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Dans cet intéressant volume, Jean-Marc Narbonne (jmn) s’attaque spécialement à la théorie de la sagesse cumulative exposée par Aristote dans Pol. III, 11, selon laquelle le jugement d’une multitude d’individus peut être supérieur à celui d’un petit groupe d’hommes excellents. Le constat de jmn ne laisse aucun doute : la valeur essentielle des Politiques (« malgré les coupures et les sauts qui affectent indubitablement l’oeuvre dans son ensemble », p. 266)[2] se trouve dans « les incroyables percées réalisées par Aristote dans son analyse du politique, notamment sa défense de l’approche cumulative et sa promotion de la classe moyenne, deux faits absolument majeurs dans l’histoire des idées » (p. 269). Cette idée centrale de l’ouvrage de jmn me semble bien fondée et magistralement exposée ; elle est, d’ailleurs, de la plus grande actualité en ce qui concerne nos réflexions sur la démocratie contemporaine. Or, « l’histoire très singulière de la réception du texte des Politiques » (p. 270) semble marquée, d’après jmn, par la « mécompréhension » (p. 242) de ces deux faits majeurs, ainsi que par l’incapacité des lecteurs à reconnaître la position critique qu’Aristote assume face à son maître, Platon. Ces idées n’ont été reconnues que très récemment, et la question se pose de savoir pourquoi.

jmn avance certaines explications : la théorie exposée par Aristote en Pol. III, 11 est, certes, profondément provocatrice ; [3] mais, en même temps, comme on le souligne avec l’image un peu paradoxale du « révolutionnaire tranquille » (p. 2), pour Aristote, « rien n’y est définitivement exclu, rejeté ou renversé […] Plutôt que de tout simplement récuser, condamner ou bannir, Aristote infléchit, réinterprète et réinsère, tant et si bien qu’on peut à la fois soutenir qu’il a préservé ou qu’il a écarté telle forme de régime, telle règle et telle procédure » (p. 3). L’esprit « peu enclin aux solutions unilatérales » (p. 4) d’Aristote paraît donc être la raison principale pour laquelle ses positions ont été si « mal comprises » (p. 4), de sorte que la sortie du platonisme impliquée par la théorie de la sagesse cumulative et par la défense du gouvernement de la classe moyenne a pu « passer inaperçue auprès de plusieurs » (p. 271).

L’idée de reconnaître « l’essentiel » des Politiques et de chercher les motifs qui ont suscité une mauvaise compréhension du texte peut certes s’avérer fructueuse dans la reconstruction d’une histoire de la réappropriation de l’Aristote politique, mais elle entraîne aussi une difficulté potentielle : le risque de projeter notre manière d’envisager le texte sur d’autres lecteurs d’Aristote qui, mobilisés par des intérêts complètement étrangers aux nôtres, ont travaillé les textes différemment, arrivant ainsi à des conclusions bien disparates. Ce risque a sa contrepartie : on pourrait, en croyant restituer une lecture fidèle d’Aristote, interpréter le texte selon notre expérience contemporaine, tout en portant une attention sélective aux aspects les plus pertinents pour un lecteur occidental du xxie siècle.

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Or, je me demande si les choses peuvent s’expliquer autrement, sans toutefois écarter la position de jmn. Alors, quand on cherche à savoir pourquoi la « sortie du platonisme » de l’Aristote politique est passée si longtemps inaperçue, ou bien, au contraire, pourquoi certains ont été capables de déceler le potentiel révolutionnaire de la théorie de la sagesse cumulative, la réponse n’est pas à trouver uniquement dans la façon de procéder d’Aristote et dans la maladresse des exégètes, mais aussi dans la motivation et l’intérêt des lecteurs, et dans les circonstances particulières où ils ont lu, commenté et utilisé les Politiques d’Aristote. Je me demande aussi si dans la construction de cette histoire de la réappropriation médiévale et moderne de la théorie exposée en Pol. III, 11 (et des Politiques en général), on devrait prendre en considération certains textes qui, sans être explicitement liés aux Politiques, semblent pourtant, d’une manière parfois très subtile, faire allusion à des notions clés évoquées dans le livre de jmn.

Je me servirai, pour illustrer mon propos, de quelques exemples médiévaux, dans l’espoir d’apporter au dossier de jmn des sources potentiellement révélatrices.

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La réception scolastique des Politiques adopte souvent la forme d’un commentaire littéral :[4] il s’agit d’expliquer mot à mot le texte pour y déceler les vraies intentions du Stagirite.[5] Mais le texte des Politiques[6] est parfois exploité d’une manière très différente : dans un contexte polémique, et dans le but de défendre certaines idées et d’assumer une position claire face à un conflit réel. Or, il y a peut-être un point de connexion entre ces deux types de discours : on voit souvent un commentateur expliquer de manière vraisemblable un passage du texte, pour voir ensuite cette explication utilisée dans un contexte tout différent et, qui plus est, avec un sens totalement opposé : et tout cela, sans cesser de parler d’« aristotélisme », ou encore d’« aristotélisme radical ».

Prenons un premier exemple. Pierre d’Auvergne est l’un des premiers commentateurs du texte des Politiques du Moyen Âge latin.[7] Dans son commentaire, il essaie d’expliquer pourquoi une multitude pourrait surpasser, dans l’ensemble, la vertu d’un petit groupe d’hommes excellents. Selon Aristote, il est possible que ceux qui sont nombreux, sans être particulièrement vertueux en tant qu’individus, puissent pourtant, en étant rassemblés, être meilleurs que ceux qui sont vertueux, mais peu nombreux. Or, cela ne s’applique pas à n’importe quelle multitude :

[…] que ce soit pour tout peuple et pour toute masse qu’une telle supériorité soit possible pour la multitude par rapport aux vertueux qui sont peu nombreux, ce n’est pas clair : que pour certaines d’entre ces multitudes ce soit impossible, oui, sans doute, par Zeus, c’est clair ! (car on pourrait appliquer le même raisonnement aux bêtes sauvages ; et en vérité, en quoi certaines de ces multitudes diffèrent-elles, pour ainsi dire, des bêtes sauvages ?) ; mais pour une certaine sorte de masse, rien n’empêche que ce qui a été dit soit vrai !

Aristote, Pol. III, 11, 1281 b 15 et ss., trad. jmn, p. 95

Pierre d’Auvergne explique cette distinction en introduisant une division entre deux types de multitudes[8] : il y a, d’un côté, la «  multitude bestiale  » (multitudo bestialis), dont le caractère principal est d’être dépourvue de raison (ses membres, en effet, ne possèdent pas de raison, ou n’en possèdent que très peu, et sont en conséquence très enclins aux passions) ; et il y a aussi, de l’autre côté, un autre type de multitude, dans laquelle chacun individuellement possède une partie de vertu et de prudence et s’incline à la vertu  ; quand ces individualités coïncident dans une unité (conveniunt in unum), le produit est vertueux : voilà, pour l’auteur, le cas dont nous parle Aristote.[9] Cette explication de la lettre du Philosophe, reprise par plusieurs des successeurs de Pierre d’Auvergne, ne paraît pas d’emblée trop dévier de l’intention du texte.

Or, quand on se tourne vers les textes polémiques des maîtres ès arts parisiens contemporains de Pierre (à la fin du XIIIe siècle), on remarque tout de suite que, pour eux, c’est en général la multitude bestiale qui l’emporte sur la multitude vertueuse : on est en effet plus près de « la foule passionnée et tumultueuse » condamnée par Platon (et évoquée par jmn, p. 108) que de la multitude capable de prudence. Comment expliquer cette mécompréhension du principe aristotélicien ? Peut-on même parler, ici, de mécompréhension ? Ces considérations des maîtres ès arts ne sont pas de simples lectures inexactes d’Aristote : elles constituent l’expression d’un idéal « fort aristocratique et élitiste »[10] qui fait du philosophe le sommet de la hiérarchie sociale et exprime d’ailleurs une « conscience de soi » comme appartenant à une classe supérieure,[11] opposée aux vulgaires, réduits à « un niveau sous-humain ».[12]

Dans ce contexte, les points de contact entre la distinction de Pierre (multitude vertueuse vs multitude bestiale) et les développements artiens deviennent intéressants. On trouve par exemple, dans la question sur la félicité du mystérieux maître Jacques de Pistoia (vers 1300),[13] l’expression « multitude du peuple » (multitudo popularium) ; cette multitude est caractérisée (à la manière de la multitude bestiale de Pierre d’Auvergne) par son manque de participation à l’intellection : il y a d’un côté les hommes « bien disposés » (qui montrent un accord parfait entre l’appétit et la raison ; tout nous laisse entendre qu’il s’agit d’une minorité), et de l’autre, « les hommes de la multitude du peuple », qui consacrent leur vie aux plaisirs sensuels.[14] En tout cas, la notion de « multitude du peuple » acquiert chez les maîtres ès arts une connotation fort négative qui constitue l’un des traits distinctifs de cet « aristotélisme élitiste » (identifié, aussi, à l’averroïsme) dont Jacques de Pistoia est un représentant.

Le De summo bono de Boèce de Dacie (maître ès arts de l’Université de Paris, spécialement visé par la condamnation antiphilosophique de 1277)[15] entérine l’affirmation de la suprématie du philosophe sur le reste des hommes ; l’allusion aux hommes-bêtes incapables d’exercer la raison y est explicitement liée à l’autorité d’Aristote[16]. Seul le philosophe est capable d’atteindre le bonheur, finalité ultime de l’homme. Or, ce discours, visant d’abord l’orbite individuelle, est tout d’un coup transposé sur le plan communautaire : car Boèce suggère que la cité est ordonnée par le législateur en vue de l’accomplissement de ce bien (qui ne sera atteint que par un très petit nombre)[17] : une fois les obstacles éliminés, les citoyens pourraient « vaquer aux vertus intellectuelles en contemplant le vrai, et aux vertus morales en accomplissant le bien »[18]. Dans une tournure platonicienne, Boèce paraît conclure que, de même que les parties de la cité doivent être bien ordonnées en vue de cette vie heureuse, de même les appétits inférieurs de l’homme doivent s’ordonner au supérieur, à savoir l’appétit intellectuel : c’est là la vie « selon nature ». Il est intéressant de remarquer que l’analogie entre l’homme et la communauté se fait à travers l’image de la Loi : dans la cité, on considère comme droites les actions conformes aux lois, alors que l’on considère comme non droites les actions qui ne s’y conforment pas.[19] Dans l’homme aussi sont non droites les actions qui l’éloignent de sa fin ultime, déviant de la « loi » de la nature. Or, qui est capable au plus haut point de respecter l’ordre droit de la nature et, en conséquence, l’ordre des lois ? C’est le philosophe.[20]

On voit donc bien que certains de ces « aristotéliciens radicaux » furent enclins à tenir pour probable une idée qu’Aristote lui-même proposait comme une possibilité peu vraisemblable : le gouvernement d’un homme « divin », incapable d’être affecté par les passions, capable, lui seul, de dépasser manifestement tous les autres (dans les termes de jmn, p. 189). Car même si Boèce n’insinue pas explicitement une telle possibilité, on peut reconnaître dans son portrait du philosophe cet homme capable de suivre la loi sans être dévié par les obstacles que supposent pour le reste des hommes les passions et les appétits inférieurs. On dirait que le philosophe s’identifie à cette « raison sans désir » qu’incarne pour Aristote la loi (Pol.,III, 16, 1287 a 28-32 ; jmn p. 109). Le philosophe paraît aussi incarner l’illusion scientiste de Platon, dont nous parle jmn (p. 140) : cette illusion se cristallise, quelques décennies plus tard, dans la pensée de Jean de Jandun, pour qui la connaissance métaphysique est en quelque sorte la finalité de la cité, mais aussi sa condition de possibilité.[21] Mais revenons à Boèce : le De summo bono se termine avec une affirmation commettant l’erreur même dont Aristote cherche à nous préserver, dans les mots de jmn : établir une simple opposition entre « la minorité de ceux qui savent absolument, et la majorité de ceux qui ne savent aucunement » (p. 144).[22] Incapables de « s’arracher à l’orbite platonicienne » (p. 11 et ss.), car profondément impliqués dans l’élaboration de ce qu’Alain de Libera appelle la « platonisation politique de l’aristotélisme »[23], ces auteurs sont plus intéressés, il me semble, par la construction d’un discours identitaire et défensif en réponse aux conflits vécus au sein de l’Université,[24] que par l’interprétation fidèle d’Aristote, pourtant identifié, très souvent, comme leur principe d’autorité.[25] Or, est-ce que ces discours détachés parfois de l’interprétation fidèle d’Aristote et liés à des conflits concrets doivent être pris en considération dans la reconstruction de la réappropriation de l’Aristote politique ?

Une réponse négative à cette dernière question pourrait s’avérer problématique. Comme preuve, on se permet d’évoquer très brièvement un deuxième exemple, celui de Marsile de Padoue, dont le célèbre Defensor Pacis n’est pas une tentative d’interpréter la lettre d’Aristote, mais la réponse à un conflit bien palpable : celui qui, au XIVe siècle, oppose l’empire à la papauté.[26] Réfugié dans la cour de Louis IV de Bavière,[27] Marsile a su exploiter la doctrine de la sagesse cumulative contre l’adversaire de Louis, le pape Jean XXII. Plus sensible que ses contemporains et ses antécesseurs au potentiel de la Summierungstheorie, et évoquant explicitement l’autorité d’Aristote,[28] Marsile accorde le pouvoir de légiférer à la totalité des citoyens (universitas civium), ou à sa partie prééminente (valentior pars).[29] Au-delà des discussions sur la portée et la signification de la théorie de Marsile (dont les sources sont loin de se limiter à Aristote), un point est certain : pour lui, la multitude rassemblée est plus capable de jugement que n’importe lequel des individus qui la composent ;[30] et la même chose s’applique au concile par rapport au pape. En cela, Marsile s’avère un lecteur de l’Aristote politique plus fidèle que Boèce de Dacie, Jacques de Pistoia, ou Jean de Jandun ;[31] il remarque en outre que l’idée d’une multitude incapable de viser le bien de la communauté politique s’avérerait contraire à la nature (qui ferait ainsi défaut dans la plupart des cas).[32] Or, comment expliquer cette sensibilité accrue aux arguments sommatifs d’Aristote ? Ne devrait-on pas considérer les raisons qui ont amené Marsile à écrire le Defensor pacis et se tourner vers le contexte sociopolitique dans lequel il a vécu, plutôt que seulement vers le caractère ambigu du texte d’Aristote ?

Quoi qu’il en soit, une chose nous semble claire : en raison du caractère même du texte des Politiques (qui permet, justement, une grande diversité d’interprétations), l’histoire de sa réappropriation à travers les siècles ne peut pas se fonder uniquement sur les oeuvres qui se proposent de le commenter et de l’expliquer de manière plus ou moins précise. La perception de ce qui est « l’essentiel » de l’Aristote éthico-politique peut varier selon les conditions concrètes de la lecture qu’on en fait.[33] Ainsi, le plus intéressant de cette histoire est peut-être à chercher dans les circonstances particulières qui pourraient déterminer la manière de se réapproprier, avec la plus grande liberté, la pensée du Stagirite, et dans des textes de nature très diverse et relativement indépendants d’une lecture précise. Et, lorsqu’on parle de réappropriation, est-ce qu’il est toujours possible de parler de mécompréhension ?