Disputatio

Aristote et l’histoire de la « réappropriation » des PolitiquesCommentaires sur Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote de Jean-Marc Narbonne[Record]

  • Violeta Cervera Novo

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  • Violeta Cervera Novo
    Univeristé Laval

Dans cet intéressant volume, Jean-Marc Narbonne (jmn) s’attaque spécialement à la théorie de la sagesse cumulative exposée par Aristote dans Pol. III, 11, selon laquelle le jugement d’une multitude d’individus peut être supérieur à celui d’un petit groupe d’hommes excellents. Le constat de jmn ne laisse aucun doute : la valeur essentielle des Politiques (« malgré les coupures et les sauts qui affectent indubitablement l’oeuvre dans son ensemble », p. 266) se trouve dans « les incroyables percées réalisées par Aristote dans son analyse du politique, notamment sa défense de l’approche cumulative et sa promotion de la classe moyenne, deux faits absolument majeurs dans l’histoire des idées » (p. 269). Cette idée centrale de l’ouvrage de jmn me semble bien fondée et magistralement exposée ; elle est, d’ailleurs, de la plus grande actualité en ce qui concerne nos réflexions sur la démocratie contemporaine. Or, « l’histoire très singulière de la réception du texte des Politiques » (p. 270) semble marquée, d’après jmn, par la « mécompréhension » (p. 242) de ces deux faits majeurs, ainsi que par l’incapacité des lecteurs à reconnaître la position critique qu’Aristote assume face à son maître, Platon. Ces idées n’ont été reconnues que très récemment, et la question se pose de savoir pourquoi. L’idée de reconnaître « l’essentiel » des Politiques et de chercher les motifs qui ont suscité une mauvaise compréhension du texte peut certes s’avérer fructueuse dans la reconstruction d’une histoire de la réappropriation de l’Aristote politique, mais elle entraîne aussi une difficulté potentielle : le risque de projeter notre manière d’envisager le texte sur d’autres lecteurs d’Aristote qui, mobilisés par des intérêts complètement étrangers aux nôtres, ont travaillé les textes différemment, arrivant ainsi à des conclusions bien disparates. Ce risque a sa contrepartie : on pourrait, en croyant restituer une lecture fidèle d’Aristote, interpréter le texte selon notre expérience contemporaine, tout en portant une attention sélective aux aspects les plus pertinents pour un lecteur occidental du xxie siècle. Or, je me demande si les choses peuvent s’expliquer autrement, sans toutefois écarter la position de jmn. Alors, quand on cherche à savoir pourquoi la « sortie du platonisme » de l’Aristote politique est passée si longtemps inaperçue, ou bien, au contraire, pourquoi certains ont été capables de déceler le potentiel révolutionnaire de la théorie de la sagesse cumulative, la réponse n’est pas à trouver uniquement dans la façon de procéder d’Aristote et dans la maladresse des exégètes, mais aussi dans la motivation et l’intérêt des lecteurs, et dans les circonstances particulières où ils ont lu, commenté et utilisé les Politiques d’Aristote. Je me demande aussi si dans la construction de cette histoire de la réappropriation médiévale et moderne de la théorie exposée en Pol. III, 11 (et des Politiques en général), on devrait prendre en considération certains textes qui, sans être explicitement liés aux Politiques, semblent pourtant, d’une manière parfois très subtile, faire allusion à des notions clés évoquées dans le livre de jmn. Je me servirai, pour illustrer mon propos, de quelques exemples médiévaux, dans l’espoir d’apporter au dossier de jmn des sources potentiellement révélatrices. La réception scolastique des Politiques adopte souvent la forme d’un commentaire littéral : il s’agit d’expliquer mot à mot le texte pour y déceler les vraies intentions du Stagirite. Mais le texte des Politiques est parfois exploité d’une manière très différente : dans un contexte polémique, et dans le but de défendre certaines idées et d’assumer une position claire face à un conflit réel. Or, il y a peut-être un point de connexion entre ces deux types de discours : …

Appendices