concevoir en quoi les affirmations « Me voici » ou « Ici je me tiens » témoignent de l’individualité de la personne qui les énonce. Reprenant comme grille d’analyse les deux traits d’essence de l’identité, ce qui constitue l’objet de notre questionnement, ce n’est pas le fait que le maintien de soi confère, ou non, une temporalité au « prometteur » — celui qui a accompli sa promesse semble bel et bien le même, à savoir une personne s’engageant éthiquement, que celui qui l’a initialement prononcée —, mais si cette permanence offre une réponse valide à la question de l’identité personnelle.

Et en effet, a contrario : les situations de promesses trahies ou abandonnées ne provoquent pas une fragilisation de l’identité personnelle. D’une personne qui a trahi sa parole, malgré les attentes d’autrui, on dira d’elle qu’elle n’est pas capable de maintenir son engagement, qu’elle n’est pas digne de confiance, qu’elle n’est pas bonne en amitié. Envers cette personne, on pourra également ressentir de la déception, du mécontentement, voire de la rancune, se formulant dans des déclarations comme « Comment as-tu pu, toi ? ». Cette personne peut attirer de tels sentiments ou jugements précisément parce que c’est la même personne, dans son individualité, que celle qui nous avait fait la promesse. La fragilisation du maintien de soi vient donc indiquer une faille de la personne dans sa capacité à s’engager et non dans son identité, qu’elle présuppose plutôt[67]. Selon nous, la promesse, bien qu’elle puisse confirmer certains traits de caractère de la personne qui la tient — elle est fidèle, digne de confiance, indéfectible —, consiste avant tout en un mode d’être à l’égard de soi et d’autrui ou une « attitude »[68], dans les propres mots de Ricoeur. Plus précisément, il s’agirait d’une modalité possible de l’ipséité, c’est-à-dire d’un mode de rapport à soi-même, dans laquelle la personne peut se maintenir ou non. On peut honorer comme renier ses engagements, voire ne pas s’engager du tout. On a donc toujours la possibilité, bien qu’elle ne soit pas toujours à portée de main, de devenir ou non une ipséité éthique en choisissant de respecter, ou non, les prédicats du bon et de l’obligatoire ainsi que les attentes d’autrui dans le chemin de retour vers le soi-même. En ce sens, les proclamations « Me voici ! » ou « Ici je me tiens ! » témoignent de l’engagement envers autrui de celui qui les énonce et répondent « à la question : “Où es-tu ?”, posée par l’autre qui [l]e requiert »[69] et demandant s’il est dans la disposition favorable pour répondre à sa requête.

Au terme de cette relecture des cinquième et sixième études de Soi-même comme un autre, la promesse et plus généralement l’ipséité ne semblent pas pouvoir être rangées à côté du caractère et de l’identité narrative à titre de modèle d’identité personnelle. C’est comme si l’ipséité, au sein de la dialectique avec la mêmeté, ne consistait pas en un modèle alternatif d’identité personnelle, mais en un greffon de la mêmeté rappelant que le « quoi » est toujours celui d’un « qui », à savoir une personne singulière s’attestant comme telle. Autrement dit, comme l’avance Antonino Mazzù[70], ce qu’il manque au concept formel d’ipséité pour s’ériger en modèle d’identité personnelle, c’est une consistance propre, c’est-à-dire une certaine épaisseur temporelle et un contenu définitionnel, un certain « quoi » autre que celui de l’idem et à partir duquel on peut répondre à la question « Qui suis-je ? ». Dans l’oeuvre de Ricoeur, seule la mêmeté détient ce titre parce qu’elle seule renvoie à des déterminations individuelles qui font la consistance identitaire de la personne, offrant ainsi une réponse à la question de l’identité personnelle : Ricoeur le suggère lui-même en précisant que « les réponses à la question qui — typiques de la problématique de l’ipse — empruntent leur contenu à la problématique de l’idem »[71]. Comprenons-nous bien. Il ne s’agit pas de nier la valeur de l’ipséité, en dernière instance éthique, au sein de l’herméneutique du soi de Ricoeur et sur le fond du débat entre le cogito et l’anti-cogito. Par cette reconception de l’ipséité, nous ne remettons pas non plus en question les apports ricoeuriens au problème de l’identité personnelle, et continuons à reconnaître la pertinence de sa critique de la mêmeté ainsi que la valeur des phénomènes identitaires qu’il découvre. Nous remarquons seulement que Ricoeur parlerait peut-être trop vite de « deux usages majeurs du concept d’identité »[72], alors que l’ipséité n’a pas la consistance, le caractère descriptif qui revient à l’identité personnelle.

3. Vers un nouveau concept d’identité narrative

Même si l’ipséité n’est pas une forme d’identité, nous pensons que le diagnostic ricoeurien des situations de fragilisation de l’identité est juste : dans ces moments paradoxaux, il y a bien une forme d’identité qui se brise et une autre qui reste. Tout l’enjeu est de déterminer leur nature. Car, selon nous, le silence laissé à la question « Qui suis-je ? » ne signifie pas simplement qu’une ipséité formelle persiste malgré la fragilisation de la mêmeté. D’abord, l’expérience ne montre-t-elle pas qu’une personne peut ne plus savoir qui elle est, alors même que son caractère ou ses caractéristiques physiques restent inchangés ? Et quand bien même c’est la dissimilitude introduite dans ses traits distinctifs qui la déboussole, son absence de réponse à la question « Qui suis-je ? » ne découle-t-elle pas en dernière instance de son incapacité à dire qui elle est, d’une impossibilité de se traduire en langage et en récits ? Dans ces situations, c’est comme si les mots manquaient pour exprimer le caractère douloureux ou totalement insensé de notre expérience. Ainsi, ce que les crises identitaires mettent en jeu, ce n’est pas la mêmeté, mais plutôt l’identité narrative. Selon Ricoeur — qui s’est intéressé ailleurs[73] aux limites du récit de soi —, cette défaillance de la capacité de se raconter relève de « l’étrangeté du passé lui-même » qui alors nous échappe et nous empêche de nous y reconnaître par le médium des mots et même du souvenir. L’altérité de l’expérience vécue par rapport au langage ne survient pas d’ailleurs qu’à l’occasion des crises identitaires : notre passé est toujours partiellement dissimulé parce que refoulé. Ce passé « mutilé par mille inhibitions »[74], tout comme le passé traumatique ou confusionnel, est à proprement parler inénarrable.

C’est peut-être dans cette expérience qui subsiste en nous qu’il faut puiser pour comprendre l’identité qui demeure dans les situations de crise. En effet, malgré cette fragilisation de l’identité narrative, quelque chose persiste qui dépasse le simple fait d’être soi-même et non un autre, qui dépasse la simple ipséité proprement dite. Bien qu’il échappe aux mots, le passé étranger ne s’est pas complètement dérobé. Ricoeur nous rappelle à juste titre, sans toutefois insister, que « je le possède, il est mien »[75] : nous l’avons vécu, subi et éprouvé. En vertu de ce rapport d’appartenance, d’adhésion, c’est comme si nos expériences continuaient à nous appartenir et à nous déterminer, bien que de façon souterraine. Nous nous transformons donc en même temps que la trace laissée par ces expériences se forme et se sédimente en nous. C’est d’ailleurs ce qu’atteste le caractère épisodique des expériences de perte d’identité : au terme de ces nuits de l’identité personnelle, toute notre expérience passée qui, sédimentée, ne nous a jamais vraiment quittée s’atteste à nouveaux frais. Pensons par exemple aux réorientations de carrière ou aux épisodes de découverte d’une vocation religieuse qui surviennent au terme d’une crise identitaire ou existentielle importante et qui sont accompagnés d’une relecture de l’histoire d’une vie, sous le thème de ce projet destinal (« la joie et le sentiment de confiance que m’a offert jusqu’à maintenant le fait d’expliquer et d’enseigner me montrent aujourd’hui que, depuis toujours, je voulais être un enseignant »). On constate alors que cette épreuve n’a pas néantisé la consistance de notre identité, mais l’a transfigurée. Ainsi, dans les situations de crise d’identité personnelle, il y aurait encore une identité, sous la forme des traces laissées par l’ensemble de nos expériences, mais ce ne serait pas les mots qui la prendraient en charge. Ce serait plutôt une multitude de microrécits informes et sauvages, qui ne sont pas encore des récits à proprement parler, car ils n’ont pas fait l’objet d’une narration explicite, mais qu’ils sont des fragments d’expérience dotés d’un sens, tels qu’une humeur (l’anxiété, la fébrilité, l’amour), une expérience esthétique, un événement somatique (nausée, inconfort, etc.) ou une attitude implicite de tension ou de défense avec autrui. Tous ces événements semblent en dire long sur notre expérience, mais sans le recours aux mots, bien qu’elles puissent être reprises en langage plus ou moins facilement (de la simple narration à la thérapie psychanalytique, en passant par la reprise artistique) et le plus souvent avec perte (par exemple, lorsque certaines interprétations proposées par le psychothérapeute ne résonnent pas avec notre expérience)[76]. C’est cette indisponibilité indéterminée au langage qui expliquerait, en retour, pourquoi les crises identitaires sont le plus souvent des crises silencieuses.

Nous pensons que Ricoeur, en vertu de ses allégeances herméneutiques, n’a pas les moyens de penser cette phénoménalisation de l’identité en deçà de tout récit explicite. Comme on le sait, son herméneutique se fonde dans « la condition langagière — […] la Sprachlichkeit — de toute expérience humaine »[77], selon laquelle l’existence humaine, dans toutes ses facettes — émotions, perceptions, actions, désirs, etc. —, peut être portée au langage. De là, Ricoeur suggère que les oeuvres culturelles écrites ou dites expriment l’existence humaine, même dans ce qu’elle a de plus innommable[78], et qu’elles sont donc garantes d’une compréhension de soi. Cette thèse, reprise à Gadamer[79] par Ricoeur, ne doit toutefois pas être confondue avec un « panlingualisme » selon lequel tout serait une production du langage[80]. Selon Ricoeur, les significations d’ordre linguistique ont un caractère dérivé, au sens où elles expriment une expérience antéprédicative, l’expérience humaine, qui les précède et à laquelle elles sont subordonnées[81]. Mais la distinction entre l’antéprédicatif et le prédicatif, le dit et le dire, le vécu et le raconté semble représenter chez Ricoeur une différence de degrés et non de nature. N’est-ce pas d’ailleurs ce dont témoigne la conception ricoeurienne de l’expérience vécue ? La vie, même lorsqu’elle est non dite, voire refoulée, consiste toujours en une « histoire potentielle ou virtuelle »[82] qui tend vers le langage : Ricoeur parle de la « vie comme d’une histoire à l’état naissant, et donc de la vie comme une activité et une passion en quête de récit »[83]. Ainsi, tout serait invariablement langage, mais variablement actualisé. Ce primat du langage n’est pas sans conséquence sur son travail philosophique. Sa confiance envers les mots, les expressions, la grammaire, la langue comme voies d’accès aux concepts et aux phénomènes confère parfois un caractère formel à son analyse, qui s’en trouve appauvrie. C’est le cas du phénomène d’ipséité auquel Ricoeur retire toute consistance en le réduisant, de manière exemplaire dans les crises identitaires, aux locutions « je », « soi », « soi-même » qui expriment le fait d’être soi-même et non un autre de façon purement grammaticale et donc formelle. De manière plus importante, son allégeance au langage le tient loin des phénomènes antéprédicatifs et rend problématique, dans le cas qui nous intéresse, la description de certaines phénoménalisations de l’identité personnelle.

Alors, comment penser l’identité personnelle dans les situations de perte d’identité personnelle, lorsqu’elle échappe aux mots et persiste de manière tacite, silencieuse ? Depuis quel champ d’analyse, autre que celui du langage, l’identité personnelle mise en crise peut-elle être appréhendée ? Sur ce point, le philosophe hongrois László Tengelyi apporte une contribution intéressante. Dans l’ouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Tengelyi se réapproprie le concept ricoeurien de l’identité narrative depuis le champ ouvert par une refonte de la phénoménologie, sensible à tous les phénomènes fuyants, inchoatifs qui constituent la vie du soi avant son expression en langage[84]. Proposant de lui donner une base[85], Tengelyi décuple l’identité narrative en deux processus, une institution de soi et une formation de soi, permettant de mieux traduire les situations de crises identitaires et de conférer à l’ipséité, en tant que concept d’identité personnelle, une consistance propre.

4. L’identité narrative entre institution et formation de sens chez László Tengelyi

Dans L’histoire d’une vie et sa région sauvage, suivant l’impulsion des autres représentants de la « nouvelle phénoménologie » (Neue Phänomenologie)[86], Tengelyi propose un élargissement du champ phénoménal en révisant la notion de sens. Critiquant, depuis l’expérience, la réduction du sens à la donation de sens et l’adéquation entre sens et signification, Tengelyi dégage les processus de formation de sens et de fixation de sens. Selon Tengelyi, proche de Marc Richir[87], la formation de sens ou le sens-se-faisant décrit un processus dans lequel un sens flou et multiple se déploie et se transforme en écho avec l’expérience. Cette formation de sens se situe en deçà du rapport noético-noématique, c’est-à-dire de manière souterraine et immaîtrisable pour le sujet. Ce sens constitue en quelque sorte une multitude de microrécits informes, sauvages et hors langage. Malgré sa multiplicité, le sens- se-faisant a une unité, une ipséité — à cet effet, Tengelyi parle d’« ipséité du sens »[88] — en vertu de laquelle les microrécits inchoatifs sont liés par une « cohésion sans concept »[89]. Cette unité est d’ailleurs ce qui fait en sorte que ces bribes d’histoires vécues, lorsqu’elles se présentent à nous sous la forme d’« amorces de sens »[90], sont les microrécits d’une même vie. En effet, malgré son indisponibilité et son mutisme, il donne lieu à des amorces de sens se manifestant à la conscience, bien qu’elles émergent derrière son dos[91]. Ces amorces de sens peuvent venir confirmer ou infirmer les donations de sens préalables. C’est ce qui arrive notamment lorsque, dans un processus d’écriture, une nouvelle idée, « un éclair de pensée » vient ébranler les relations conceptuelles préalablement établies. Lorsque la conscience se saisit de ces amorces de sens, elle entame un processus d’institution ou de fixation de sens. En effet, en unifiant le sens de l’expérience, la conscience a recours à des expressions linguistiques qui, par leur sens prédéfini ou sédimenté, viennent figer le sens mobile de l’expérience, leur échappant toujours déjà[92]. Ces institutions de sens restent valides jusqu’à la nouvelle « émergence spontanée d’un sens dépossédé »[93] depuis l’expérience.

C’est à la lumière de ce double processus que Tengelyi thématise à nouveau l’histoire d’une vie et l’identité narrative. Le phénomène qui l’intéresse particulièrement est celui du « tournant radical »[94] dans l’histoire d’une vie. Ce tournant intervient lorsqu’un nouveau sens émerge depuis l’expérience, en vertu duquel celui « qu’on avait attribué à des événements de sa vie perd tout d’un coup sa pertinence et parfois même son intelligibilité »[95]. Alors, nos plans de vie, nos idéaux ou notre vocation apparaissent sous un nouveau jour, comme en témoignent de manière radicale les récits de conversion. L’émergence de ce nouveau sens dans l’histoire d’une vie, s’il n’est pas traumatique, donne l’impulsion à une rectification de nos récits[96]. Cette expérience, familière à toute personne qui a eu l’occasion au moins une fois dans sa vie de voir soudainement son passé sous un nouvel angle, témoigne de la nature double de l’histoire d’une vie chez Tengelyi. D’un côté, comme chez Ricoeur, l’histoire d’une vie est l’histoire racontée à son sujet, que Tengelyi comprend comme un processus de fixation de sens : en unifiant l’expérience vécue dans une histoire, on en extrait le sens, mais on réduit du même coup sa multiplicité en choisissant une manière de la raconter. De l’autre côté, l’histoire d’une vie renvoie à une formation de sens souterraine à l’expérience. Sur ce point, les deux penseurs se distinguent : selon Tengelyi, ce n’est pas seulement l’expérience vécue qui est racontée, mais également les amorces de sens qui, survenant à l’insu de la conscience, viennent transformer le sens de cette expérience. Autrement dit, le sens de l’histoire de notre vie ne serait pas toujours « immédiat »[97] ou à portée du langage, contrairement à ce que suppose Ricoeur ; en vertu d’un processus de formation de sens souterrain, notre vie peut porter un sens pour le moment encore inaccessible et pouvant changer au fil du temps[98]. Tengelyi radicalise donc l’ambiguïté de l’histoire d’une vie en insistant sur l’écart irrémédiable qui sépare l’expérience vive et l’histoire racontée, écart qui est tracé en creux par le sens-se-faisant échappant toujours déjà aux récits de soi et renforcé par le caractère rectifié, affaiblissant et sélectif de la narration comme fixation de sens[99]. Cet écart explique l’impression d’insatisfaction attachée à la narration de soi, l’impression qu’il est toujours possible de dire mieux, l’impression qu’irrémédiablement quelque chose échappe à ce récit que nous nous racontons à nous-mêmes ou que nous narrons aux autres.

Dans un geste similaire, Tengelyi vient dédoubler l’identité narrative en la liant à ces deux aspects de l’histoire de la vie. D’abord, l’histoire racontée sur soi-même est corollaire d’une « institution de soi »[100]. L’institution de soi décrit l’identité narrative relevant d’une autoconstitution active de soi par l’entremise des récits racontés sur soi-même[101]. La personne constitue son identité à partir des récits de sa vie auxquels elle s’identifie et qu’elle reconnaît comme étant les siens. Selon Tengelyi, cette institution de soi n’est pas définitive : elle est menacée à tout moment d’être remise en question par l’émergence d’une amorce de sens depuis une formation de sens souterraine à l’expérience vécue. Bien que cette formation de sens, indisponible, ne soit pas nécessairement reprise dans les histoires racontées sur notre vie, elle les détermine toujours potentiellement. Autrement dit, avant d’émerger, la formation de sens constitue une histoire inchoative, c’est- à-dire une histoire, naissante et potentielle, de notre expérience vive. À ce deuxième aspect de l’histoire d’une vie est lié un second type d’identité narrative, la formation de soi.

La formation de soi consiste en une constitution passive et tacite de soi-même corrélative à la formation du sens dans l’expérience[102]. Plus précisément, formation de sens et formation de soi entretiennent un rapport d’adhésion : sans le savoir ni le vouloir, nous adhérons à cette histoire inchoative qui nous détermine dans notre individualité. Contrairement à l’institution de soi, ce n’est plus nous-mêmes qui définissons qui l’on est ; ce rôle revient à l’expérience et à l’évolution de son sens. Ainsi, au même rythme que l’évolution des histoires inchoatives, notre identité « souterraine » se forme et se transforme : c’est pourquoi il s’agit pour Tengelyi d’une formation de soi[103]. Ce processus se déploie dans le temps, non pas celui des horloges, mais le temps de la formation de sens qui se tend et se distend, qui se hâte et qui attend. De manière synchrone, au contact de certaines expériences, le soi se surdétermine, alors que d’autres le laissent complètement inchangé. Concrètement, la formation de soi implique qu’en deçà de la définition que nous donnons de nous-mêmes, sans le savoir, nous changeons, nous acquérons de nouvelles déterminations individuelles en cohérence avec l’évolution du sens de notre expérience. Cette formation de soi ou cette « aventure de soi »[104] est attestée par l’expérience : non seulement nous pouvons avoir le sentiment vague de nous transformer, de devenir autre que nous-mêmes, mais nos actions peuvent, plus manifestement, faire signe vers une personne que nous ne savions pas ou que nous refusions d’être[105]. Mais c’est probablement dans la mise en suspens que mettent en place les épreuves telles que les deuils, les traumatismes et les crises identitaires que s’atteste le plus clairement ce nouveau soi.

Rappelons-le, pour Ricoeur, dans les crises d’identité personnelle, la mêmeté du soi est dissolue pour ne laisser qu’une ipséité sans contenu. Ces situations, que nous avons par la suite interprétées comme des ruptures de l’identité narrative, peuvent être décrites plus précisément à partir des concepts identitaires de Tengelyi. Les crises identitaires sont en fait des crises de l’institution de soi. Ces situations dévastatrices viennent brouiller le sens que nous accordons à l’expérience vécue. Alors, non seulement les déterminations instituées dans lesquelles les autres et nous-mêmes nous nous reconnaissions perdent leur évidence, mais le rapport d’explicitation et d’interprétation de soi-même constitutif de l’institution de soi ne peut être accompli, du moins pour l’instant. Parce que l’on sait qu’après un certain moment, le brouillard finit par se dissiper, dévoilant le nouveau sens de l’expérience et un soi quelque peu transformé. Si ce soi qui apparaît, malgré ses nouvelles déterminations, reste encore nous-mêmes, c’est parce qu’il ne nous a jamais vraiment quitté. Ce qui persiste, dans les nuits d’identité personnelle, ce n’est donc pas une singularité formelle, mais un vécu intime de soi dont le sens, encore tacite, se forme et se transforme au contact de l’expérience, bref une formation de soi. Une fois émergée, marquant la fin de l’errance identitaire, cette formation de soi donne l’impulsion à une nouvelle institution de soi, qui la fige en offrant une nouvelle réponse à la question « Qui suis-je ? ».

En conclusion, soulignons que cette définition phénoménologique de l’identité narrative proposée par Tengelyi, en termes d’institution de soi et de formation de soi, permet de réinvestir le concept ricoeurien d’ipséité en plus de jeter un nouvel éclairage sur la teneur phénoménologique des situations de crise identitaire. Contrairement à Ricoeur qui fait de l’ipséité une instance formelle commune au caractère, à la promesse et à l’identité narrative, Tengelyi définit « l’ipséité comme une identité narrative »[106]. De cette association exclusive, l’ipséité emprunte à l’identité narrative une concrétude et une consistance qui lui sont propres. Ce contenu ne relève pas de la constance de nos traits, de la solidité de notre caractère, de la fermeté de nos convictions, bref d’un « quoi » immuable et vérifiable dans le temps. La consistance de l’ipséité est plutôt solidaire d’un rapport à soi-même ou d’une interprétation de soi-même dont émerge une narration de soi, un récit. Ainsi, l’ipséité a bel et bien un contenu — elle n’est plus un simple « je » — qui est de l’ordre du sens. Comme chez Ricoeur, le sens du récit unifie temporellement sa vie et confère donc à la personne une épaisseur temporelle lui permettant de dire qu’elle est toujours elle-même. La narration de soi permet également d’offrir une réponse élaborée et à chaque fois individuelle à la question de l’identité personnelle : « Qui suis-je ? demande Tengelyi. Je suis mon histoire »[107]. Ainsi, pour reprendre l’expression de Ricoeur, l’ipséité comme identité narrative, et plus précisément comme institution de soi, consiste en « une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question ‘‘qui suis-je ? ’’ ».

Seulement, et c’est toute l’originalité du geste de Tengelyi pour les recherches ricoeuriennes, l’identité personnelle ne s’atteste pas que dans la réponse formulée sous forme de langage à la question de l’identité personnelle. Cela modifie en profondeur le sens de l’identité narrative. Avec son concept de formation de soi, Tengelyi nous rappelle que « le soi, on l’expérimente en son ipséité, son unicité et sa singularité avant d’en raconter des histoires »[108]. Ainsi, à ce niveau, l’ipséité emprunte son contenu et sa temporalité à la formation de sens souterraine à l’expérience, et se manifeste à travers un sentiment d’être soi-même, une impression d’avoir une individualité qui ne nous quitte pas, précisément parce qu’elle est une trace indélébile marquée par notre expérience passée. Cette formation de soi engage « une recherche active de son propre soi » dans laquelle on tente de saisir cette individualité muette pour l’exprimer, c’est-à-dire, dans les termes de Tengelyi, l’instituer[109]. La formation de soi sert donc de base à l’institution de soi. Au terme de cette recherche, la conception dialectique de l’identité proposée par Ricoeur se voit ainsi remplacée par une conception stratifiée de l’identité personnelle dans laquelle les composantes identitaires ne siègent plus côte à côte, mais verticalement. L’identité personnelle, cette consistance du soi qui persiste malgré et dans les changements, les crises, les temps morts, n’est pas la mise en rapport d’un « qui » avec son « quoi », d’un « je » formel et de ses propriétés. Il s’agit plutôt d’un phénomène complexe qui se pense par couches, de la plus archaïque à la plus instituée. Le défi de l’identité personnelle, comme question de la permanence dans le changement, doit dès lors être compris comme celui de l’ajustement dynamique de ces différentes couches, toujours à recommencer au gré des nouvelles amorces de sens, des événements et des sédimentations, ajustement par lequel les lambeaux de sens encore sauvages deviennent nos histoires.