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Je voudrais, dans cette contribution, partir de certaines réceptions de la politique d’Aristote au moment des crises totalitaires du xxe siècle[1]. Dans les années 1930 et 1940, une grande question agitant les milieux académiques était de savoir si Platon était ou non le père intellectuel des régimes autoritaires (ou « totalitaires ») de l’époque. L’ouvrage le plus connu et qui a contribué à une large diffusion dans le milieu universitaire des années 1950 est le premier volume de La société ouverte et ses ennemis de Karl Popper,[2] écrit pendant la guerre et publié pour la première fois en 1945. En fait, la polémique avait commencé dès le début des années 1930, avec les textes à charge de Werner Fite, de Richard Crossman et de Hans Kelsen.[3] Elle s’est poursuivie pendant et après la guerre avec ceux d’Alban Winspear, d’Otto Neurath et Joseph Lauwerys[4] (les deux derniers se demandant si, dans le contexte de la politique de dénazification, il ne fallait pas retirer les ouvrages de Platon des bibliothèques allemandes), ainsi que, pour la défense de Platon, de Guy-Cromwell Fields, Gerrit de Vries, John Wild, Ronald B. Levinson et Eric Voegelin.[5] Aristote n’a pas été oublié dans cette polémique. Le fameux juriste et théoricien du positivisme juridique, Hans Kelsen avait publié dès 1937, un an avant le premier de ses réquisitoires contre Platon, un article de plus de soixante pages sur Aristote, au titre significatif : « The Philosophy of Aristotle and the Hellenic-Macedonian Politicy ».[6]

Un ancien élève de Kelsen, devenu ensuite l’un de ses adversaires, Eric Voegelin, consacre pour sa part à la pensée politique d’Aristote la seconde partie, plus courte et moins connue que la première (qui a fait en 1966 l’objet d’une édition à part en couverture brochée, lui assurant une large diffusion), de son Plato and Aristotle, troisième volume de son projet éditorial Order and History, paru en 1957, sur la base de travaux entrepris depuis le début des années 1940. Il prend la défense d’Aristote contre ceux qui, dit-il, tentent d’en faire un fasciste,[7] même si, nous allons le voir, il ne tente pas pour autant d’en faire un démocrate libéral.

Sur une carte idéologique, Kelsen et Voegelin sont aux antipodes l’un de l’autre. Kelsen refuse l’existence d’une loi naturelle. En l’absence d’une norme objective ou d’un étalon des valeurs, tous les hommes sont égaux face au savoir, et personne ne possède la vérité plus qu’un autre. Dans ces conditions, la démocratie s’impose dès lors comme seul régime possible. Voegelin, au contraire, se réclame d’un platonisme modernisé notamment sous l’inspiration du pragmatisme et de la phénoménologie. L’ordre politique est structuré par l’expérience fondamentale et universelle d’une tension de l’âme vers un fondement transcendant de vérité. Voegelin reproche à son ancien maître son agnosticisme — à l’inverse, Kelsen dénonce la religiosité mystique de Voegelin.[8] Ce dernier voit dans la démocratie libérale non un idéal politique, mais un simple moyen de gouvernement parmi d’autres. Le problème de la représentation populaire ou nationale excède celui de la démocratie, dès lors que ce qui est représenté par la polis et ses gouvernants n’est pas la volonté contingente des individus, mais l’ordre naturel de l’âme tendu vers le fondement transcendant de son existence.

Les deux penseurs se rejoignent cependant sur un point : ils ne pensent pas qu’Aristote soit démocrate — que ce soit pour le condamner chez Kelsen (dont la position sera reprise par Popper)[9] ou un certain point, chez Voegelin, pour le défendre. Je présenterai brièvement quelques-uns de leurs arguments, comme autant d’incitations à répondre à l’adresse de Jean-Marc Narbonne. Je conclurai, par quelques remarques plus personnelles, sur le modèle « cumulatif » que celui-ci met en valeur dans son ouvrage.

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Dans son article à charge contre Aristote, Kelsen ne s’embarrasse pas de nuances : Aristote est pour lui un agent de la propagande macédonienne. Son but est de lever les réticences des Athéniens, qu’il sait enclins aux idées démocratiques, à l’encontre des régimes autocratiques, afin de promouvoir la monarchie impériale de Philippe et d’Alexandre.

Sa défense de l’autocratie s’appuie sur une théologie politique monothéiste et, pour ainsi dire, quiétiste. Aristote reprend à son compte l’analogie d’Homère entre l’univers réglé par un seul Dieu et la cité bien dirigée lorsqu’elle est gouvernée par un seul homme :[10] le monothéisme d’Aristote trouve ainsi une justification dans le domaine politique, en s’opposant au polythéisme traditionnel de l’Athènes démocratique, auquel Aristote fait quelques concessions dans sa Métaphysique. Au Dieu premier moteur correspond le roi divinisé du fameux texte du troisième Livre de la Politique :

S’il existe un individu ou un groupe [quelques pages plus loin, Aristote parlera d’un lignage ou d’une famille] […], qui possèdent une excellence à ce point supérieure qu’elle soit sans commune mesure avec l’excellence de tous les autres réunis […], alors il ne faut en aucun cas considérer de telles gens comme une partie d’une cité [c.-à-d. comme de simples citoyens] […]. Car un tel homme est sans doute comme un dieu au milieu des hommes.[11]

Dans la lecture de Kelsen, la structure modale de la phrase n’a qu’un caractère rhétorique. Car cet homme et cette famille existent. Philippe et Alexandre ont ainsi été divinisés de leur vivant et ont fait l’objet d’un culte après leur mort. La conclusion implicite est, pour Aristote, que le meilleur gouvernement est la monarchie héréditaire.[12]

Le premier moteur n’a pas d’activité hors de lui-même : sa seule activité est une contemplation purement réflexive. À cette théologie correspond un idéal éthique qui place la perfection humaine dans l’exercice des vertus spéculatives, à l’encontre de la tradition grecque qui la plaçait dans la participation à la vie de la cité. Le citoyen heureux est le citoyen obéissant, qui s’adonne à la spéculation sans s’occuper de politique. Kelsen y voit l’amorce d’une dépolitisation résignée, qui sera poursuivie, sur le plan théorique, par les stoïciens et les épicuriens.[13]

La redéfinition du citoyen va en ce sens. Le citoyen n’est pas uniquement, comme le pensent les démocrates, celui qui participe aux affaires publiques. Le sujet soumis aux lois de la cité est lui aussi citoyen.[14] Jean-Marc Narbonne parle d’un citoyen diminué et dénaturé.[15] C’est là la réaction logique d’un républicain démocrate, mais, pour Kelsen, ce qu’Aristote a voulu dire, c’est que les démocraties n’ont pas le monopole de la définition de la citoyenneté (1275 b). C’est cette définition élargie qui permet de distinguer la vertu du citoyen et la vertu de l’homme accompli, c’est-à-dire du phronimos destiné à gouverner la cité (1277 a).

Kelsen reconnaît qu’il y a une sorte de tension dans la Politique d’Aristote et que la démocratie est valorisée à certains endroits. La raison en seulement est qu’Aristote ne veut pas heurter de front le sentiment favorable des Athéniens envers la démocratie. Par ailleurs, l’empire macédonien est une sorte de superstructure qui laisse à chaque cité la gestion de ses affaires intérieures selon la forme de gouvernement en usage. Il se veut un protectorat militaire contre les agressions externes, mais qui veille aussi aux conditions fondamentales de l’ordre social, à savoir le maintien de l’esclavage et la protection de la propriété privée contre toute velléité de redistribution — deux positions défendues par Aristote. Dans ces conditions, une démocratie tempérée par des éléments oligarchiques peut très bien s’accorder à une superstructure monarchique.

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Eric Voegelin contextualise la pensée d’Aristote de façon différente. Il ne met pas l’accent sur la domination macédonienne : Aristote reste selon lui attaché au modèle de la cité grecque, dont il constate le déclin et dont il tente de penser les moyens d’une possible régénérescence.

Voegelin discute les mêmes textes que Kelsen, mais dans un sens différent. La théologie du premier moteur immobile et pure pensée de soi-même n’a pas, pour lui, d’analogie politique chez Aristote.[16] La polis, précise-t-il, « reste pour lui la forme parfaite de l’existence politique dans l’histoire ». Il n’y a pas plus de divinisation de la personne royale : la structure modale de la phrase sur laquelle s’appuyait Kelsen — « s’il existe un individu ou un groupe, etc. » — doit être comprise en un sens irréel i.e. : s’il existait, etc. En réalité, de tels individus n’existent pas, ou n’existent plus, sinon à titre exceptionnel — et l’exception ne vaut pas pour une règle —, ce qui fait de la monarchie un gouvernement du passé. « Il ne naît plus de royautés de nos jours » : l’accroissement de la population urbaine et l’accroissement des inégalités a rendu irréalisable un régime qui convenait à des communautés restreintes. La conséquence en est que « l’idée d’un homme qui dépasserait tous les autres en excellence et qui serait volontairement accepté comme roi par des hommes libres est écartée [par Aristote] comme un anachronisme ».[17] La démocratie apparaît moins ici comme un idéal politique que comme un destin inéluctable.

Pour ce qui est de l’idéal contemplatif, il n’implique en aucun cas, selon Voegelin, une position apolitique. Aristote est de ce point de vue du côté de Platon, non de celui des stoïciens ou des épicuriens. L’homme atteint sa plus haute perfection dans la vie contemplative, mais la cité a précisément pour finalité de favoriser cet accomplissement. La fin du Livre VII, sur la place de la vie théorétique dans la cité et le Livre VIII sur la tâche éducative de cette cité (textes qui ne sont pas exploités par Kelsen) permettent d’articuler la question politique à celle de la contemplation.

Quant à la définition élargie du citoyen, Voegelin y voit avant tout une preuve du réalisme politique d’Aristote. Stricto sensu, il n’y a que dans l’aristocratie que la vertu du citoyen correspond à la vertu de l’homme de bien.[18] Mais il y a des constitutions qui, sans être fondées exclusivement sur la vertu, lui font néanmoins une place. C’est le cas de la semi-aristocratie fondée sur la richesse et le lignage, qui sélectionne « les hommes qui ont une bonne réputation pour leur jugement et leur fiabilité ». Elles sont d’un certain point de vue (platonicien) des perversions (parékbaséis) des constitutions authentiques, mais, d’un autre point de vue (qui n’est plus platonicien), elles conservent quelque chose de l’aristocratie en l’adaptant à la réalité du temps. La politie, mélange tempéré de démocratie et d’oligarchie, devient dès lors la meilleure constitution réalisable dans un contexte où les conflits de classes sont devenus inévitables et où il s’agit avant tout de rechercher la stabilité. On peut par exemple penser à une constitution qui accorderait au peuple un droit d’élection et de surveillance de magistratures réservées à une élite, ou qui attribuerait à la masse certaines fonctions délibératives et judiciaires, sans lui accorder les magistratures les plus hautes. La préférence d’Aristote pour les démocraties paysannes va en ce sens : au contraire des citadins entraînés par les démagogues, le paysan, occupé à ses travaux, sait déléguer les décisions importantes.

Aristote est donc réaliste. Il n’est pas pour autant complaisant face au cycle inévitable du déclin des sociétés. Citons Voegelin : « Les effets cumulés de la paix, de l’ordre, de la prospérité, de l’accroissement de la population et de la concentration des richesses » doivent nécessairement produire « la dégénérescence de l’excellence fondatrice originaire, jusqu’au point où la démocratie de masse devienne la seule forme historiquement possible ».[19] Il reste, précise Voegelin, que, face à ce cycle vicieux, « Aristote est un philosophe : il n’est pas un valet au service de l’historiquement inévitable » (sous-entendu : comme le sont les libéraux et les marxistes contemporains). Pour Aristote comme pour Platon, la philosophie est un acte de résistance au déclin de l’ordre spirituel et social.

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Aucun de nos deux auteurs ne semble accorder une grande importance à ce que Jean-Marc Narbonne nomme la « sagesse cumulative ». Aussi, la question que je poserai en conclusion sera celle-ci : cette affirmation d’une « sagesse cumulative » participe-t-elle bien d’un « idéal démocratique », selon le programme annoncé par le titre du livre ?

Prenons l’exemple, développé dans l’ouvrage, de la compétence respective de l’architecte et de l’usager.[20] Tous deux ont une idée de ce qui fait qu’un immeuble correspond à sa fonction d’habitation. Il reste que l’usager serait en général bien incapable de construire lui-même l’immeuble. Il a sans doute son mot à dire — ce qui n’était pas le cas pour les usagers de la médecine ou de la navigation dans le Politique de Platon. Il peut même changer d’architecte, mais il ne saurait se substituer à lui. Une association d’usagers, aussi nombreux soient-ils, pourrait confronter utilement les points de vue et produire quelques règles de bon sens —, mais sa « sagesse cumulative » ne se substituerait toujours pas à la compétence de l’architecte. La politie d’Aristote, régime mixte qui équilibre les avantages de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie semble ici plus adaptée que la démocratie stricto sensu.

On pourrait répondre, comme le ferait Protagoras, que la technique est affaire de spécialistes, mais que ce n’est pas le cas de la politique. Prenons donc un autre exemple. Aristote commence la plupart de ses ouvrages par une recension critique des différentes positions sur le sujet traité. Dans l’Éthique à Nicomaque, qui touche de près aux questions politiques, il pose la question la plus importante de la politique : « en quoi consiste le bonheur ?  ». Or, écrit-il, « les réponses de la foule ne ressemblent pas à celle des sages ».[21] Selon la multitude, le bonheur consiste dans des biens apparents et visibles, tels la richesse, la santé ou les honneurs, alors que selon les sages, il consiste dans un principe plus élevé. Une scission similaire s’opère lorsqu’il s’agit de savoir quel est le genre de vie le plus accompli : la foule pense que c’est une vie de plaisirs corporels, alors que les gens de distinction (kharientès) pensent que c’est le fait d’occuper des charges politiques.[22] Que vaut ici l’opinion de la foule ? Elle est plus éloignée de la vérité que celle de l’élite des gens cultivés. On pourra encore répondre que ni la foule ni l’élite n’ont entièrement raison : il reste que seul le philosophe est capable de réaliser la synthèse entre leurs points de vue partiels, une synthèse qui ne consiste pas dans la cumulation des points de vue, mais dans la recherche du principe qui les conditionne.

Il y a ici une autre différence. L’opinion de l’expert-philosophe est une opinion individuelle : le cumul ne lui confère aucune légitimité supplémentaire. À l’autre extrême, l’opinion de la foule n’est recevable qu’en regard du nombre de personnes qui la partagent. Il devrait en résulter que l’opinion de dix mille hommes du vulgaire a le même poids que celle de quelques personnes plus éclairées : à ce compte, l’Ancien régime en France, pour lequel le Tiers-État — soit la quasi-totalité de la population — valait symboliquement pour un tiers, face à la noblesse et au clergé, serait pour Aristote un régime tout à fait légitime.

De fait, dès lors qu’il existe pour Aristote une vérité pratique, l’acte politique fondamental restera un acte cognitif, et le savoir (la phronèsis en tant que savoir pratique) fera la différence. Aristote, au contraire de Platon, pense que la foule, et en particulier la foule bien éduquée, n’est pas totalement ignorante : elle n’a cependant qu’un accès partiel et déformé à cette vérité. Inversement, la démocratie telle que la comprend Kelsen part de l’idée qu’il n’existe pas d’étalon objectif de la valeur et que, sur ce plan, personne n’est plus expert qu’un autre. Voegelin, quant à lui, s’oppose à cet agnosticisme qui conduit selon lui à une forme de décisionnisme politique (et ce n’est pas à proprement parler sur ce point que Kelsen et Schmitt se sont opposés).[23] Les normes politiques ne sont pas pour Voegelin (comme plus tard pour MacIntyre) l’objet non d’une décision fondée sur la spontanéité des émotions, mais d’une quête cognitive. Nous nous trouvons ici face à deux visions politiques, pour lesquelles le cumul a une fonction bien différente : dans le premier cas, il permet de constituer une majorité et de produire une décision en l’absence de toute vérité objective ; dans le second cas, il favorise une recherche dialectique fondée sur la confrontation de points de vue multiples. Mais, dans ce dernier cas, le cumul ne produit aucune légitimité par lui-même. Un scepticisme politique radical n’est-il pas le prix à payer de cette « sagesse cumulative » ?