Deux langages se font concurrence en Occident depuis le xviiie siècle pour décrire et comprendre l’ensemble des manifestations de l’existence humaine : celui de la science et celui de la littérature. Leurs relations complexes seraient même l’un des traits importants de la modernité, selon l’historien des idées et critique littéraire genevois Jean Starobinski, auteur d’ouvrages importants, dont un très célèbre consacré à Rousseau : La transparence et l’obstacle. C’est ce que s’emploie à montrer Aldo Trucchio dans une analyse très fouillée de cette oeuvre imposante et foisonnante. Pour Starobinski, comme le rappelle Trucchio, le langage scientifique se caractérise par le découpage et la fragmentation de l’objet, la quantification et la mesure, son caractère anonyme et dépersonnalisé. S’il traduit une compréhension particulière du monde, il vise aussi une manipulation efficace du réel. Le langage poétique, en revanche, est plus difficile à cerner, ses contours sont plus flous. Il aspire à une saisie plus large de l’expérience, son domaine est celui des qualités sensibles, des sentiments et de la perception spontanée. Il ne quantifie pas et il transmet une voix singulière. Sa visée est davantage de nature expressive. Le langage poétique chez Starobinski inclut la littérature, les arts, un certain discours philosophique et même la psychanalyse, dans la mesure où elle est déchiffrement des signes et mise en récit d’une expérience unique. Ces deux langages se sont définis et construits très largement en s’opposant l’un à l’autre, soutient Starobinski. Le langage scientifique a cherché à se libérer des préjugés et des illusions de l’expérience sensible. Mais la tendance de la science à occuper progressivement la totalité des manifestations de l’existence humaine a provoqué une réaction des arts et de la littérature, les poussant à investir le domaine de la subjectivité ou de l’intériorité, et ainsi à changer d’orientation ou de vocation à partir du xixe siècle. Les relations entre ces deux langages ont pris de multiples formes : tantôt la compétition et la critique dans le compte rendu de l’expérience individuelle, tantôt l’échange de métaphores ou d’images dans la description de la perception ou la recherche d’une théorie englobante de l’expérience humaine. Ce que les travaux de Starobinski mettent principalement en évidence est la manière dont l’importance grandissante de la science dans la connaissance et la maîtrise du monde a eu pour effet — paradoxal au premier abord — d’étendre les « virtualités créatives des langages artistiques » (p. 13). Le langage scientifique en cernant son objet a libéré un très large domaine d’investigation pour les arts et la littérature. C’est principalement sur la médecine et la psychiatrie, comme le souligne Trucchio, qu’ont porté les travaux de Starobinski touchant la relation entre les deux langages — avec quelques incursions en physique et en chimie ou encore dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Science et littérature ont rivalisé autour de la maladie pour rendre compte de ses manifestations et de ses causes, jusqu’à la sensibilité du malade. L’étude de la cénesthésie, de la psychosomatique ou des théories des passions est particulièrement révélatrice à cet égard. On peut y voir comment la science s’empare d’une réalité, mais également comment la littérature récupère ce que la médecine laisse de côté, ou encore s’empare du langage médical, mais pour dire autre chose de la vie psychique et somatique. La mélancolie, à laquelle Starobinski a consacré de nombreuses études (réunies dans L’encre de la mélancolie, Seuil, 2012), illustre bien comment le langage poétique et le langage scientifique se sont mutuellement nourris, avant de se séparer. Ancienne pathologie reconnue par la médecine, devenue ensuite thème littéraire, elle a suscité une vaste littérature au …
Aldo Trucchio, Les deux langages de la modernité. Jean Starobinski entre littérature et science, Lausanne, Éditions BHMS, « Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé », 2021, 242 pages[Record]
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Éric Gagnon
VITAM-Centre de recherche en santé durable