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L’étude des textes d’Emmanuel Levinas marque un moment dans l’itinéraire de pensée de Miguel Abensour. La plupart des douze textes rassemblés dans le recueil posthume Levinas[1] datent d’une période s’étendant de 1996 à 2005, avec en moyenne un texte ou une conférence par année, bien que des textes aient aussi été publiés en 1988 et 2008. Plusieurs de ces textes étaient toutefois demeurés inédits, comme le signe, peut-être, d’un rapport de grande proximité, d’une pensée qui se nourrit d’une autre suivant ses propres projets, qui emprunte et remet à l’usage autrement.

Dans des livres d’entretiens qui permirent à Abensour de résumer son parcours philosophique[2], le rapport à Levinas est sans cesse discuté, mais jamais défini ou expliqué, comme s’il se refusait à dater, à expliciter la rencontre, pour plutôt la maintenir sans cesse vivante, sans cesse nouvelle. C’est à partir de l’utopie qu’Abensour rencontra la pensée de Levinas, du fait de ses textes sur Martin Buber et Ernst Bloch — du moins nous le laisse-t-il entendre. Ce fut ensuite Jacques Rolland qui, en 1986, l’invita à présenter la communication « Penser l’utopie autrement ». Texte qui lui valut peut-être que Levinas exige qu’Abensour le présente à un colloque de 1987 sur Heidegger, présentation reprise sous le titre « Rencontre, silence », dans ce volume[3]. Abensour se place par ailleurs implicitement parmi ceux de la génération de 1968 qui se sont tournés vers l’oeuvre de Levinas afin de penser l’émancipation comme arrachement au déterminisme économique, la liberté dans ses difficultés, la désaliénation de l’aliénation que fut le stalinisme, mais également afin de maintenir la force de leur révolte contre l’injustice et le refus de toute institution de la justice[4].

Son étude des textes de Levinas tient surtout à une attention donnée aux éléments politiques de son oeuvre, à un moment où elle était surtout vue comme ouvrant à la seule question éthique. Ainsi, explique Abensour, lors de sa lecture de la critique de l’hitlérisme qu’émet Levinas en 1934 :

Ce qui m’a alors frappé, c’est que ce philosophe que l’on disait étranger ou indifférent aux problèmes politiques avait vu les choses avec beaucoup plus de perspicacité et de justesse que des penseurs qui se considéraient comme des spécialistes de la politique ou des luttes sociales et qui, en fait, n’avaient absolument pas mesuré ce que représentait l’hitlérisme[5].

Rappelons ceci pour rendre explicite la charge contenue dans ce passage : l’importance d’une telle critique de l’hitlérisme tient en grande partie à l’insuffisance de la pensée soi-disant antitotalitaire de l’époque.

Ajoutons que l’intérêt d’Abensour pour la philosophie de Levinas est peut-être dû en partie à l’idée de sortie que présente ce dernier. Alors que la perspective révolutionnaire se rétrécit à la fin des années 1980, Levinas offre à Abensour une alternative à la création et à la transformation (p. 66) : une évasion, un écart, qui ne sont ni iréniques ni quiétistes, qui n’évitent pas la situation actuelle ni de notre être actuel, mais plutôt une sortie de sa définition et de sa délimitation actuelles. Plutôt que de répondre aux limites de l’ordre établi en imaginant une autre société, un autre régime, à penser à partir d’autres limites, Levinas enjoint Abensour — et tous deux nous enjoignent — à trouver les lieux d’une expérience plus pleine de l’être, d’où peut survenir une sortie de l’être et de sa plénitude. L’être est écrasant, l’être est, si complètement qu’il ne peut laisser autre chose être. Abensour critique par conséquent les utopies programmatiques, qui ne peuvent offrir qu’un réaménagement de l’être, des limites à la vie sociale. D’où cette « révolte anti-ontologique » (p. 67) qui accorde un privilège à l’éthique, à la relation, à autrui. Elle est utopique en ce qu’elle opère une percée hors du réel, une trouée dans le réel, non pas vers un autre ordre, mais vers l’absence d’ordre. Un autrement que l’ordre qui n’est pas désordre, pour adopter la syntaxe d’Abensour. Il s’agira ici d’observer ce qu’un « autrement que l’ordre » peut signifier, tout en se retournant vers le parcours d’Abensour dans l’oeuvre de Levinas afin de chercher à s’orienter à partir de ces sillages.

L’approche, la rencontre

Miguel Abensour étudie les textes d’Emmanuel Levinas, mais ne nous donne aucune étude ou analyse, ni même une critique. En quoi consiste alors la communication de sa lecture, de son étude, de sa méditation des textes — comment approche-t-il Levinas ? Comme une expérience de pensée que rend possible un ensemble de gestes expressifs. À mi-chemin de son parcours de l’oeuvre, dans le texte « Lire Emmanuel Levinas », Abensour pose deux balises pour la lecture de son oeuvre : celle du moment présent, et celle de l’oeuvre elle-même. « Il faut déformaliser aujourd’hui, » écrit-il :

Cet aujourd’hui, notre aujourd’hui constitue une configuration singulière. Et c’est en tentant de décrire cette configuration dans ce qu’elle a de spécifique que nous pourrons mesurer à quoi engage une lecture d’E. Levinas, à quelles exigences il convient de répondre. Ou encore, en fonction de cet aujourd’hui quels sont les choix que nous ferons, les positions que nous défendrons jusqu’à la polémique, s’il le faut.

p. 191

Sans revenir lui-même sur cette question de l’aujourd’hui (ni même sur l’aujourd’hui de l’écriture du texte en 2001), Abensour propose quatre exigences pour ne manquer ni ce que l’oeuvre porte de fécond, ni le moment qui en éprouve le besoin.

D’abord, refuser toute banalisation, ce « processus complexe par lequel on réduit une oeuvre philosophique à un ensemble de thèmes plus ou moins bien réunis » (p. 193). Donc refuser toute apologie, toute accusation : ne pas simplifier pour se faire partisan ou adversaire. Une seconde exigence tient ensuite à la reconnaissance de la nouveauté de la pensée de Levinas, en prenant le rapport à la tradition philosophique, et plus précisément phénoménologique, comme premier. Ainsi demeure-t-il phénoménologue tout en entretenant une relation au judaïsme — notamment par la philosophie, mais aussi comme chemin de l’expérience vers la philosophie. Troisième exigence, qui continue le refus de simplification : éviter la notion que tout serait éthique chez Levinas ; éviter de confondre éthique et morale ; éviter de dévaloriser le politique. De la relation symétrique à autrui, une relation éthique, découle la réversibilité avec autrui et la réciprocité, une relation politique ; de la relation politique, avec l’autre et avec le tiers, émerge la relation éthique avec autrui. Enfin, dans cette conférence sur « Lire Levinas aujourd’hui », et dans son oeuvre en général, Abensour laisse ouverte la quatrième exigence : comprendre Levinas après Auschwitz, après l’Holocauste. Malgré son hésitation à parler de l’Holocauste, ne nommant que rarement la Shoah, Abensour n’en suggère pas moins que cet événement — et les génocides qui le suivirent, comme il le rappelle à la suite de l’exergue d’Autrement qu’être[6] — représente une sommation utopique, celle de refuser la mort, de refuser la persistance dans l’être[7].

Par son style, Abensour s’inscrit contre tout projet de maîtrise, fût-il une maîtrise des textes, des relations humaines, de la société, de la réalité même. Il s’inscrit tout autant contre l’acceptation, contre l’attitude qui consiste à laisser être — le commentaire, l’érudition, qui ne voit dans le texte qu’un chemin de retour vers le texte ; le quiétisme, le désespoir, recherche d’un bonheur dans l’abandon de toute sortie de la vie et de la société telles qu’elles sont ordonnées. Dans chacun des chapitres, Abensour mélange les textes de Levinas, trace des constellations. En introduction à la plupart de ses lectures, il y va d’une présentation des textes repris. Suit un passage assez libre, mais planifié dans les écrits de Levinas, où Abensour nous guide suivant un motif, revenant parfois sur ses pas. C’est donc une lecture intentionnelle et non linéaire, non argumentative, qui voit ce que Levinas donne à penser, non ce que l’ordre des arguments forcerait à penser. Puis nous allons directement aux textes en question, dans un mouvement qui tient au va-et-vient. Abensour se promène entre les textes de Levinas, les textes des auteurs qu’il fréquente et qu’Abensour relit à son tour, les lectures qu’en fait Levinas, ses propres questions — et les questions qu’il pose à l’autre qui tient son livre. Ses questions incluent le lecteur dans ces réflexions (et ne seraient-elles pas énoncées au conditionnel interrogatif, comme le nomme Manuel Cervera-Marzal[8] ?) Abensour s’adresse à qui le lit, cherche à susciter une réflexion, une reprise qui sera la nôtre et non une simple répétition de sa pensée.

Il illustre son approche des textes par l’image d’une recherche de possibilités à développer — au sens photographique des négatifs non révélés. Abensour trouve des éléments dans les textes qui n’ont pas été développés, demeurés en état de latence (p. 263), c’est-à-dire une non-existence féconde, prête à être amenée à l’existence. Son étude de l’idée de sortie en offre un exemple, tandis que l’étude de la confrontation entre Sartre et Levinas (dans le chapitre « Sartre Levinas ») montre un travail de développement en profondeur. En effet, cette confrontation a presque eu lieu sur la question du judaïsme et de l’antisémitisme, à la suite du livre[9] et à deux conférences de Sartre. Si elle n’a pas eu lieu, explique Abensour, c’est que Levinas réplique par deux fois à Sartre par des publications en revue en 1947[10]. Mais s’agit-il d’une confrontation si Sartre n’a pas lu les textes publiés, si Sartre n’a pas pu ou voulu y répondre ? D’où l’opération d’Abensour qui consiste à créer la réaction qui n’avait pas eu lieu à l’époque. Levinas n’avait peut-être pas voulu s’adresser à Sartre, il n’avait peut-être pas voulu marquer trop clairement cette opposition, ce qui ne l’avait aucunement empêché de garder une mémoire de ces textes dans ses travaux philosophiques subséquents.

L’image qui ressort dans cette conférence « Sartre Levinas » de 2003 prend ainsi des teintes et donne un effet tout autre qu’en 1947. Abensour s’inclut dans cet arrêt sur images, rappelle sa propre appréciation négative de la position de Sartre sur le judaïsme — qui tiendrait avant tout de la définition externe des juifs par les antisémites — et de sa manière d’aborder ce que celui-ci appelait la « question juive » dans un contexte que la Shoah avait séparé de l’époque du livre de Marx. Montrant son revirement quant au travail accompli par Sartre, il salue l’audace de celui-ci, qui amena tout de même à l’écrit une condition dont peu osaient discuter et rompit le silence en s’opposant fermement à l’antisémitisme, tout en refusant le point de vue universaliste qui refuse toute différence au sein de la communauté politique. Abensour montre comment, pour Levinas, après Sartre, « la question juive désigne désormais l’ensemble des dimensions qui résultent des situations concrètes qui circonscrivent les possibilités du juif dans une société où perdure l’antisémitisme » (p. 272). La question juive — question cherchant réponse et non « problème » exigeant une « solution » — devient la question de l’antisémitisme. C’est cette haine qui est désormais à comprendre… mais Sartre enlève toute réalité à l’expérience et à l’existence juives en les limitant à leur dépendance à l’antisémitisme. L’erreur de Sartre, devine-t-on, aurait ainsi été de demeurer dans une position externe, tout de même universalisante, se limitant à l’intentionnalité des chrétiens ou personnes d’éducation chrétienne (puisque c’est de cette manière que se présente Sartre), tout en se prononçant sur ce qui fait qu’une personne est juive. L’étude de la relation entre groupes sociaux n’est pas nécessairement porteuse d’une étude de ces groupes eux-mêmes — et Sartre n’a pu parler que de l’antisémitisme propre aux chrétiens et de la relation entre ceux-ci et les juifs, sans pour autant s’arrêter sur le troisième terme. Levinas définira sa propre position à rebours de la définition du judaïsme par l’antisémitisme, à rebours de cette approche sociale et politique. Être juif sera plutôt une question de relation à l’être et à la temporalité — une question métaphysique.

D’où la pertinence du recours à Levinas d’Abensour, qui saisit par ailleurs l’occasion de parler indirectement de lui-même, de sa propre judéité et de l’antisémitisme dont il a été la cible. Dans cette conférence, on voit au mieux la manière dont Abensour cherche à comprendre de l’intérieur les auteurs qu’il lit, à dialoguer avec eux, avant de relater le mouvement de leur rencontre, les changements qu’elle opère chez chacun, et la transformation qui devient possible. Une telle manière de lire permet de saisir toute la complexité du rapport de Levinas à la tradition philosophique.

Levinas, Husserl

Bien qu’on puisse aborder la pensée de Miguel Abensour sans familiarité avec la phénoménologie, une connaissance de cette tradition philosophique et surtout de la réduction phénoménologique donne une perspective approfondie sur son oeuvre. Dans La Démocratie contre l’État[11], la réduction joue le rôle central tant dans la lecture de Marx que dans la philosophie politique qu’Abensour présente. L’État doit être réduit, tant dans sa place que dans sa taille, à un seul moment de la vie politique du peuple — décentré et démonté dans sa tentative totalisante, sa visée à devenir le tout de la vie politique. Il servira plutôt le rôle que le peuple pourra lui assigner aux côtés des autres institutions et pratiques qu’il pourra juger utiles à ce moment et qui devra, comme elles, continuer d’être sans cesse remis en question.

La phénoménologie est nommée plus explicitement dans l’ouvrage qui nous occupe, notamment dans le texte « N’oubliez pas que je suis phénoménologue ». Les rencontres avec Husserl et Heidegger s’y répètent comme un motif autour duquel sont brodés d’autres thèmes, eux aussi répétés : la réduction, certes, mais aussi l’évasion et le silence. Abensour relève ainsi l’importance de l’expérience de relations à d’autres dans le développement d’une phénoménologie de la rencontre. Toutefois, Levinas se soucie peu de continuer le geste husserlien ou d’y être fidèle : pas question de seulement expliciter l’expérience, et surtout pas question de chercher un autre savoir, comme le fait Husserl. Plutôt, il choisit pour point de départ le changement d’attitude, le changement de plan — la sortie de l’attitude naturelle, la sortie du monde interprété par le savoir. La réduction donne vie à un monde pétrifié, immobilisé par la connaissance qui cherche à le fixer, en retournant à la vie qui précède ce monde, qui précède l’identité de l’être avec lui-même. Elle est une libération, « un dégagement par rapport au monde » (p. 224). Elle ouvre à l’intersubjectivité, « elle peut révéler un ensemble de relations humaines, interhumaines à peine entrevu » (p. 75 ; voir aussi p. 231). Autrement dit, « Au-delà de l’expérience qui appartient au monde — la proximité à l’autre déborde l’expérience de l’autre —, la rencontre d’Autrui est l’événement même de la transcendance, voire l’épreuve de la transcendance dans le rapport à l’autre homme » (p. 76). La réduction est aussi éveil — et ici, Abensour reprend l’un des thèmes de sa lecture de Walter Benjamin[12]. La réduction intersubjective « réveille la subjectivité de l’égoïsme et de l’égotisme » (p. 231). Réveil de la souveraineté, du repli sur soi, de la quiétude, de la satisfaction ; éveil d’intentions assoupies, éveil d’un désir d’autre chose que le savoir, que la technique, que la violence. Veille qui est vigilance, éveil permanent ou insomnie — révolution permanente (p. 231).

Levinas reprend de la sorte une version radicale de l’analyse intentionnelle que Husserl présente dans les Méditations cartésiennes — livre qu’il traduisit avec Gabrielle Peiffer et publia en 1931. Cette analyse reprend une intention qui est portée dans l’intention, un mouvement vers ce qui est implicite dans les intentions humaines, une portée et une visée qui dépassent les objectifs immédiats et explicites : « l’État est gros d’un plus, ou d’un surplus qui le dépasse, de paysages oubliés, d’horizons insoupçonnés » (p. 98), une sursignification.

Levinas, Heidegger

Cette dynamique de reprise et de dépassement interne se retrouve dans la relation de Levinas à Heidegger. Le premier texte du volume, « Rencontre, silence », nous permet d’être témoins d’une rencontre : celle d’Abensour et de Levinas, alors que ce dernier accepte une invitation à parler de Martin Heidegger au Collège international de philosophie, tandis qu’Abensour dirigeait le Collège. Rencontre dédoublée, en ce que le texte revient sur la rencontre de Levinas avec Heidegger. On sait que, dès 1932, Levinas fut l’un des premiers à introduire en France l’oeuvre du phénoménologue[13].

Ce texte bref d’Abensour met côte à côte ce que Heidegger a pu apporter à la génération de Levinas et ce qu’il a pu avoir d’intolérable. On y sent tout ce qu’Abensour anticipe d’une pensée qui évite à la fois l’oubli et le pardon, qui maintient une relation de réponse à Heidegger. On parlait à l’époque de ces textes de l’engagement nazi de Heidegger, de son discours du rectorat. On ne connaissait pas encore de première main les séminaires donnés pendant la période nazie et les « cahiers noirs » dans lesquels le philosophe allemand cherchait à se faire le philosophe officiel du régime nazi et à opérer une synthèse de sa pensée et de la pensée nazie[14]. Levinas, comme le rappelle Abensour, n’aura jamais oublié le nazisme de Heidegger. Mais dans le texte « Mourir pour… », que présenta Levinas au Collège international de philosophie, ce non-oubli est aussi celui de sa philosophie : « Malgré toute l’horreur qui vint un jour s’associer au nom de Heidegger — et que rien n’arrivera à dissiper — rien n’a pu défaire dans mon esprit la conviction que Sein und Zeit de 1927 est imprescriptible, au même titre que les quelques autres livres éternels de l’histoire de la philosophie[15]. »

C’est ainsi le nazisme, et non Heidegger qui est la cible de Levinas, même s’il importe à ce dernier comme à Abensour de ne pas garder le silence sur son silence, sur le fait qu’Heidegger ne s’est jamais expliqué sur son nazisme. Pour approfondir cette critique ainsi que la sienne, Abensour revient sur l’article « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » de Levinas, qu’il commentera à nouveau dans « Le mal élémental », longue postface à la réédition de l’article en livre chez Payot (et où Abensour reprend mot pour mot une partie du texte « Rencontre, silence[16] »). Commentant la phénoménologie de ce que Levinas nomme « hitlérisme », il met l’accent sur le rapport à l’ontologie et la rupture avec l’histoire de la liberté.

La question de la phénoménologie demeure présente dans cette interrogation de la relation de Levinas à Heidegger. Dans « Le mal élémental », Abensour présente ce que peut être une phénoménologie politique. La phénoménologie du nazisme de Levinas n’est pas une étude des doctrines ou des idées : « il s’agit d’orienter le projecteur sur un état d’esprit, sur une conscience collective ou plutôt impersonnelle » (p. 110). Cette phénoménologie est politique, devons-nous ajouter, en ce qu’elle relève d’une tentative de réveiller les contemporains — qu’elle s’attaque à un autre état d’esprit, celui qui ignore, qui accepte, qui minimise le phénomène étudié, qui refuse de s’en saisir. Abensour continue plus bas sur la même page :

si le concret suprême dans l’être humain est l’intentionnalité, il s’agit donc de percevoir et d’interpréter l’hitlérisme, ainsi que l’antisémitisme, comme un tissu, un enchevêtrement d’intentionnalités spécifiques. Plutôt que de s’attacher à des représentations, à des éléments doctrinaux, le phénoménologue se donnera pour tâche, ces intentionnalités une fois dégagées, d’expliciter ce qui y est implicite.

p. 110

Il nomme par ailleurs l’une des voies d’entrée vers ces intentionnalités : les sentiments. Ceux-ci constituent notre appartenance au monde, sont une manière d’être au monde. Ainsi Levinas réinterprète la Stimmung heideggérienne comme disposition affective, expérience du corps, inhérence au monde, tonalité du collectif et des choses politiques, mais détachée de la connaissance — et la retourne contre Heidegger. Celui-ci partagerait en effet avec le nazisme « ce nouveau sentiment d’identité entre le moi et le corps » (p. 133) : la manière d’exister, de se rapporter à l’être, propre au nazisme est l’être-rivé — par le corps, le sang, la race. La tonalité en est une brutalisation, « une atteinte sans précédent à l’humain » (p. 117). L’identification y passe par le corps, par le sentiment du corps vécu comme un enchaînement, faisant du lien social une communauté de sang plutôt qu’une association.

La critique qu’émet Levinas à l’encontre de Heidegger dans De l’évasion est un second volet de sa critique du nazisme (p. 129) — et Abensour lie directement le concept d’être rivé, dans sa manière d’aborder le corps sans espace entre être et avoir un corps, à la « purification ethnique » (p. 132, guillemets dans l’original). L’hitlérisme est l’acceptation de l’enchaînement à l’être, mais également l’acceptation d’une situation intenable, qui permet de surmonter la honte et la nausée métaphysiques qui proviennent de l’enchaînement au corps et nous appellent à sortir de notre adéquation à l’être. Il est autosuffisance et dégoût de la révolte, acceptation de l’être dans toute sa brutalité, réduction de soi-même et des autres à l’être. Il ferme alors toute porte de sortie de l’être rivé, s’enfonce dans son enchaînement à l’être, s’enferme dans les liens du sang, ne s’identifie qu’à l’être biologique. Abensour trouve ainsi chez Levinas une critique inédite de l’hitlérisme comme « expérience sans précédent de l’être en commun, comme être rivé, comme emprisonnement dont il ne s’agit pas de sortir, enchaînement auquel il s’agit de s’enchaîner, au nom d’une identité massive, brutale, sans faille ni amorce de dualité. Un peuple, presque en son entier, cloué au sol, attaché, retenu par les liens du sang » (p. 151). Ajoutons que cette critique pourra s’appliquer tout autant à d’autres pensées et systèmes politiques : n’est-ce pas là l’opération menée par le dispositif colonial canadien envers les Premiers peuples — l’affirmation d’une distinction entre l’humanité européenne et chrétienne universelle, capable de s’évader vers une autre vie, et l’humanité rivée, entièrement autre, (con)damnable et (con)damnée ? N’est-ce pas là la même « brutalisation de l’existence » (p. 162), mais seulement appliquée à l’autre ?

Abensour lit également l’impulsion même de la pensée de Levinas — l’évasion de l’être, l’excendance (p. 67, terme qu’Abensour trouve et amplifie) qui va plus loin que la transcendance, qui est à la fois sortie et montée. Elle est au moins un refus de placer la question de l’être au centre des préoccupations humaines, pour commencer plutôt avec le besoin de s’évader « du fait même qu’il y a de l’être et non de ses limites » (p. 136-137). C’est la plénitude de l’être qui pose problème et, devant elle, nous pouvons éprouver un besoin d’indétermination du but de notre vie, de nos actions — besoin de poursuivre autre chose que notre persévérance dans l’être. Ce besoin d’évasion est une révolte contre l’absence de jeu au sein de l’être. Tout lieu déterminé, tout refuge, serait alors une retombée dans l’être, un abandon du bonheur et de la dignité que promet l’excendance.

Une figure de l’utopie : et si la guerre n’était pas première ?

Cette impulsion renvoie l’humain vers la proximité, vers le lien humain qui nous permet de sortir de la condition de chose et nous ouvre à nos pouvoirs hors de toute perspective de puissance sur autrui (p. 27-28), c’est un lieu en creux des lieux, un non-lieu, l’élément de l’utopie. Dans plusieurs textes, dont « L’extravagante hypothèse », Levinas permet à Abensour de revenir sur l’idée d’une communauté des « tous uns », expression que ce dernier reprend de La Boétie en opposition au fantasme de l’unité d’un « tous Un » de la nation, de l’État, du souverain. Cette communauté est composée par la fraternité et la responsabilité au sein de la pluralité plutôt que sur l’appartenance, la similitude, le déjà-commun ; cette communauté est humaine en tant qu’elle demeure indéterminée, imprévisible et donc étrange (p. 34-35).

Ainsi, dans ce même texte, Abensour marque comment, dès Totalité et infini, Levinas s’inscrit dans le registre utopique, surprenant sans doute son lectorat à une époque où le terme était si peu utilisé : « plus on lit Levinas, plus il apparaît que l’utopie est une dimension essentielle, incontournable de sa pensée. En tout cas, c’est ce qui m’est arrivé[17]. » Abensour voit dans Totalité et infini l’utopie apparaître comme une sortie de l’immanence, de l’essence, de l’être. Les transcender véritablement, c’est ne pas chercher à y revenir (p. 49). L’utopie n’appelle pas une réalisation, un plan. Elle n’est pas inachevée, mais plutôt excentricité, sortie de soi, décentrement de soi.

Dans Le Temps et l’Autre[18] de Levinas, Abensour trouve une utopie qui « est rencontre de l’altérité de l’autre homme, dans la dissymétrie de la rencontre — l’autre nu, dans le dénuement plus haut que moi — l’utopie est déjà à l’épreuve de l’altérité, d’une extériorité radicale, est déjà subjectivité élue dans la passivité plus passive que toute passivité, l’utopie est déjà dessaisissement » (p. 55). Elle est désintéressement, dénivellement de l’humain, contre la primauté de sa propre vie. Elle est souci de l’autre, établissement d’un rapport de verticalité où autrui prime. Ce qui rend utopique la rencontre et la proximité telles que les définit Levinas, c’est la sortie de l’élément de l’être et du savoir, la rupture avec les discours ontologique et épistémologique. Il en fait une prise sans maîtrise sur l’être et le savoir, à l’encontre de tout savoir qui donnerait la clé d’une organisation sociale parfaite, à l’encontre de toute acceptation de l’être tel qu’il est.

Levinas, en arrachant l’utopie à l’ordre du savoir, l’assigne à l’ordre de la socialité et avant tout à celui de la proximité. Allons plus loin encore : avec cette coupure entre socialité et proximité, Abensour rappelle cette dimension de l’expérience humaine qui se trouve hors de tout lieu, qui n’est ni socialité ni individualité. Il note chez Levinas « le refus de penser la proximité comme expérience de l’autre, alors qu’il s’agit bien plutôt d’une exposition à l’autre[19]. » La proximité est « une inapaisable inquiétude », un non-lieu, une non-indifférence, une solidarité, une « instauration du l’un-pour-l’autre[20] », qui précède la conscience, qui est le lieu non-lieu de la subjectivité.

En se tournant de la sorte vers la proximité sans chercher à en développer un savoir, mais plutôt à y trouver une manière d’être pour autrui et de s’exposer à autrui, Levinas inventerait un geste spéculatif qui permet de nouvelles utopies en excès de toute idéologie, qui invite à une rupture (p. 57). Abensour explique ainsi la portée de l’utopie selon Levinas : « Je ne crois pas que l’on puisse y reconnaître une proposition inatteignable, et ce, d’autant moins que cette idée d’inatteignable, d’inaccessible frôle de bien trop près l’identification commune et conservatrice entre l’utopie et l’impossible. Donc plutôt la promesse qui aurait la vertu de nous inviter à penser autrement la constitution et l’origine de l’État[21]. »

Il trouve, dès Totalité et infini, une politique, différente de l’éthique et non subordonnée à celle-ci : l’utopie permet une autre subjectivité, en appelant à se décrocher de la conservation de soi afin de se voir responsable pour autrui (p. 54). Cette suspension du conatus, de la persévérance dans l’être qui justifie tout dans le cadre hobbesien (p. 47) rappelle que l’angoisse de la mort n’est pas première, même si elle demeure présente dans toute vie humaine, même si la guerre, la violence, le génocide demeurent toujours possibles.

La distinction entre la politique et l’éthique chez Levinas découlerait selon Abensour de ce que l’État et les arrangements sociaux trouvent leur origine dans la rencontre, qui relève de l’éthique et les précède. Les institutions que nous nommons « État » auraient ainsi pour raison d’être non pas de nous protéger les un·e·s des autres, mais bien de limiter notre responsabilité pour autrui. Il s’agit bien d’un autre élément, ici pour la politique : la responsabilité pour autrui n’est pas la sociabilité, et il s’agit de quitter le terrain de la controverse moderne entre animosité et sociabilité, guerre ou harmonie première, Hobbes et Locke ou Pufendorf et Rousseau. Le geste utopique suppose de sortir de cette compréhension de nos relations comme formant une nature humaine pour se déplacer vers le lieu des relations humaines qui précèdent toute guerre comme toute entente. La politique serait, alors, non pas une continuation de la guerre, mais une continuation de la relation éthique. Abensour explique ainsi que la responsabilité pour autrui telle que l’envisage Levinas est si grande qu’une limite doit lui être apportée.

Ce revirement de l’hypothèse quant à l’origine de l’État constitue ce qu’Abensour nomme un « contre-Hobbes », à la suite d’une interprétation semblable de la pensée de l’anthropologue Pierre Clastres. « Un contre-Hobbes », explique-t-il ailleurs, « c’est d’abord une attaque frontale lancée contre les présupposés de la philosophie politique[22]. » Il remarque bien qu’Hobbes et Levinas pensent tous deux à partir de la possibilité du meurtre. Tandis que celle-ci est première pour Hobbes, source de l’égalité dans la capacité de s’entre-tuer, pour Levinas elle suit la rencontre et est une réponse à la vulnérabilité d’autrui, la décision de se détourner de son appel à la responsabilité. Levinas n’oppose pas une sociabilité paisible à l’état de guerre de Hobbes ; il ne revient pas à un quelconque état de nature fictif et antéhistorique. Au contraire, il s’installe dans un autre registre : nous sommes déjà dans la proximité, dans la relation à l’autre qui interrompt notre autopréservation, notre persévérance dans l’être. Une proximité ainsi vécue (plutôt que comprise) entraîne un autre souci — non pas la crainte de ma seule mort, mais la crainte de la mort d’autrui. Cette reprise du danger auquel l’autre est exposée crée en nous une responsabilité infinie pour elle. Elle exige l’arrivée d’un tiers, de l’État, non pas comme instance verticale et dominante, mais comme limitation de l’infini de ma responsabilité, reprise de cette responsabilité. Ces deux craintes ne se rejoignent pas, mais coexistent — autre critique de Heidegger, comme le fait remarquer Abensour (p. 171).

Abensour nomme « extravagante hypothèse » l’idée que la guerre ne serait pas première : si l’être n’est pas premier pour nous, si le besoin de sortie, d’évasion de l’être est premier, alors la persévérance dans l’être, la préservation de soi, « la tâche d’être[23] », le conatus, ne peuvent être premiers dans notre relation à autrui. Dès lors, ce qui vient d’abord est la paix. Le visage de l’autre effectue une percée dans le monde, dans l’être, ouvre une autre dimension. Sa vulnérabilité appelle à s’exposer aussi à l’autre et à se montrer mutuellement responsables. Se détourner du visage d’autrui, c’est plutôt ouvrir la possibilité du meurtre, de la tyrannie. Certes, il y a rapport de forces ; certes, il y a la violence et des meurtres en série. Mais l’apparition du visage de l’autre ouvre une brèche et nous montre ce qu’une autre relation peut encore être, laisse entrevoir cette réciprocité primordiale.

De là vient une interrogation : comment trouver la violence qui permettra d’abolir la violence[24] ? Comment résister au mal, comment lutter contre la violence, sans pour autant instituer un nouveau mal, une nouvelle violence ? Abensour trouve un début de réponse dans la fin de l’État que dessine Levinas : puisque l’État est là pour reprendre une part de la responsabilité pour autrui, il demeure toujours possible de se révolter contre l’État au nom de cette responsabilité, de reprendre cette responsabilité pour soi. De cette lecture de Levinas pourrait découler le besoin de pallier les manquements de l’État, de combattre ce dont l’État se montre complice, ces violences que l’État permet tacitement ou explicitement, en plus de combattre les violences menées par l’État lui-même.

Levinas offre par ailleurs deux critères au jugement quant aux formes de l’État, qui pourraient s’appliquer tout autant à d’autres institutions, comme l’explique Abensour : « d’une part, la forme étatique est-elle ou non dans la continuité de l’intrigue originelle ? de l’autre, cette forme est-elle de nature à permettre d’atteindre la fin poursuivie, à savoir, la justice ? » (p. 175) Cette nouvelle articulation de l’éthique et de la politique fait que l’État ne peut être au-dessus de tout — ni être total, puisqu’il ne suffit pas à lui seul à répondre à la responsabilité pour autrui.

L’État de la responsabilité qu’appellent Levinas, et Abensour avec lui, cherche la mesure, est décentré par son au-delà — le monde futur, le monde qui vient, l’utopie[25]. De la sorte, explique Abensour, « le choix entre les deux hypothèses n’est donc pas indifférent, il détermine des formes d’État à l’opposé l’une de l’autre ; la première persévérant dans sa nature étatique, s’y cramponnant au point d’engendrer le réalisme et le mythe de l’État, horizon indépassable ; la seconde prenant déjà suffisamment de distance pour garder ouverte la possibilité d’accomplir un pas au-delà, vers l’u-topie » (p. 86-87). La première se préoccupe de sa légitimité interne, tout menacé qu’est l’État qui s’en réclame par la violence qu’il applique. L’autre se préoccupe de ce qui la dépasse, l’État visant une justice plus haute que lui. Unité contre pluralité, administration des intérêts contre reconnaissance des conflits.

Levinas refuse tout de même la primauté à la politique et, selon Abensour, lui amène une plus grande dignité en la relativisant et en lui faisant servir la relation éthique. Tous deux mettent l’État en question par sa relation à ce qu’il n’est pas, à ce qu’il ne peut contenir — la relation éthique qui le précède, la justice qui ne peut avoir lieu en son sein, les conflits qui le dépassent et demeurent inévitables. Abensour met par conséquent l’accent sur la pensée d’« un autrement que l’État » (p. 98). L’État pourrait être un tiers, celui qui se devine dans le visage de l’autre, celui qui rétablit une distance avec autrui au moment de la plus grande proximité, liant responsabilité et justice, liant ce qui est appelé et demeure infini et ce qui peut être attendu et atteint. L’État comme médiation, non pas en surplomb, mais entre les membres de la communauté humaine, est un espace de rencontre et de distance, un espace où se détacher du prochain et atteindre un autre prochain, se rapprocher de ces personnes qui sont lointaines. Abensour avoue : « Étrange forme d’État qui n’atteint sa légitimité que dans la mesure où elle demeure toujours en prise avec ce qui la dépasse, où elle laisse audible la voix venue de très loin — diachronie qui la décentre et effectue comme une dégravitation permanente » (p. 101). Elle rappelle ainsi toujours à la responsabilité pour autrui en lui ouvrant un espace fini, limité, reconnaissant à la fois son caractère infini.

Utopie contre l’État et anarchie

Dans son usage du concept d’anarchie, Levinas dépasse également le domaine politique. C’est pour cette raison qu’Abensour loge l’anarchie entre la politique — où elle est anarchisme, engagement idéologique contre l’autorité et contre l’État comme forme politique — et la métapolitique — où elle émerge de la proximité à autrui, sans pour autant demeurer dans ce seul registre. Abensour utilise l’expression métapolitique par emprunt à Heidegger, pour signifier le mouvement de détournement vers autre chose, le mouvement hors, le mouvement de sortie au-delà. L’anarchie est avant tout commencement ou principe (arché), elle ouvre un espace de questionnement des principes, mais n’en commence pas moins au coeur de la politique puisqu’elle cherche à en sortir. Sortie de la politique, elle retrouve la rencontre éthique et l’impossibilité de s’appuyer sur un engagement préalable.

Abensour trouve dans le rapport de Levinas à l’anarchie une « signification anarchique de la proximité » (p. 248) : la relation de proximité à autrui est incommensurable, irréversible, asymétrique ; elle est dérangement du cours habituel de la vie, des attentes, des engagements. Il trouve également une dimension anarchique de la subjectivité, qui se trouve au-delà de la conscience, au-delà de son opération de ramener l’autre au même, le nouveau au déjà connu, à l’opération de connaissance et d’ordonnance. Et en politique, il relie pluralité et multiplicité : après la rencontre d’autrui, il ne peut pas y avoir simplement multiplicité désordonnée, ni une organisation ou un ordre imposé à la multiplicité, seulement un arrangement qui maintient dans la pluralité quelque chose du divers de la multiplicité. Nous ne vivons pas dans le désordre, mais nous pouvons nous ouvrir à ces dérangements, propres à la relation de proximité qui « échappe à toute intentionnalité et à tout engagement » (p. 250). Nous sommes renvoyés par elle à un espace et un temps hors du commencement, avant toute initiative, hors de l’ordre, mais qui ne sont pas désordre.

L’anarchie, puisqu’elle est mouvement, permet à Abensour de faire référence à deux sorties. La relation de proximité nous amène en deçà de la politique, vers ce qui précède historiquement et intentionnellement ses commencements. Le détournement des principes, de l’État, de la souveraineté, nous amène au-delà de la politique, des engagements, du pouvoir. C’est ce que permet l’extravagante hypothèse, qui place la proximité comme situation (et non comme principe) d’origine de l’État, comme intrigue originelle de la responsabilité pour autrui, de la substitution d’autrui à soi-même comme foyer du souci. Ce qui permet d’évaluer l’État et la politique : « D’une part, la forme de coexistence humaine qu’institue l’État qui règne est-elle ou non dans la continuité de l’intrigue originelle ? D’autre part, cette forme est-elle de nature de permettre d’accéder à la fin qui l’anime, à savoir, la justice ? » (p. 258) L’État s’en trouve décentré, entre un en deçà (l’intrigue originelle) et un au-delà (le but, la justice), donc dépassé de toutes parts, incapable de se totaliser.

Prenant ainsi acte de l’éthique et de la métaphysique, Abensour fait ressortir un noyau spécifique à la philosophie politique d’Emmanuel Levinas : l’État de la justice qui découle de la responsabilité pour autrui, de la générosité, en reprenant le mouvement afin de les limiter dans la relation de proximité. Sans fondement, cet État se voit donner naissance par la rencontre, n’est jamais entièrement né ; un retour à cette source sans cesse renouvelée et qui n’est donc pas commencement permettra toujours une critique, une restructuration, une renaissance. Il n’intervient pas entre les personnes, mais leur permet d’introduire de la mesure dans leur relation démesurée, fournit un terrain où la réciprocité devient possible. Ce terrain est utopique, dirons-nous pour résumer la synthèse qu’opère le texte « L’État de justice chez Levinas » : il est terrain d’un mouvement en deçà et au-delà de la politique et de lui-même, décentré donc, réduit, limité ; à la fois porteur de davantage que lui-même, « gros d’un plus, ou d’un surplus qui le dépasse, d’horizons inconnus qu’il revient à l’analyse phénoménologique de faire ressurgir et de mettre en scène » (p. 294).

Quelles proximités ?

Notons dans l’oeuvre de Levinas — je pense avant tout à Totalité et infini — ces passages sur le féminin qui s’articulent difficilement à l’humain et remettent en question l’universalité implicite de la rencontre et de la proximité. Prenons deux passages du livre. D’abord : « La femme est la condition du recueillement, de l’intériorité de la Maison et de l’habitation[26]. » Elle est liée à la familiarité plutôt qu’au visage, elle est hors de la dimension de hauteur ; dans la femme, la pleine personnalité humaine « peut précisément se réserver pour ouvrir la dimension de l’intériorité[27] ». Ce qui est une défaillance dans l’être, que Levinas décrit comme délicieuse, un secret dans l’être. Ensuite, au-delà de la fragilité et de la vulnérabilité d’autrui, celles de la femme sont extrêmes, « sur la limite de l’être et du ne pas être, comme une douce chaleur où l’être se dissipe en rayonnement[28]. » La féminité est fuite hors de l’être, étrangeté au monde qui est « trop grossier et trop blessant[29] ». Elle est ce qui est essentiellement caché. Différence éthique donc de l’humain (renvoyé au masculin) et du féminin, qui viendrait d’un endroit secret, plus lointain que le visage, hors de la signification, « poids de non-signifiance, plus lourd que le poids du réel informe »,[30] faiblesse. La rencontre de la femme renverrait de la même manière à une différence de relation avec l’être, donc à une essence de la féminité.

Devant cette distinction opérée entre le masculin universel, non qualifié, et le féminin, au mieux qualification de l’humain mais sans doute au moins aussi autre chose qu’humain, nous voyons que si Levinas parle de rapport à l’autre homme, ce n’est que l’autre homme, au masculin, ce qui nous ramène finalement au Même plutôt qu’à l’autre[31]. Aucune idée ici de ce que la relation d’une femme à une autre femme pourrait être, ou du sens que la relation avec un homme aurait pour une femme — et difficile de penser hors de cette opposition binaire. Que vaut alors toute cette philosophie de la rencontre, toute cette phénoménologie de la proximité, s’il s’avère qu’elle ne vaut que pour la rencontre de l’autre homme, s’il ne s’agit que d’un humanisme de l’autre homme ? Que dire de l’origine de l’État dans le maintien de ces relations de domination de genre et de sexualité ou dans la limitation de la responsabilité pour autrui là où autrui, où une responsabilité différente, paternelle, semble intervenir dans la relation des hommes aux femmes, qui tiendrait à une faiblesse et à un trouble ? Levinas ne serait-il simplement pas allé assez loin, nous permettant de compléter son geste ? Ou y aurait-il un vide dans l’absence de détermination des déterminations ? Autrement dit, pouvons-nous penser avec Levinas le fait que la relation éthique, la rencontre, la proximité, sont historiquement déterminées et non éternelles, et différenciées selon les structures sociales et les systèmes de domination comme le cishétéropatriarcat ou le colonialisme ?

Cet empêchement dans l’oeuvre de Levinas se retrouve aussi chez Abensour, pour qui les rencontres véritables, les proximités littéraires, cet espace qu’il nomme après Levinas « l’utopie des livres », ont lieu avec des hommes européens (hormis avec Arendt, qui pourtant refusait de se laisser voir comme une femme, comme une penseuse politique, et a par ailleurs déployé un racisme sans complexes dans sa réaction aux mouvements politiques afro-américains, pour ne se limiter qu’à cet exemple). De ce fait, les proximités qu’il explore et les constellations d’idées qu’il retrace reflètent une variété d’expériences et de désirs qui demeure circonscrite, limitée, eu égard à la pluralité beaucoup plus vaste des sociétés humaines. Pour véritablement explorer la proximité, l’humain, un autre geste phénoménologique pourra être poursuivi — celui de la variation. Non pas la variation imaginaire de Husserl, puisqu’il n’existe nul besoin d’imaginer ce qui s’écrit et se prononce sans cesse, mais est mis à l’écart et passé sous silence. Plutôt une variation relationnelle, un retournement vers un être en relation auquel on n’a pas été habitué, tel qu’il est décrit par ceuxes d’avec qui on a été coupé par les ségrégations sociales et les structures de domination. Il ne s’agirait pas alors de déplacer ces limites de nos relations, ni d’en changer la nature, mais de penser à partir d’un autrement qu’entre-soi.

De même, l’attention portée à l’État et à son potentiel totalitaire est certes nécessaire, mais laisse de côté les autres institutions qui maintiennent la domination. Institutions que les utopies ont par ailleurs cherché à refaire ou à éliminer, à commencer par la famille et la propriété (qui à l’époque de bon nombre d’utopies incluait la propriété d’êtres humains). La domination et l’État, la violence et même le génocide demeurent fort abstraits dans ce volume, comme dans l’oeuvre plus large d’Abensour — faute peut-être de se tourner vers des expériences concrètes, de faire commencer la phénoménologie là où elle peut s’ancrer le plus fermement : dans l’expérience quotidienne de la catastrophe, de la domination, du mouvement pour l’émancipation, de la solidarité, quotidienneté qu’il s’agira évidemment de quitter pour trouver ce qui se trouve en deçà et au-delà.

Il reste néanmoins le geste : l’autrement que savoir et l’autrement qu’être que développe Levinas et, après lui, Abensour, l’autrement que l’État, l’autrement que l’ordre. Rappelons la tâche : saisir la configuration singulière de notre aujourd’hui et mesurer « en fonction de cet aujourd’hui quels sont les choix que nous ferons, les positions que nous défendrons jusqu’à la polémique, s’il le faut » (p. 191). Rappelons le moyen de cette tâche, trouvée dans l’explication de la phénoménologie politique de Levinas qu’Abensour amène au jour : « Plutôt que de s’attacher à des représentations, à des éléments doctrinaux, le phénoménologue se donnera pour tâche, ces intentionnalités une fois dégagées, d’expliciter ce qui y est implicite » (p. 110). La tendance d’Abensour à laisser de côté son propre aujourd’hui dans ses écrits n’a pas à invalider cette tâche et ce moyen, si ceux-ci nous permettent de mieux approcher le nôtre.

Et cet aujourd’hui est défini politiquement dans les derniers jours de la rédaction de ce texte par une occupation de la ville d’Ottawa au nom d’une supposée liberté de refuser toute solidarité ; par la découverte de cinquante-quatre nouvelles tombes anonymes aux sites d’anciens pensionnats autochtones, cette fois dans la réserve de Keeseekoose ; par la mort de Latjor Tuel aux mains de la police de Calgary ; par la persécution des personnes transgenres qui se voit le mieux au Texas ; ou encore par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dont l’énormité ne fait que commencer à se laisser sentir — tout autant que par les mouvements de résistance et de solidarité qui s’opposent à ces formes de domination.