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Le réalisme ne se défend pas facilement. C’est l’un de ses paradoxes. Longtemps, le principal appui sur lequel il se tenait semblait contenu dans cette anecdote de Diogène de Sinope : alors qu’il assistait à une leçon de Zénon d’Élée, qui niait le mouvement, Diogène se leva et se mit à marcher. Aussi mordante que le réel, cette réplique se passe de mots. Oui, mais c’est là tout le problème : le réel est patent, on s’en doute bien, en deçà de nos théories, mais personne ne peut le prouver ni le montrer tel qu’il est indépendamment de nos perspectives. On peut pointer en sa direction par différents moyens, en usant de critères quantifiables (souvent mathématiques) pour déjouer nos biais cognitifs, par exemple, mais le point de vue purement impartial nous échappe immanquablement. Comment pourrait-il en être autrement ?
La réponse la plus sage à ce problème insoluble pourrait bien être une constante de la pensée québécoise, selon ce que nous apprend le plus récent ouvrage de Pierre-Alexandre Fradet, Le désir du réel dans la philosophie québécoise, un recueil de cinq études portant sur Charles De Koninck, Thomas De Koninck, Jacques Lavigne, Charles Taylor et Jean Grondin.
Si l’on simplifie le fil conducteur de cet essai postdoctoral à l’une de ses racines élémentaires, on y trouve une charge à l’encontre de l’esprit relativiste de notre temps, esprit qui se manifeste aussi bien aujourd’hui dans l’attitude du chacun pour soi (puisque tout le monde a droit à son opinion) ou dans l’évitement du dialogue (puisque tout le monde a raison), que dans l’idée que tout dépend toujours du point de vue où l’on se place (perspectivisme, constructivisme, historicisme, corrélationisme, etc.). Dire que le relativisme est un mauvais esprit masquerait les avancées indéniables qu’on lui doit, autant en éthique qu’en science. Car c’est un progrès de savoir que la manière d’observer un phénomène influence les conclusions mêmes des observations. C’est un gain pour l’histoire humaine d’admettre que des conceptions différentes de la vie et du « bien » peuvent exister simultanément et se valoir, même si leur proximité engendre parfois des conflits. Peut-on le reconnaître sans perdre de vue que la réalité existe aussi indépendamment de nos points de vue ?
Le réel à l’horizon
Sans nier l’incontournable relativité de notre accès au réel, Pierre-Alexandre Fradet nous montre que les cinq philosophes québécois qu’il a analysés attirent également notre attention vers les signes déchiffrables d’un « absolu » ou d’un « horizon de précompréhension » (p. 151) pour le dire avec Taylor, qui tiendrait notamment à des constantes du réel lui-même, et qui motive toutes nos recherches. « [T]out discours suppose une ontologie minimale » (p. 189), mentionne l’auteur. L’oublier, c’est occulter le fait « que la raison humaine, tant celle du scientifique que celle du commun des mortels, désire puissamment connaître et dire le monde lui-même » (p. 189). Certes, la connaissance parfaite du monde n’est qu’un idéal inatteignable, mais concrètement, la connaissance demeure « sans cesse extensible et se révèle en mesure de sonder des parts de l’absolu » (p. 190).
Cette position philosophique, défendue de diverses façons par les penseurs québécois, anticipe à bien des égards la mouvance actuelle du « nouveau réalisme » et plus particulièrement celle du « réalisme spéculatif » dont les principaux représentants sont Quentin Meillassoux, Graham Harman, Iain Hamilton Grant et Ray Brassier. Le parallèle ne se réduit d’ailleurs pas à l’insistance commune « de parvenir à départager le réel et la fiction, ce que bon nombre de philosophes font déjà à loisir. À l’instar des réalistes spéculatifs, et souvent bien avant eux, les “réalistes québécois” font quelquefois signe vers la possibilité de palper l’en-soi lui-même, c’est-à-dire ce qui est en dehors de toute forme de subjectivité et d’attentes corruptrices, ce qui existe dans un monde en tout point irréductible au nôtre. Ils font donc un grand pas en direction d’un Dehors radicalement étranger à l’humain : au lieu de le reléguer dans la sphère mystique ou le champ indicible du Tout-Autre, ils suggèrent qu’on peut entretenir un certain rapport avec lui » (p. 20-21).
Le réel serait ainsi appréhendé à l’horizon de toutes nos discussions intelligentes. La relativité même de nos points de vue le présupposerait paradoxalement, car autrement, nous parlerions du réel sans conflit. Réduire le monde à ce qu’il est pour nous, comme le fait aujourd’hui un certain esprit relativiste, en insistant « volontiers sur l’aspect construit et médiatisé du savoir » (p. 18), en révèle peut-être davantage sur l’état de difficulté et de découragement de la connaissance du réel que sur « l’impossibilité présumée de connaître les propriétés de l’en-soi » (p. 189). Car même si nous « ne savons le tout de rien » (p. 190), pour reprendre les termes de Charles De Koninck, il s’en faut parfois de peu pour qu’un élément du réel bouleverse entièrement nos vies : « en chacun de nous subsiste l’intention d’atteindre les choses mêmes, que nous pressentons à toute heure et dont la connaissance au moins approximative peut suffire à nous faire réviser nos plus intimes convictions » (p. 182), conclura l’auteur à propos, cette fois, de l’herméneutique de Jean Grondin.
Il faut impérativement revenir à la distinction établie par les Grecs entre l’intelligence (noûs) et la raison (logos), comme nous le rappelle Pierre-Alexandre Fradet dans son étude sur Thomas De Koninck : « Faire preuve d’intelligence, […] ce n’est pas enchaîner avec une “logique impeccable” un ensemble de démonstrations, mais se laisser imprégner de la réalité même et rester attentif à ce qu’elle impose comme jugement ou comportement » (p. 74). Le désir du réel mobilise l’être en entier, pas seulement la raison. La prise de conscience de la réalité est d’ailleurs vécue, le plus souvent, comme une « intuition soudaine » (p. 73) où l’on « se laisse illuminer par une évidence immédiate et [où l’on] est appelé à revoir son jugement sur une base objective » (p. 75). L’intelligence naît toujours d’un « contact avec la réalité, au-delà de toute activité démonstrative » (p. 75).
Naturellement, la prétention à la réalité demeure aussi un danger dont les philosophes québécois, soutient l’auteur, se sont en général bien gardés : passer de la connaissance objective à une idéologie « qu’on voudrait imposer à tout le monde » (p. 84) implique forcément une restriction du dialogue qui ne peut que nuire à l’intelligence. « [C]onsentir au réel, comme l’écrit Jacques Lavigne, ce n’est pas s’arrêter comme lorsqu’on va au spectacle. Ce n’est pas cesser d’imaginer et de construire, mais reprendre ces opérations sur les choses » (p. 9). Le désir du réel suppose ainsi une ouverture et un engagement de tous les instants. Il faut humblement accepter de reprendre sans cesse le dialogue rompu entre les êtres et avec le monde, tout en admettant que ce dialogue n’épuise pas le réel.
Doxographies
Au fond, l’auteur se demande dans chaque étude comment ces philosophes prétendent rejoindre le réel, comment ils défendent leur position réaliste. Chez Charles De Koninck, par exemple, il repère un rejet clair de l’anthropomorphisme dans sa philosophie des sciences. De Koninck s’en prend en effet, en particulier dans son livre L’Univers creux, « à ceux qui réduisent la nature à un ensemble de constructions mentales » (p. 43). Il ne s’agit pas de « confondre l’abstraction mathématique avec le monde lui-même » (p. 43), mais de comprendre ce qu’implique indirectement le fait de savoir, comme nous le savons parfaitement, que nous imposons aux objets connus « des limitations qui proviennent de notre manière à nous de connaître » (p. 45) : cela implique justement que nous pouvons « transcender ces limites » (p. 44). Notre intelligence, en effet, n’ignore pas ses limites, elle les surmonte juste assez pour « distinguer entre l’en-soi et le pour-nous » (p. 44), c’est-à-dire entre « les propriétés des choses réelles » (p. 50) et « l’intersubjectivité » (p. 50). Nous sommes ainsi en mesure, selon De Koninck, de dépasser la « finitude de nos concepts » (p. 45). L’illustration que nous en donne l’auteur, par la présentation des arguments de la thèse de Charles De Koninck portant sur la philosophie d’Eddington (en particulier son « indéterminisme objectif » (p. 60)), est d’autant plus pertinente qu’elle montre une « convergence avec Meillassoux » (p. 60) qui, « on le sait, défend l’idée selon laquelle le réel est en soi contingent, c’est-à-dire non déterminé par quelque principe de raison » (p. 60).
Nous assistons ensuite, chez Thomas De Koninck, le fils de Charles, à une réhabilitation du « sens commun », non dans son acception objective (« réseau de croyances courantes » (p. 72)), mais subjective (« faculté partagée par tous les sujets connaissants » (p. 72)) et pratique (« geste répandu en communauté » (p. 72)). Quiconque ayant lu l’une ou l’autre des oeuvres de Thomas De Koninck sait pourtant que ce dernier « est bien conscient du conditionnement phénoménologique de la réalité par le sujet » (p. 75), mais il sait aussi que le philosophe refuse de réduire la réalité « à un horizon humain, relatif et conditionné phénoménologiquement » (p. 75). L’un des signes de cette irréductibilité est d’ailleurs qu’il y « a une “résistance” de la réalité elle-même, comme en attestent les multiples occasions où les mots que nous employons ne parviennent pas à dire ce qu’il s’agit pourtant de dire » (p. 76). Le sens commun se présente alors chez le philosophe comme un possible contact avec la « réalité indépendante de nous, le sensible dit par accident » (p. 72) qui nous donne accès au sens et à l’intelligence de « la chose en et pour elle-même » (p. 72).
Dans sa troisième étude portant sur Jacques Lavigne, Pierre-Alexandre Fradet insiste avec raison sur la « perspective d’implication et d’immanence » (p. 92) adoptée par l’auteur de L’inquiétude humaine. En effet, l’inquiétude « correspond plus ou moins chez Lavigne à un constat de carence et d’insuffisance. Elle constitue à la fois un moyen et une fin » (p. 93). Un moyen de « s’ouvrir à autre chose que son horizon étriqué » (p. 93) et une fin, qui définit la vie humaine authentique sans la réduire aux « caprices du moi » (p. 94) ni la laisser s’abîmer « dans le subjectivisme » (p. 94). Mais il y a plus, car Lavigne est aussi l’auteur de L’Objectivité, ses conditions instinctuelles et affectives (1971), un ouvrage en partie « expérimental » (p. 101) dans lequel il formule « sept normes censées dévoiler la “normalité d’un psychisme” et assurer l’objectivité » (p. 101), allant de « la cohérence dans les pensées et les actions » (p. 101) à « l’usage qui est fait du symbolisme » (p. 101), en passant par « le pouvoir de créer et, par conséquent, de rompre les répétitions stériles et névrotiques » (p. 101). L’auteur revient en particulier sur deux normes, celle qui évoque l’usage du symbolisme et celle concernant le pouvoir de créer. Le risque, dans le premier cas, est celui d’un « langage qui tourne à vide. Les excès du tournant linguistique peuvent se sentir ici visés » (p. 101). Le symbolisme auquel les philosophes ont recours ne doit jamais, selon Lavigne, « se substituer à l’être qu’il est censé désigner » (p. 101). Dans le second cas, ce que le philosophe désigne par le terme de « création » (p. 102) renvoie à « la disposition par laquelle on se règle sur le réel mouvant, au lieu d’adhérer par “médiocrité” à l’illusoire stabilité des choses » (p. 102). C’est donc par « l’activité philosophique » (p. 102) à proprement parler, activité à la fois symbolique et créative, et qui vise explicitement « l’autonomie du moi et l’objectivité de la connaissance » (p. 102), que nous pouvons parvenir, selon Lavigne, à « fai[re] prévaloir la réalité sur le préjugé, l’amour sur l’agressivité, l’authentique sur l’inauthentique, l’objectivité sur la subjectivité » (p. 102).
Dans son étude sur Charles Taylor, l’auteur cherche avant tout à montrer que son historicisme est hanté par l’universalisme, autrement dit que « la pensée taylorienne semble effleurer le relativisme tout en parvenant à bien l’éviter » (p. 115). Il examine pour cela, en particulier, les arguments de Retrieving realism (2015), où Taylor « semble plutôt tiraillé, pour ne pas dire écartelé, entre deux tentations difficilement réconciliables liées tantôt au désir d’admettre l’existence de médiations, tantôt au désir d’immédiateté » (p. 117). Deux idées font néanmoins pencher la balance en faveur du réalisme chez Taylor : la possibilité chez lui, dans un premier temps, « de comparer des paradigmes et d’évaluer la supériorité au moins partielle de l’un sur l’autre, même lorsque ceux-ci ne présentent aucun accord de fond — explicite ou implicite » (p. 119). Dans un second temps, on trouve dans les oeuvres de Taylor, nous dit l’auteur, une éthique de l’authenticité nettement irréductible « à un subjectivisme en vogue » (p. 119).
Enfin, dans son étude sur Jean Grondin, l’auteur montre que l’herméneutique développée par ce dernier, « loin d’exclure toute réflexion sur l’être, présuppose et même appelle ce type de réflexion » (p. 156). Pour Grondin, en effet, « le langage, la culture, l’histoire et le regard ne sont pas des empêchements, mais des voies d’accès qui nous aident à comprendre les choses (ils peuvent aussi nous tromper, l’erreur étant humaine, mais cette formule présuppose à son tour que l’adéquation à la chose, ou la vérité, est possible) » (p. 162). Il s’agit, à bien des égards, de l’argument des implications qu’on retrouvait déjà dans l’oeuvre de Jacques Lavigne. Chez Grondin, toutefois, « cette attention à la vérité va de pair […] avec une roborative critique du nominalisme et du constructivisme » (p. 163).
Un dernier point doit être ajouté, puisqu’il est relevé par l’auteur chez les cinq philosophes québécois qu’il a rassemblés : en effet, « à la différence de bon nombre de philosophes des xxe et xxie siècles, les De Koninck, Lavigne, Taylor et Grondin figurent parmi ceux qui ne renient pas l’héritage de la religion en matière intellectuelle » (p. 14). Certains « contenus de croyance » (p. 15) peuvent selon eux « éclairer ce que la raison demeure incapable de sonder » (p. 15), notamment « au sujet de l’absolu » (p. 14). Il n’y a donc aucune raison de se fermer catégoriquement à ces contenus qui sont tous au moins traduisibles sémantiquement pour des non-religieux : « les traditions religieuses renferment des contenus sémantiques de nature morale sous forme d’images, d’intuitions, d’idées, etc. Étant moraux, ces éléments peuvent recevoir un écho universel » (p. 212).
L’implication morale du réalisme
L’intérêt du livre de Pierre-Alexandre Fradet est multiple. Déjà, le fait d’aborder des philosophes québécois donne à cette publication un caractère d’exception. La qualité du livre repose cependant sur une lecture attentive et une connaissance approfondie des cinq philosophes. De les avoir réunis autour de la question du réel, « question immense et millénaire, mais dont l’actualité est persistante » (p. 22), nous paraît un choix judicieux. Car même si leur « commun intérêt pour la question du réel ne les amène pas à former ce que l’on pourrait appeler un courant, une mouvance ou même quelque nébuleuse » (p. 13), l’exposé que nous en donne l’auteur met en évidence l’implication morale qui les réunit : le réalisme défendu ici se veut porteur d’une « injonction d’humilité » (p. 190) ; il nous rappelle en effet que le réel est minimalement implicite à tous les points de vue qui en débattent, y compris ceux qui insistent sur ce qu’on y injecte de nous-mêmes, les « projections du sujet qui s’y meut : sa volonté de puissance ; ses agressivités ; l’image qu’il se fait de lui-même dont son être véritable n’est que le simulacre » (p. 191), pour le dire dans les termes de Jacques Lavigne.
Se demander parfois si nos discours — même les plus rationnels — n’ont pas soudainement perdu tout contact avec le réel, ce n’est donc pas seulement s’engager dans une démarche épistémologique pour atteindre une position axiologiquement neutre et objective. C’est aussi un appel indirect à la paix (contre la « guerre intellectuelle » (p. 190) chez Taylor, contre l’idéologie imposée chez Thomas De Koninck, notamment). Car il y a une violence indéniable dans certaines formes d’idéalisme qui ne cessent d’augmenter la distorsion du réel. On pense à des idées largement véhiculées sur des sujets d’actualité pour le moins délicats (en éducation, en politique, en environnement, etc.) et qui ont en commun « de croire que l’humain produit librement son monde » (p. 189), que tout peut être autrement au sein du réel. Ce n’est pas toujours le cas. Le réalisme dont l’auteur se fait ici le défenseur par l’entremise de ces cinq philosophes québécois n’implique cependant pas l’acceptation docile du réel tel qu’il nous est donné : il se veut ainsi compatible avec une certaine pensée progressiste, mais souligne la violence qu’il y a à tout refuser, à s’enfoncer dans le déni du réel.