Article body

Introduction

Si on réalise un état des lieux des recherches menées actuellement dans le champ des sciences de l’éducation, on peut se rendre compte que le domaine qui intéresse les pratiques enseignantes est peu étudié, celui qui se focalise sur les pratiques d’enseignement[3] moins encore[4].

On peut noter par exemple que parmi les mots-clés qui caractérisent la 70e section au sein du Conseil national des universités (CNU), les pratiques enseignantes n’apparaissent pas. Les termes cités les plus proches sont didactique des disciplines et bien sûr pédagogie et technologies éducatives. Pour ce qui concerne la pédagogie et en référence à la définition que nous propose Houssaye (1993), « c’est l’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducatives par la même personne, sur la même personne. Le pédagogue est un praticien-théoricien de l’action éducative. Il cherche à conjoindre la théorie et la pratique à partir de sa propre action, à obtenir une conjonction parfaite de l’une et de l’autre, tâche à la fois indispensable et impossible en totalité (sinon il y aurait extinction de la pédagogie) » (p. 14). Si la pédagogie peut être définie comme étant une action réflexive dont la réflexion sur l’action est au service avant tout de l’action, la recherche en sciences de l’éducation, telle que nous la concevons, n’a pas de visée prescriptive, mais bien un objectif de construction de connaissances sur les pratiques d’enseignement. Ceci ne signifie pas que la recherche puisse rester sourde aux demandes et aux besoins des praticiens et au-delà qu’elle ignore la demande sociale. Notre contribution a pour objectif, dans une perspective de description, de compréhension et d’explication, de préciser le cadre d’étude des pratiques d’enseignement en contextes, tout en proposant un exemple illustratif des connaissances construites lors des recherches les plus récentes menées au sein de nos équipes de recherche. Notre démarche n’est ni déductive à proprement parlé ni inductive au sens où nous observerions les pratiques professionnelles des enseignants en dehors de tout cadre théorique de référence. Comme Lerbet (1995) le propose, nous sommes davantage dans une approche abductive qui nous amène à faire l’hypothèse que les constats opérés lors des observations de classe peuvent ne pas être totalement inclus dans la règle ou la théorie générale de référence. Si celles-ci s’imposent, ce ne le serait donc qu’en partie (Talbot, 2012).

La première partie de cet article sera consacrée à l’exploration même des notions de pratiques enseignantes et de pratiques d’enseignement. Dans un deuxième temps, nous prolongerons notre réflexion théorique en proposant un certain nombre de clarifications notionnelles et conceptuelles nécessaires selon nous à l’étude des pratiques d’enseignement en lien avec les apprentissages des élèves. Enfin, dans une troisième partie, nous illustrerons notre démarche en donnant un exemple d’étude réalisée au sein de l’enseignement primaire et secondaire en France.

1. Des pratiques enseignantes aux pratiques d’enseignement constatées

1.1 Qu’est-ce qu’enseigner ?

Une manière de poser un premier cadrage pourrait consister à proposer une définition de l’enseignement ; la chose est loin d’être aisée. Empruntons à Chatel (2002) une première définition : « enseigner, c’est tenter de faire apprendre quelque chose à autrui ».

Lorsque l’on évoque ce que peuvent être les pratiques enseignantes, on en vient à constater que de nombreuses pratiques s’y rattachent. Un enseignant agira dans le cadre de ses pratiques professionnelles de bien des manières en rencontrant les parents, en travaillant avec ses collègues à la conception de projets pédagogiques, en participant à des réunions institutionnelles, … en faisant classe. Nous nous intéressons dans cette contribution aux pratiques d’enseignement, pratiques que déploie un enseignant en situation de « face à face pédagogique », c’est-à-dire lorsqu’il est directement confronté à ses élèves in situ

Nous considérons qu’enseigner « c’est mettre en place des situations didactiques, pédagogiques, matérielles, temporelles, relationnelles, affectives… susceptibles de favoriser l’apprentissage » (Bru, 2001) avec notamment un élément essentiel qui est de proposer une tâche à accomplir aux élèves. Enseigner, ce n’est donc pas seulement transmettre des connaissances (déclaratives), mais c’est aussi mettre en place des situations qui devraient permettre aux élèves de construire des connaissances (procédurales) et des compétences. Ainsi, on peut considérer que les conditions sont favorables à des apprentissages potentiels et qu’elles le sont plus encore lorsque les pratiques des élèves sont dynamisées (médiation) en favorisant leur rencontre avec la tâche, au sens ergonomique du terme[5], grâce à des actions-interactions maître-élève(s) et élève-maître. Nous nous positionnons là clairement dans des perspectives constructiviste et socioconstructiviste.

S’agissant des pratiques d’enseignement, nous faisons nôtre cette assertion de Bronckart (2001) qui appelle à investiguer théoriquement et méthodologiquement «  le statut de l’agir, ses conditions de déploiement et ses conditions d’évaluation-interprétation ».(p. 139). Nous ajoutons à ces éléments la nécessité d’étudier la nature et la force des liens[6] pouvant exister entre les pratiques d’enseignement et les processus d’apprentissage.

L’analyse des pratiques de « formation », pour reprendre très précisément les termes de Bronckart, n’est pas la seule tâche qu’il assigne aux chercheurs en sciences de l’éducation. Il en propose plusieurs dimensions qu’il hiérarchise en trois niveaux :

  • « Le premier est centré sur les objets et les méthodologies d’enseignement (quoi enseigner et comment ?) et il requiert les démarches d’emprunt et d’adaptation-transposition de données issues des sciences traitant, soit des contenus ou des objets, soit des processus psychosociaux d’apprentissage et de développement » (Ibid.). Nous ne retenons pas la dénomination -méthodologie d’enseignement- ; nous partageons les conclusions de M. Bru (1993)[7], qui a bien montré combien la dénomination de « méthode d’enseignement » était problématique. Nous ne conservons que la démarche d’emprunt et d’adaptation-transposition dans le champ de l’éducation à des sciences instituées de longue date, des théories et des concepts qui alimenteraient un travail d’ingénierie didactique. Cette approche applicationniste postule que l’enseignement est une démarche de transmission au regard des connaissances (déclaratives) construites tant en matière d’apprentissage qu’à propos des procédures d’enseignement si on se conforme aux connaissances construites dans les différents champs scientifiques qui permettent d’étudier l’éducation-formation. Il ne peut en être totalement ainsi.

  • « Le deuxième niveau est centré sur les processus d’enseignement-apprentissage tels qu’ils se déroulent réellement sur les terrains de formation. Comment les formateurs agissent-ils effectivement pour former ? Quels sont les problèmes qu’ils rencontrent dans la gestion de leurs pratiques, en fonction de leurs propres représentations des situations, et eu égard aux programmes et aux manuels, aux réactions des apprenants et à celles de l’entour social, familial ou politique ? Qu’est-ce que les formés apprennent réellement et comment le font-ils ? Comment rendre plus adapté et plus efficace l’ensemble de ces processus ? » (Bru, 1993, p. 139). C’est à ce niveau là que se situent nos travaux dans cette contribution. Quelles sont les pratiques d’enseignement en situation d’enseignement et quels sont leurs liens avec les processus d’apprentissage (appréhendés dans la troisième partie de cet article par le statut des élèves) ? Tels sont plus précisément les éléments constitutifs de nos recherches.

  • « Le troisième niveau est celui de la formation des formateurs de terrain. Quels sont les types de savoirs, de compétences qui doivent leur être proposés et comment les introduire pour les rendre aptes à gérer leurs pratiques de manière éclairée et autonome ? » (Ibid.). Ajoutons à la formation des formateurs l’évaluation des praticiens, enseignants et formateurs de formateurs. Ces deux dimensions, évaluation et formation, interpellent la recherche de manière récurrente ; les liens entre recherche et formation sont loin d’être clarifiés[8].

Ces trois niveaux ne sont pas sans relation. Toute connaissance construite à propos de ce que sont les pratiques d’enseignement en contextes intéresse, la formation et l’évaluation des enseignants ainsi que le pilotage du système éducatif. Certaines dimensions évoquées par Bronckart peuvent être qualifiées de fonctionnalistes, pour d’autres, c’est l’intention finalisée qui est centrale et pour d’autres encore, il est question de questionnements qui dépassent la situation d’enseignement-apprentissage stricto sensu.

Notre objectif consiste avant tout à construire une connaissance des situations d’enseignement-apprentissage et en leur sein, d’appréhender ce qu’il en est de l’activité d’enseignement dans ses relations aux apprentissages ; c’est ce que nous nommons les pratiques d’enseignement.

1.2 Pratiques déclarées vs constatées

L’expression pratiques déclarées renvoie, dans nos propos, au discours des enseignants sur leur pratique, à venir ou passée, discours libre ou en réponse à des questions des chercheurs, stimulées par le visionnage de leur propre activité ou pas. Par pratiques déclarées, nous désignons donc le « dire sur le faire » recueilli à travers le discours des enseignants.

Par pratiques constatées, nous désignons la connaissance que nous construisons à partir d’observations des pratiques ou d’activités en contextes, observations effectuées par les chercheurs à l’aide de protocoles et d’instruments clairement explicités. Nous préférons parler de pratiques constatées plutôt que de « pratiques effectives » qui pourraient laisser penser que nous accéderions à la « vérité » des pratiques. Nous nous plaçons là encore dans une épistémologie constructiviste et nous postulons que les théories scientifiques sont créées, inventées, critiquées et anéanties par les chercheurs et ne sont pas le simple enregistrement de faits (Lorenz & Popper, 1990). La science est construction humaine.

Ce distinguo n’a jamais été, une position a priori. Il s’est imposé lorsque l’un de nous a mis à l’épreuve l’hypothèse de travail suivante : les enseignants (n=40) « ne font pas ce qu’ils disent » ou « ne disent pas ce qu’ils font » (Clanet, 1998). Cette présentation quelque peu abrupte visait à mettre à l’épreuve une éventuelle disparité entre ce que les enseignants nous avaient déclaré à propos de leur pratique et ce que nous avions observé de ces mêmes pratiques en classe. D’autres recherches concluent dans le même sens (Talbot, 1997).

Cette préoccupation n’était pas nouvelle et perdure. Dans la conclusion de leur contribution à l’ouvrage « L’analyse des actions et des discours en situation de travail » (Filliettaz & Bronckart, 2005), Bronckart et Machado (2005) se posent la question suivante : « Pourquoi le travail effectif des enseignants… demeure-t-il aussi constamment masqué ? Faut-il y voir, malgré tout, une subsistance de l’idéologie de l’enseignement comme art (à l’abri de toute prescription didactique concrète), ou encore comme le produit d’une volonté de ne pas vouloir voir ce qui se passe réellement en classe ? » (p. 234). Les auteurs dont le travail consistait à mettre en perspective les textes prescriptifs et les représentations des enseignants genevois et brésiliens en viennent à douter de l’intérêt des documents de préfiguration de l’action enseignante dans l’orientation de cette action en contextes.

À ce jour, nous distinguons ces deux aspects des pratiques, issus de deux voies de collecte des informations servant à les caractériser. Au-delà des modes de recueil différents, les contextualités mêmes de ces pratiques sont à distinguer.

1.3 Des contextualités différentes

Nous considérons les situations d’enseignement-apprentissage comme un objet complexe. Une des dimensions importantes de cette complexité concerne la situation (environnement, contexte…)[9] dans ses caractéristiques (pluralité des éléments constitutifs et interactions entre-eux) et surtout dans ses évolutions (historicité des processus). Le poids de la situation dans les pratiques est depuis longtemps attesté. Doyle et Ponder (cités par Crahay, 2002) l’exprimaient ainsi : « En classe, ce n’est pas le maître qui contrôle la situation, mais la situation qui contrôle le maître » (p. 116). Bayer (1979) confirmera cette assertion en précisant que la variabilité comportementale d’un même maître observé dans des situations différentes est plus grande que celle de plusieurs maîtres placés dans une même situation. Crahay (2002) cite  Bertrand et Leclerc (1985) qui « trouvent peu de variables stables bien que les indices de concordance entre codeurs étaient très élevés ; la variabilité inter-situations des conduites d’enseignement ne peut donc être attribuée à des discordances entre observateurs » (p. 116). Il évoque également les travaux de Postlethwaite (1986) qui constate que « pour la plupart des types de comportement de maîtres observés dans la Classroom Environnement Study (une étude internationale menée par l’IEA[10]), 70 % de la variance correspond à de la variabilité intra-maître et 30 % seulement à de la variabilité inter-maître » (Ibid., p. 14). Crahay en vient à la conclusion « qu’il nous faut aujourd’hui faire le deuil d’hypothèses relatives à des styles d’enseignement stables et caractéristiques de certaines personnalités » (Ibid., p. 116)

L’impact du (des) contexte(s) sur les pratiques d’enseignement est donc important, nous sommes vigilants à bien cerner leurs caractéristiques comme leurs évolutions, notamment en ce qui concerne la dimension didactique.

1.4 La réflexivité du praticien

Une autre entrée, non plus centrée sur le contexte des pratiques, mais davantage sur la possible clarté cognitive des choix des acteurs, a ouvert la voie à la conception d’un enseignant pensé comme un praticien réflexif (Schön, 1994). À partir d’une verbalisation, le plus souvent a posteriori, les travaux référés à cette conception tentent de mettre à jour les logiques des pratiques des enseignants en situation d’enseignement-apprentissage.

Dans sa contribution à la note de synthèse «Les stratégies d’enseignement en situation d’interaction », Maurice (2002) rappelle que pour Yinger (1986) « il y a de bonnes raisons de douter de la validité du rappel stimulé comme moyen d’accès aux pensées interactives.  Il montre que le visionnage du film de ses pratiques propose au sujet une nouvelle situation, très différente de la situation vécue. Le sujet n’a pas alors la possibilité de savoir si une de ses pensées est « rappelée par le stimulus » parce qu’encore présente en mémoire[11], ou simplement « reconstruite » grâce à ce nouveau contexte offrant un point de vue inhabituel de ses propres pratiques. Dans l’évènement d’origine, la pensée était au service de l’action, focalisée sur ce qui allait se passer. Par contre, dans le rappel stimulé, les sujets, libérés de cette contrainte, saisissent l’opportunité pour faire leur méta-analyse, en reconstruisant des raisons, des causes, des explications… D’ailleurs, Yinger précise que les enseignants, au cours de ces entretiens semi-directifs, disent parfois « je pense » au lieu de « je pensais ».

Yinger analyse également les types de questions utilisées au cours de ces entretiens. Certaines portent sur les pratiques et les réponses peuvent alors être lues sur la vidéo. D’autres questions cherchent à identifier les raisons, les buts, les intentions, les indicateurs utilisés; y répondre impose l’analyse d’un processus cognitif. Or, citant Shiffrin et Schneider (1977), Yinger note « qu’un des effets de l’expérience de l’enseignant se traduit par une forme d’automatisation, accélérant les processus, mais les rendant inaccessibles à l’aide de verbalisations. La richesse des résultats du rappel stimulé dépendrait alors de l’habileté verbale du sujet, de ses facilités à manipuler des mots. » (Maurice, 2002, p. 36)

Ceci nous conforte dans la distinction que nous faisons entre l’étude des pratiques d’enseignement à partir d’observations in situ et celle à partir de ce que nous dit avoir fait et/ou voulu faire, l’enseignant. Les données recueillies ne renvoient pas au même objet. Dans le cas de l’observation, les éléments recueillis le sont à partir d’un protocole reproductible, dont les dimensions étudiées et les indicateurs qui les opérationnalisent sont définis. La reproductibilité de la démarche doit, au regard de la clarté du protocole, aboutir aux mêmes conclusions. Certes, l’observation en classe bouscule les pratiques d’enseignement, mais elle le fait à chacune des présences de manière comparable (c’est le pari que nous faisons), ce qui nous livre la possibilité d’étudier « sereinement » les permanences (stabilités, invariants) et les changements (variations) dans les éléments de pratiques étudiés. Nous pensons qu’il s’agit davantage d’une rationalisation a posteriori de la part de l’enseignant dans le cas du discours sur les pratiques. Cette rationalisation est référée à d’autres dimensions et n’est pas uniquement centrée sur la seule rationalité de l’action, par exemple, à l’image professionnelle de soi, à la désirabilité sociale, aux attentes de l’institution et de la noosphère, à ce qui est sur le moment d’usage de faire (pour s’y conformer, comme pour le rejeter), au sentiment d’efficacité personnelle (SEP)…

Ce distinguo ne saurait signifier qu’il y aurait une voie royale et unique pour étudier les pratiques d’enseignement, qui serait l’observation et l’étude du discours des enseignants permettant au mieux d’accéder à une autre dimension des pratiques, sa dimension sociocognitive. Si la distinction est nécessaire afin de mieux caractériser les dimensions étudiées, l’étude des relations existantes entre ces deux dimensions est une voie potentiellement riche. Il y a lieu de s’y engager, car c’est notre sentiment, des moments de construction professionnelle comme peuvent l’être les moments de formation initiale et continue, travaillent ces relations entre discours et action, notamment lors de l’analyse des pratiques. Le modèle sociocognitif de Bandura reprend cette idée.

2. Éléments théoriques

2.1 Sociocognition et activités en contextes

En référence à Bandura (1997) et à son modèle triadique réciproque, le fonctionnement humain, comme les pratiques d’enseignement par exemple, est le produit de l’interaction dynamique de trois séries de facteurs : personnels, comportementaux et environnementaux. De fait, A. Bandura utilise le terme de « comportement » que nous remplacerons désormais par la notion d’activité moins connotée d’un point de vue behavioriste (Talbot, 2011).

  • Le pôle concernant la personne : les facteurs qui interviennent peuvent prendre des formes diverses, des évènements concernant le niveau cognitif, émotionnel ou encore biologique, des perceptions personnelles d’efficacité ou encore des réactions affectives. Ajoutons un aspect de la dimension de « la personne », les aspects sociocognitifs dont on peut rendre compte à l’étude des représentations sociales, des représentations professionnelles, du Locus of Control, de l’attribution et/ou du S.E.P. (Sentiment d’efficacité personnelle) ;

  • Le pôle de l’activité[12] concerne les processus d’action effectivement réalisés ;

  • Le pôle environnemental représenté par « les propriétés de l’environnement social et organisationnel, les contraintes qu’il impose, les stimulations qu’il offre et les réactions qu’il entraîne sur les comportements » (Bandura, 2003).

Le modèle que propose Bandura a le mérite de cadrer, certes de façon très générale, l’objet que nous étudions. Il nous permet de distinguer la dimension sociocognitive accessible à partir du discours des sujets, de la dimension de l’activité que nous observons, sans oublier la contextualité (dans ses relations avec les dimensions comportementales et sociocognitive) de l’activité et des facteurs personnels. Un autre de ses mérites est de nous inviter à dépasser une opposition stérile entre une entrée par le discours et une entrée par l’observation pour étudier les pratiques. Dimensions sociocognitives et activités en contextes sont deux facettes des pratiques et, s’il est nécessaire de les étudier distinctement, il nous semble heuristiquement beaucoup plus riche d’en analyser les relations. Nous gardons à l’esprit cette nécessaire convergence des travaux sur les pratiques enseignantes même si nous contribuons à ce jour à mieux connaître les pratiques d’enseignement à partir de leur observation et donc nous centrer plus spécifiquement sur la dimension de l’activité en référence au modèle de Bandura.

2.2 La double stimulation

Une des situations d’enseignement-apprentissage que nous avons observées et étudiées était une situation durant laquelle l’enseignant mettait les élèves de sa classe de cours préparatoire (première année de l’école primaire) face à un texte nouveau pour le lire (le texte n’avait jamais été rencontré, mais comportait une part significative et comparable dans les différentes situations observées, de mots connus). Il était attendu, de la part des élèves, une action (lire à haute voix) que nous avons observée, action faisant écho au phénomène extérieur prenant la forme d’un texte affiché ou écrit au tableau. La situation peut-être lue comme celle d’un rapport stimulus-réponse, le stimulus étant le texte et la réponse, l’activité de lecture de l’élève ; cette activité renvoyant potentiellement à trois actions : l’adressage, l’assemblage et la compréhension[13].

Vygotski (1930/1985, p. 41-42) nous propose d’aller au-delà : « la méthode instrumentale distingue deux rapports possibles entre l’activité et le phénomène externe ; dans un cas, le stimulus assume la fonction de l’objet vers lequel est dirigée la manifestation comportementale de la personne à qui le problème est posé (manifestation comportementale visant à obtenir une solution : se rappeler, comparer, distinguer, évaluer, soupeser quelque chose, etc). Dans l’autre cas, il assume la fonction d’un instrument à l’aide duquel nous contrôlons et réalisons les opérations psychologiques nécessaires pour la réalisation d’un problème (rappel, comparaison, distinction, évaluation et ainsi de suite). Dans chaque cas, la nature psychologique du rapport entre manifestation comportementale et stimulus externe est radicalement différente. Le stimulus détermine, conditionne et organise notre activité d’une manière tout à fait particulière. Dans le premier cas, il serait exact de définir le stimulus comme objet, dans l’autre, au contraire, comme instrument psychologique d’un acte instrumental.  Nous retenons cette proposition de la « co-présence  de deux types de stimuli, l’objet et l’instrument, chacun ayant une fonction qualitative et fonctionnelle différente » (Vygotski, 1930/1985. p. 42). Dans nos analyses des situations de lecture, nous étudions cette double stimulation des élèves dont Rochex (1997) fait la présentation suivante dans sa note de synthèse. Il y évoque « la méthode génétique expérimentale- dite de double stimulation. Celle-ci consiste à proposer des tâches (stimuli-objets) qui se situent un peu au-delà de ses capacités présentes (celles de l’élève) qu’il ne peut donc pas résoudre seul, puis lui fournir des auxiliaires extérieurs (stimuli-instruments ou stimuli-signes) de nature à l’aider dans la réalisation de la tâche… ». À la suite de Vygotski, nous pouvons considérer que l’enseignant propose à ses élèves une tâche à effectuer (lire un texte) qui correspond au stimulus-objet et lorsqu’il soutient leur activité afin qu’ils réussissent cette tâche, il leur propose des stimuli-signes ou stimuli-instruments (notamment des stratégies particulières de lecture).

Ce cadre théorique de la double stimulation nous permet d’appréhender la situation didactique de lecture et d’étudier :

  • la tâche que propose le maître ;

  • les contenus et la fréquence des interventions de l’enseignant auprès de chacun des élèves, interventions dont les contenus, qualitativement et quantitativement, sont les indicateurs des instruments que le maître « encourage » à utiliser.

L’activité de l’enseignant vise les apprentissages des élèves. La tâche que propose le maître (stimulus-objet) et les instruments qui l’accompagnent ne sont pas reçus de la même manière par chacun des élèves de la classe. Nous prenons en compte, dans l’étude des pratiques d’enseignement en vue de l’apprentissage des élèves, la manière dont la tâche est reçue, le degré de difficulté qu’elle représente pour chacun d’eux, l’importance du saut qualitatif qu’elle réclame, l’ampleur de l’apprentissage. Nous appréhendons cette dimension grâce à la distance de la performance attendue (DPA).[14]

Nous reviendrons sur la tâche et la nécessaire prise en compte de sa dimension didactique plus avant. Nous souhaitons toutefois préciser un certain nombre de notions utilisées dans l’étude des pratiques d’enseignement.

2.3 Clarifications notionnelles et conceptuelles

Un certain nombre de notions sont souvent convoquées lorsqu’on traite des pratiques d’enseignement. Est-il important de les distinguer, sont-elles foncièrement différentes les unes des autres ?

2.3.1 La notion d’instrument

Nous utilisons par exemple la notion d’instrument. Pour P. Rabardel (1997), un enseignant propose des instruments (qui sont autant de médiateurs) à ses élèves tout en en utilisant dans son action d’enseignement. Dans une référence aux travaux de Léontiev, Rabardel (1997, p. 37) présente l’instrument ainsi : « L’instrument n’est pas seulement un objet de forme particulière, aux propriétés physiques déterminées, il est surtout un objet social, avec des modalités d’emploi élaborées au cours du travail collectif. Il est porteur des opérations de travail qui sont comme cristallisées en lui ».

Les acteurs d’une situation d’enseignement-apprentissage, qu’il s’agisse de l’enseignant ou de chacun des élèves, utilisent pour diriger leur propre activité comme celle des autres, des instruments qui « … sont des élaborations artificielles ; ils sont sociaux par nature et non pas organiques ou individuels ; ils sont destinés au contrôle des processus du comportement propre ou de celui des autres, tout comme la technique est destinée au contrôle des processus de la nature » (Vygotski, 1930/1985, p. 39). L’auteur soviétique propose quelques exemples : « le langage, les diverses formes de comptage et de calcul, les moyens mnémotechniques, les symboles algébriques, les oeuvres d’art, l’écriture, les schémas, les diagrammes, les cartes, les plans, tous les signes possibles, etc. » (Ibid.).

Si Vygotski s’appuie sur une analogie entre instruments techniques qui permettent d’agir sur la nature et instrument psychologique qui permettent d’agir sur soi et sur les autres, il les distingue fondamentalement : « … par la direction de leur action. Le premier, l’instrument psychique, s’adresse au psychisme et au comportement, tandis que le second, l’instrument technique, tout en constituant aussi un élément intermédiaire entre l’activité de l’homme et l’objet externe, est destiné à obtenir tel ou tel changement dans l’objet même. L’instrument psychologique ne provoque pas de changement dans l’objet ; il tend à exercer une influence sur le psychisme propre (ou celui des autres) ou sur le comportement. Il n’est pas un moyen d’agir sur l’objet. Dans l’acte instrumental se manifeste par conséquent une activité relative à soi-même et non à l’objet. » (Vygotski, 1930/1985, p. 43)

À propos de l’activité « enseignement-apprentissage de la lecture », les actions sensées (Bronckart, 1985) réclament l’utilisation d’instruments psychologiques. Nos travaux ont particulièrement porté sur l’étude des stratégies de lecture privilégiées (adressage, assemblage ou travail sur le sens) qui sont l’objet de l’action-interaction maître-élève(s) et élève-maître.

Rabardel (1997, p.39) donne les précisions suivantes :

  • l’instrument est cette entité médiatrice entre le sujet utilisateur et l’objet sur lequel porte l’action ; il est adapté à la fois à l’objet et au sujet.

  • c’est un moyen d’action. « L’instrument est opératif au sens où il prend en charge une partie de la tâche : il effectue un travail » (Rabardel, 1997, p. 39)

  • c’est un moyen de capitalisation, à la fois dans l’artefact et dans ses usages.

L’instrument est donc artefact et mode d’usage, moyen de médiation, d’action et de capitalisation.

Pour ce qui concerne l’artefact et le mode d’usage, Rabardel (1997, p. 39-40) distingue deux composantes :

  • d’une part, un artefact, matériel ou symbolique, produit par le sujet ou par d’autres ;

  • d’autre part, un ou des schèmes d’utilisation associés, résultant d’une construction propre du sujet, autonome ou d’une appropriation de schèmes sociaux d’utilisation déjà formés extérieurement à lui : schèmes d’usage, schèmes d’activité instrumentée, schèmes d’activité collective instrumentée. »

  • Au-delà de l’artefact, de l’outil et de l’objet, les schèmes d’utilisation sont constitutifs de l’instrument. Ces schèmes ont un caractère social et une dimension personnelle ; ils sont élaborés individuellement à partir de l’expérience propre du sujet, de manière consubstantielle, mais dans des contextes socioculturels actifs sans référence obligatoire à un collectif.

Les propositions de Rabardel en matière de genèse instrumentale, c’est à dire à propos de la manière dont la production, l’élaboration, l’institution et la transformation des instruments s’effectuent, nous paraissent devoir être retenues :

  • « les processus d’instrumentalisation concernent l’émergence et l’évolution des composantes artefact de l’instrument … ;

  • les processus d’instrumentation sont relatifs à l’émergence et à l’évolution des schèmes d’utilisation et d’action instrumentée » ;

Au sein de la classe, enseignant et élèves peuvent être pensés comme des sujets finalisés poursuivant des buts à travers des actions. Nous pouvons nous référer, en ce qui concerne l’élaboration des instruments des acteurs de la situation d’enseignement-apprentissage à ce double processus d’instrumentalisation/instrumentation différents pour chacun des acteurs.

Dans son apprentissage de la lecture, l’élève va se voir présenter un certain nombre de techniques lui permettant d’accéder à l’oralisation et à la signification des mots. Les artefacts qu’il va utiliser (le décodage-recodage en est un bon exemple) ne se suffisent pas à eux-mêmes, mais se conjuguent à des schèmes qui lui sont personnels et qui font de l’activité de lecture en classe une situation abordée à l’aide d’une foule d’instruments. Si nous ajoutons que l’activité de chacun des élèves est déterminée par bien d’autres dimensions que les seuls instruments de lecture, la tâche et les modes opératoires prescrits, nous sommes face à une diversité dont nous devrons tenir compte dans nos observations.

Dans son enseignement de la lecture, le maître va tout autant agir pour instrumentaliser et instrumenter[15] chacun de ses élèves.

Enseigner, c’est donc, en partie, proposer des instruments aux élèves, instruments qui seront autant de médiateurs dans leur rencontre avec le contenu de connaissance. La distinction que propose Rabardel, entre artefact et schème, tous deux constitutifs de l’instrument appelle deux remarques. La présentation des artefacts que fait Rabardel, comme beaucoup de chercheurs du courant de la psychologie du travail est une présentation d’artefacts techniques ; par exemple, les modes d’emploi, les protocoles. Au sein des situations d’enseignement-apprentissage à l’école primaire, les artefacts prennent une forme différente et pour certains depuis fort longtemps stabilisée. Les problèmes de mathématiques, les formes de textes, les exercices, … sont les artefacts que proposent les enseignants à leurs élèves dans une difficulté que Pastré, Mayen et Vergnaud (2006), à la suite des travaux de Rabardel et de Samurçay (2004) qui s’inspirent eux-mêmes de Marx, placent dans la distinction entre activité productive et activité constructive : « Dans les situations de travail habituel le but est l’activité productive : on travaille pour transformer le réel, réel matériel, social ou symbolique. L’activité constructive n’est présente que comme un effet non intentionnel de l’exercice de l’activité productive. » Les apprentissages ne sont qu’incidents (activité constructive) à l’activité productive qui est première. « Quand on est dans une école, il se produit une inversion de buts : pour les élèves, le but devient l’activité constructive (apprentissage et développement), mais pour cela, il faut s’appuyer sur une activité productive, une tâche à effectuer, qui va servir de moyen pour générer de l’activité constructive. » (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006, p. 183). Les buts effectivement poursuivis par l’enseignant ne sont pas véritablement ceux qui sous-tendent l’activité productive, mais bien ceux qui concernent l’activité constructive. Ces buts sont lointains, les apprentissages attendus n’apparaîtront que beaucoup plus tard et les régulations de l’activité à partir d’une information portant sur les buts deviennent alors difficiles. (Pastré, 2011).

Nous évoquons ici les instruments et plus spécifiquement les artefacts. Dans la lignée des remarques de Pastré, Mayen et Vergnaud (2006) et de Pastré (2011), les activités productives sont organisées par les dimensions artefactuelles des instruments utilisés par les enseignants.

Une voie, en matière de recherche, pourrait consister à lister et analyser les différents artefacts utilisés par les enseignants dans leur pratique. Une classification pourrait les distinguer à partir de leur spécificité (à un champ disciplinaire) ou généricité, sans oublier un travail portant sur leur utilisation. Nous ne sommes guère éloignés, dans cette stratégie, de certains aspects de l’analyse ergonomique : le repérage des tâches prescrites. Le repérage des artefacts pour enseigner et leur protocole d’utilisation mis en oeuvre pourraient ainsi constituer un objet de recherche intéressant pour la formation et l’évaluation des enseignants.

2.3.2 Le concept de schème

Dans le projet qui est le nôtre, nous nous intéressons davantage à la dimension schématique des instruments de l’enseignant. Les schèmes seraient la manière de faire, d’accompagner l’utilisation des artefacts, propre au sujet, construits dans l’action et largement imprégnés de la dimension sociale qui est constitutive de tout action humaine. Vergnaud (1985), à la suite des travaux de Piaget, nous propose une définition plus précise. Pour lui, le schème est une totalité organisée (schème de dénombrement, par exemple) dont on doit étudier les constituants et les dysfonctionnements qui peuvent le rendre inopérant.

Vergnaud et Récopé (2000) donnent une définition plus précise du schème qui serait  « … une forme invariante d’organisation de la conduite pour une classe de situations déterminées». (p. 45). Les auteurs ajoutent qu’un schème n’est pas un stéréotype, que ce qui est invariant, c’est l’organisation et non l’activité ou la conduite, qu’il s’adresse à des classes de situations, qu’il n’est pas un algorithme : « certaines formes d’organisation de l’activité, dans l’éducation et le travail, sont effectivement des algorithmes qui aboutissent, en un nombre fini de pas (effectivité), au traitement de toute situation appartenant à la classe visée. Les algorithmes sont des schèmes, mais tous les schèmes ne sont pas des algorithmes ; on peut même ajouter que beaucoup d’algorithmes perdent au cours de l’apprentissage ou de l’expérience certaines de leurs caractéristiques, y compris leur propriété d’effectivité : des erreurs et des raccourcis interviennent qui leur enlèvent la propriété d’aboutir à coup sûr. L’incertitude est au rendez-vous des schèmes, pas des algorithmes. Les algorithmes sont effectifs, les schèmes ne sont qu’efficaces, le plus souvent, pas toujours ». Il y a dans ces remarques, dans ces commentaires des éléments de réponses à ceux qui attendent des travaux de recherche sur les pratiques d’enseignement, le repérage de procédures reproductibles qui sont appelées des « méthodes ».

Dans un autre texte, Vergnaud (1994, p. 180) ajoute cet élément de définition du schème qui met l’accent sur le lien moyen / fin : « une totalité dynamique fonctionnelle, une sorte de module finalisé par l’intention du sujet et structuré par les moyens qu’il utilise pour atteindre son but ».

Quatre composantes du schème doivent être analysées pour pouvoir saisir son fonctionnement. Il s’agit :

  • des buts, des sous-buts, des anticipations. Il est question ici de l’intention, du désir, du besoin, de la motivation. À propos de la gestuelle (Vergnaud et Récopé prennent l’exemple du saut à la perche), les buts, sous-buts et anticipations précèdent et accompagnent le mouvement et font l’objet de la part de l’acteur d’un contrôle quasi permanent pendant que l’action se déroule.

  • des règles d’action, de prise d’information et de contrôle. « C’est cette composante qui constitue la partie proprement générative du schème, celle qui engendre au fur et à mesure le décours temporel de l’activité ? » (p. 46-47). Ces règles n’engendrent pas seulement la conduite observable, mais toute une activité non directement observable, comme les inférences et la recherche en mémoire.

  • des invariants opératoires (concepts-en-actes et théorèmes-en-acte) ; « Les invariants opératoires forment la partie la plus directement épistémique du schème, celle qui a pour fonction d’identifier et de reconnaître les objets, leurs propriétés, leurs relations et les transformations que ces objets subissent. La fonction principale des invariants opératoires est de prélever et de sélectionner l’information pertinente et d’en inférer des conséquences utiles pour l’action, le contrôle et la prise d’information subséquente. C’est une fonction de conceptualisation et d’inférence » (p. 47). Un théorème en acte est une proposition tenue pour vraie dans l’activité ; le théorème en acte peut être associé à un nombre important de concepts. Concepts en acte et théorèmes en actes entretiennent des relations dialectiques; les uns ne vont pas sans les autres. « Les concepts-en-acte permettent la formation de théorèmes-en-acte à partir desquels sont rendues possibles l’organisation de l’activité et l’inférence » (p. 47).

  • des possibilités d’inférences en situation. L’activité en situation n’est jamais automatique mais régulée par des adaptations locales, des contrôles, des ajustements progressifs. Une action ne peut être pensée comme déclenchée par un stimulus qui appellerait la réalisation d’un programme automatisé et qui se passerait de prises d’informations et de contrôles. Sauf cas très rares, les inférences et les règles restent presque toujours implicites et même inconscientes. « Les règles d’action, de prise d’information et de contrôle sont l’incarnation pragmatique des théorèmes en acte : elles traduisent principalement le fait que les variables de situation peuvent en général prendre plusieurs valeurs, et que les sujets sont en mesure de s’adapter à ces différentes valeurs. » (p. 47).

Un schème n’est envisageable qu’au regard de conceptualisations implicites du réel, les invariants opératoires. Vergnaud distingue deux sortes d’invariants opératoires: les concepts en acte qui sont les catégories qui permettent de prélever l’information pertinente en situation et les théorèmes en acte qui sont les propositions tenues pour vrai par le sujet et qui lui permettent de traiter cette information.  « Les schèmes, donc, organisent les conduites du sujet, à partir du découpage du réel en objets, propriétés et relations de différents niveaux et en recourant à des prises de position sur le réel (théorèmes en acte). » (Vergnaud, 1985, p. 251).

2.3.3 La notion de compétence

L’usage de la notion de compétence est inflationniste, les approches pour l’étudier sont multiples. Dans des travaux antérieurs (Bru & Talbot, 2007 ; Talbot, 2007), nous avons pu repérer que le sens donné généralement à la notion s’articule autour de cinq éléments caractéristiques étroitement liés et imbriqués auxquels nous rajoutons aujourd’hui un sixième, celui de la complexité.

La compétence est délimitée à un domaine et à des objets pouvant être pris en compte (Rey, 1996). Ce qu’on appelle compétence renvoie à un champ d’activités spécifique : une profession, un métier, une fonction, une technique, un instrument, un artefact, un schème...

Le deuxième point repérable est que la compétence s’accomplit dans l’action. Elle est liée au fait de résoudre une tâche, de faire ce qu’il y a à faire (Leplat, 1997). G. Le Boterf (1994, p. 17) ajoute que « la compétence ne réside pas dans les ressources (...) à mobiliser mais dans la mobilisation même de ces ressources. La compétence est de l’ordre du « savoir mobiliser (…). Elle n’est pas de l’ordre de la simple application, mais de celui de la construction. » Ainsi, les compétences des enseignants précisées dans les différents référentiels sont de l’ordre du faire, de l’ordre des activités professionnelles (conscientisées ou non) pour résoudre les tâches d’enseignement. Bru et Lenoir (2006)  indiquent que : « la plupart des formulations mettent en avant un verbe précisant l’action que l’enseignant doit être en mesure d’accomplir : concevoir, identifier, adapter, mesurer, rechercher… ». Le nouveau référentiel des compétences des professeurs en fin de formation initiale en France[16] (BOEN, 2007) précise par exemple dix compétences dont la rédaction débute toujours par un verbe d’action (agir, maîtriser, concevoir, organiser, prendre en compte, évaluer, travailler, se former…).

Troisièmement, la compétence est fortement liée à la notion de savoir. La compétence mobilise différentes ressources cognitives en désignant quelque chose que l’on sait faire. La terminologie utilisée pour décrire cette connaissance est fort variée : savoir, savoir-faire, savoir-y-faire, savoir-être, savoir méthodologique, technique, méthode, ressource, capacité, aptitude, habileté, qualité, qualification, instrument, schème, nous l’avons vu précédemment… Ces termes renvoient tous au fait que la compétence est de l’ordre de ce que sait (consciemment ou non) le praticien compétent.

Le quatrième point est que la compétence est inséparable de l’efficacité. De fait, la notion de compétence est fortement associée aux notions de performance et d’efficacité dans la sphère du travail en général et de l’éducation scolaire en particulier (Tupin, 2003). Cette efficacité est perçue comme due à une potentialité invisible, intérieure, personnelle à l’individu susceptible d’être à l’origine de nombre de performances ou, au contraire, définie par des pratiques observables, extérieures et impersonnelles (de l’ordre donc des savoirs), susceptible d’être référencée.

Cinquièmement, la compétence ne peut être mobilisée, appréciée, évaluée que dans un contexte précis qui se caractérise par une situation temporo-spatiale. Les compétences sont des schèmes d’activité (Leplat, 1997) ou d’action (Samurçay, Vergnaud, 2000), des formes opératoires d’actions qui seront particularisées, repensées, réorganisées, transformées en fonction des situations concrètes vécues variant sans cesse selon chaque sujet soumis à une biographie, une formation, une expérience particulière… Les compétences sont contextualisées. Elles modifient les savoirs et les réorganisent selon les contextes rencontrés, elles participent aux processus organisateurs et régulateurs des pratiques. Elles sont de plus contextualisantes, elles peuvent participer à la construction du contexte.

Enfin, et c’est le dernier point, il convient de souligner le fait que la notion d’évaluation renvoie au concept de complexité qui n’est pas complication comme le précise Morin (1977) : « La complexité s’impose d’abord comme impossibilité de simplifier ; [...]  La complexité n’est pas complication.  [...]  Ce qui est compliqué peut se réduire à un principe simple comme un écheveau embrouillé en un noeud de marin. » Le compliqué se simplifie, se délie, s’explique, ce qui nous renvoie à l’étymologie du mot[17] tandis que la complexité ne peut que se modéliser et renvoie à la notion de système. Une compétence est complexe…

L’exemple illustratif que nous proposons est une comparaison de pratiques d’enseignement observées à l’école élémentaire et au collège.

3. Les pratiques d’enseignement à l’école primaire et au collège

La question de départ de cette recherche est en lien avec la notion de compétence, les travaux réalisés sur l’effet-maître et le deuxième niveau de l’analyse des pratiques de « formation » proposé par Bronckart que nous avons présenté au début de cette contribution : les pratiques d’enseignement au collège et à l’école élémentaire sont-elles différenciées selon le statut des élèves ? Les élèves faibles sont-ils sollicités de la même manière par leur enseignant que les élèves en réussite scolaire ? Un certain nombre de travaux menés à l’école primaire et dans l’enseignement secondaire semble démontrer que les pratiques d’enseignement des professeurs sont globalement en faveur des élèves les plus en réussite (Butlen & Pezard, 1992 ; De Landsheere, 1992 ; Good & Brophy, 1987; Jarlegan, 1999 ...) comme si les maîtres ne voulaient pas laisser retarder ou perturber l’avancée didactique et pédagogique de la classe. Ces recherches ont été menées pour la plupart d’entre elles il y a plus d’une dizaine d’années. De plus, elles ne reposent pas toutes sur des observations de pratiques in situ en se cantonnant, bien souvent, à l’étude des pratiques déclarées, études qui comportent un certain nombre de limites comme nous l’avons vu précédemment.

Partant de ces constats, l’hypothèse première qui a guidé nos travaux présentés ici est que les pratiques d’enseignement des professeurs ne sont pas totalement identiques à celles qu’elles étaient auparavant, qu’elles évoluent au fil des formations qui changent. Nous faisons notamment l’hypothèse qu’elles varient selon le statut scolaire des élèves auxquels elles s’adressent tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif sans délaisser pour autant, comme c’était le cas peut-être auparavant, les élèves en difficultés d’apprentissage. Notre objectif est de préciser ces activités pédagogiques et didactiques en repérant, notamment, des différences d’activités destinées aux élèves forts et aux élèves considérés comme faibles[18] à l’école élémentaire et au collège.

Nous avons bâti notre protocole de recherche (voir infra) à partir des travaux réalisés sur l’effet-maître défini à partir de leur efficacité (compétence) corrélé à leur équité face à l’hétérogénéité des classes (Bressoux, 1994, 2000) et de la théorie sociocognitive d’A. Bandura présentée supra. Nous analysons ci-dessous uniquement la dimension de l’activité des professeurs observés en classe en ne nous intéressant pas ici aux dimensions personnelles faute de place. La dimension environnementale est prise en compte dans la mesure où nous comparons les pratiques d’enseignement de neuf professeurs situés dans deux contextes différents : cinq professeurs exercent à l’école élémentaire (quatre au CP et un au CM1) et quatre au collège comme le résume le tableau n° 1 ci-dessous :

Tableau 1

Les classes observées

Les classes observées

-> See the list of tables

Les 29 séances filmées ont ensuite été analysées à l’aide d’une grille d’observation construite à partir des macrovariables repérées dans les travaux sur l’effet-maître et corrélées avec l’efficacité et l’équité des professeurs (Talbot, 2008) .

Outre les variations intra-individuelles pour les quatre PE observées à six reprises que nous n’étudierons pas ici également par manque de place, les variations de pratiques d’enseignement inter-individuelles sont significatives et confirment donc les travaux de recherche que nous avons présentés supra . Nous avons pu établir que les pratiques observées à l’école élémentaire diffèrent (statiquement) des pratiques du collège sur un certain nombre de variables, notamment dans la gestion des élèves en difficultés scolaires. Par exemple :

  • Les PE ont un taux d’individualisation plus important que les PC[19]. Les cinq PE consacrent plus de la moitié de leurs actions verbales à un seul élève, ce taux étant (seulement) de 31% dans les quatre séquences observées au collège.

  • On note plus d’actions verbales individualisées en destination des élèves forts au collège sur les plans didactique et pédagogique. Par contre, il est établi des actions différentes des PE par rapport à celles déployées au collège : ils s’adressent majoritairement aux élèves en difficultés scolaires.

  • Les professeurs du second degré évaluent plus les élèves forts et moyens tandis que les PE évaluent davantage les élèves faibles.

  • Les PE ont tendance à aider directement plus les élèves faibles que les enfants forts[20], sans différence significative selon le statut au collège.

  • Les actions verbales didactiques individualisées sont majoritairement en faveur des élèves en difficultés scolaires à l’école élémentaire, les professeurs s’adressent plus fréquemment aux bons élèves au collège.

  • Si les actions de renforcements négatifs des PE ne diffèrent pas selon le statut des élèves, par contre les PC réprimandent plus les élèves forts et faibles que les moyens.

  • Les élèves moyens et faibles se déplacent davantage dans les quatre classes du collège qu’à l’école élémentaire.

  • L’analyse des contacts physiques entre les enseignants et leurs élèves ne montre pas de différence significative selon le statut tant à l’école élémentaire qu’au collège. Par contre, les contacts physiques sont nettement plus nombreux à l’école élémentaire.

  • Les enseignants de l’école primaire très proches physiquement de leurs élèves se déplacent beaucoup plus au sein de leur classe (p<.004). Ces proxémies observées sont en faveur des élèves faibles à l’école primaire, on ne note pas de différences significatives au collège selon le statut des élèves.

Éléments de conclusion

Comme indiqué en introduction, notre ambition dans ce texte était de préciser le cadre d’étude des pratiques d’enseignement que nous adoptons. Nous avons précisé les outils théoriques que nous mettons en place pour tenter de décrire, comprendre et expliquer ces pratiques. Grâce au rapide exemple illustratif ci-dessus nous pouvons dégager deux idées forces :

  • La première est que les enseignants de l’école primaire de notre échantillon, loin de délaisser leurs élèves faibles, leur consacrent au contraire une grande partie de leurs activités didactiques et pédagogiques individualisées. Mais les quatre PC effectivement se centrent majoritairement sur les élèves en réussite. Ces résultats concernant les pratiques d’enseignement des professeurs de l’école primaire infirment donc les travaux cités au début de cette partie, celles observées dans les quatre classes du même collège sont par contre en adéquation avec les conclusions de ces recherches.

  • La seconde est que les pratiques d’enseignement des professeurs de collège de notre échantillon diffèrent de celles observées à l’école élémentaire : taux d’individualisation plus faible, actions verbales individualisées consacrées plus particulièrement aux élèves forts.

Ces éléments méritent de faire l’objet de recherches menées à plus grande échelle. S’ils étaient confirmés, ils interrogeraient notamment sur les causes de ces différences observées. Certaines hypothèses peuvent être invoquées. Ces différences sont-elles dues à l’exercice même de la profession enseignante à l’école élémentaire et au collège avec des contraintes différentes dans les deux contextes : les exigences de l’avancée didactique sont plus fortes au collège (les contenus mêmes des programmes largement hérités, malgré des évolutions significatives, d’une époque où un pourcentage limité d’élèves accédait au secondaire ), les missions des deux niveaux d’enseignement sont différentes (avec une mission d’orientation et donc de sélection au collège) ? Sont-elles dues aux procédures de recrutement ou aux processus de formations initiale et continue des professeurs du premier et second degré ? Sont-elles dues à l’utilisation d’instruments différents ? À une construction de schèmes ou de compétences spécifiques à l’enseignement du premier et du deuxième degrés ? Ces différences de pratiques d’enseignement constatées pourraient être un élément explicatif du fait qu’au collège, les écarts de performances scolaires se creusent, au point qu'on a pu estimer que le collège « produisait » en deux ans (6e et 5e) plus d’inégalités de résultats que toute la scolarité antérieure à l’école élémentaire et maternelle (Duru-Bellat, 2003).

Ces hypothèses de travail peuvent intégrer d’autres conclusions issues de travaux menés auprès de certains enseignants (PE) de l’échantillon. L’analyse des interactions maître-élève et élève-maître montre que chez certains maîtres le lien existe entre fréquence des interactions et degré de maîtrise de la lecture, que le lien existe également entre fréquence des interactions et degré de difficulté de la tâche proposée par l’enseignant (mesurée à l’aide de la DPA) et enfin que des liens existent entre ces trois dimensions : maîtrise de la lecture, degré de difficulté de la tâche et interactions maître-élève. Précisons que ces relations ne sont ni linéaires ni cumulatives. La fréquence des interactions est sans lien avec le degré de maîtrise de la lecture auprès des élèves pour qui la tâche à réaliser en classe est « facile » ou au contraire est « difficile, voire très difficile », alors que pour les élèves moyens, ceux qui bénéficient de nombreuses interactions sont parmi ceux que l’on retrouve bons lecteurs en fin de CP (Clanet, 2007, Clanet & Maurice, 2009).

Des travaux sont actuellement en cours pour mettre à l’épreuve le lien pouvant exister entre fréquence des interactions maître-élève et degré de difficulté de la tâche au collège. Constaterons-nous des liens comparables à ceux qui existent entre interactions et statut scolaire ? …

Enfin, les éléments de compétences des enseignants observés sont des instruments utilisés en contextes de classe. Nous en avons étudié deux :

  • ceux en lien au choix de la tâche avec les incidences que cela peut avoir auprès des élèves qui sont de facto placés à une certaine distance de la performance attendue,

  • ceux attachés à la médiation, plus particulièrement au soutien et/ou à la dynamisation de l’activité de chacun des élèves.

  • Nous n’avons relevé dans cette double stimulation que les aspects observables sans nous attacher à la charge sémantique des instruments langagiers proposés par les enseignants. Les stratégies de lecture proposées par l’enseignant pour rencontrer la tâche sont également des instruments dont l’appropriation nourrira le développement et les apprentissages des élèves.

Le constat d’instruments utilisés par les enseignants tels que ceux que nous venons d’évoquer ouvre sur plusieurs prolongements :

  • Les enseignants utilisent-ils dans leur pratique professionnelle d’autres instruments ?

  • Comment se construisent ces instruments ? Autrement dit, comment s’instrumentalisent les praticiens ?

  • Qu’est-ce qui amène à un usage « à bon escient », comme l’évoque B. Rey dans ce numéro et qui fait que l’instrument n’a pas un intérêt en soi, mais dans des relations avec d’autres dimensions de la situation de classe (notamment son déroulé), relations (cohérences) qui feront ou pas que son utilisation sera constitutive d’une pratique professionnelle efficace ?

Éclairer ces questions et y apporter des éléments de réponses peuvent constituer un projet stimulant.