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Introduction

On admet depuis nombre d’années que la compétence de l’ingénieur qui exerce dans les entreprises canadiennes ne se limite pas aux connaissances scientifiques ni aux savoir-faire techniques qui sont enseignés dans les écoles d’ingénierie. D’ailleurs, le Bureau Canadien d’Agrément des Programmes de Génie (BCAPG)[1] accorde depuis 2011 un espace encore plus substantiel aux «qualités» personnelles et sociales de l’ingénieur dans les cursus universitaires canadiens[2]. On renvoie par exemple à la capacité de l’ingénieur à travailler en équipe et à interagir professionnellement avec les autres. On insiste aussi sur le sens de l’éthique professionnel de l’ingénieur, sur son implication dans le développement durable et la problématique des impacts du génie sur la société. On souligne également l’importance pour l’ingénieur de comprendre l’aspect économique de sa profession et d’adopter une approche de la gestion du changement technologique fondée sur les sciences humaines et sociales.

Cette nouvelle réalité professionnelle de l’ingénieur n’est pas étrangère aux changements qui caractérisent présentement la société «post-industrielle» où le numérique et les réseaux sociaux s’imposent désormais aux machines et au matériel. Le fonctionnement de la société repose maintenant sur des systèmes de stockage de données et de transmission de l’information sans précédent. Grâce à l’abolition des distances, à la compression du temps et à l’accès à l’information, amplifiés par les réseaux sociaux, les citoyens ordinaires sont à même de mieux saisir les enjeux technologiques pour la société, sur des bases plus rigoureuses[3]. En raison alors d’une lisibilité accrue des impacts du développement industriel et technologique, la société est devenue plus sensible, plus vigilante et encore plus «réflexive» (Beck, 2003). Les citoyens ordinaires et les groupes d’intérêt se mobilisent donc plus promptement afin de prendre part aux controverses entourant le développement technologique (Callon, 2006)[4]. Il ressort alors que les projets technologiques d’envergure et à haut risque pour la société ne peuvent se faire à huis clos, sous la responsabilité et l’autorité exclusives du scientifique et de l’ingénieur. Ces derniers élaborent des projets technologiques durant lesquels des professionnels, de disciplines, de compétences et d’origines différentes, partageront leurs expériences en vue de résoudre des problématiques autant d’ordre technique et scientifique que social et humain[5]. La sociologie de la technologie prend ici tout son sens puisqu’elle fournit à l’ingénieur des points de repère essentiels à la compréhension du fonctionnement de la société, en lien avec les technologies qu’il conçoit.

Par ailleurs, l’essor de l’informatisation et de l’automatisation des fonctions et des processus industriels met aussi en évidence l’apport de la sociologie de la technologie. On sait depuis plusieurs années que les nouvelles technologies dans les entreprises entrainent d’importants changements organisationnels et humains. Pensons par exemple aux entreprises où les technologies ont complexifié le travail, pour en faire des milieux plus intéressants, voire même plus captivants pour les employés (Alsène, 1988 ; Bobille-Chaumon, 2003). D’autres où les technologies ont plutôt resserré le contrôle des performances et du comportement des employés (Zubboff, 1988). Pire encore, les technologies ont dans certains cas retiré graduellement l’humain du travail, pour éventuellement le déposséder de son savoir et de sa place même au sein de l’organisation (Lucas, 1998). Ce phénomène n’est pas sans retombées pour l’ingénieur dont l’entourage professionnel est marqué par des expériences technologiques défavorables. Pensons par exemple à la résistance au changement (Howells, 2005), aux jeux de pouvoir dans les organisations (Thuderoz, 2011) et aux négociations formelles entourant les impacts de la technologie (Laflamme, 1974). Autant de phénomènes que la recherche en sciences sociales n’a pas pour autant documentés à sa juste mesure, mais que l’ingénieur doit intégrer dans l’exercice de sa profession.

Enfin, l’ingénieur exerce aussi dans des entreprises où les employés participent activement aux décisions entourant la technologie. Ce sont souvent des entreprises où les employés se sont approprié les technologiques et vont jusqu’à la défendre (voir : Lejeune, Poulet & Bernier, 2015). D’autres ont mis en place des dispositifs de développement et de transfert des compétences, notamment dans la lignée des nouvelles formes de l’organisation. D’autres encore s’inscrivent dans le mouvement du développement durable et de l’amélioration continue. La sociologie de la technologie s’intéresse aussi à ces phénomènes en cohérence avec les différentes formes d’innovation pouvant coexister dans les entreprises. On s’intéresse par exemple aux apprentissages par l’usage, aux pratiques innovantes qui sont portées par les employés, à la gestion des savoirs et aux formes de transmission de l’expertise en milieu de travail, pour éventuellement saisir toute la complexité du travail, en lien avec les technologies.

L’ingénieur professionnel sera donc celui qui saisit la portée des rapports sociaux qui se tissent en regard des enjeux technologiques pour l’humain, dans toutes les sphères de la société et plus spécifiquement dans les entreprises où il exerce.

Le texte qui suit vise donc à mettre en évidence l’apport de la sociologie de la technologie à la professionnalisation de l’ingénieur. Nous partons de l’étymologie du mot technologie pour ensuite décrire les principaux modèles théoriques auxquelles se rattachent la profession de l’ingénieur et la question du rapport entre technologies et la société (et l’organisation). Nous aborderons aussi les trois grandes phases du développement des technologies que sont la production, la diffusion et l’appropriation sociale des technologies. En terminant, nous discuterons des compétences qui sont mobilisées par l’ingénieur dans le cadre du développement des nouvelles technologies.

1. Quelques précisions étymologiques

La documentation sur la sociologie de la technologique renvoie généralement à l’étymologie du mot technologie, qui conjugue essentiellement la s avec les savoir-faire techniques portés par l’expert artisan. Ainsi, le dictionnaire Robert de la langue française enseigne que le mot technologie origine du grec technologia qui signifie un traité ou une dissertation sur l’exercice d’un art ou encore, une narration détaillée des règles et des principes qui sous-tendent l’exercice d’un art. Précisons que le mot technique est emprunté au latin technicus qui veut dire maitre d’un art ou spécialiste. On renvoie également à la révolution industrielle, c’est-à-dire l’époque où le mot téchnē désignait le savoir-faire de métier ou l’habileté à faire (donc aujourd’hui la «compétence»). On faisait également, à cette époque, une différence entre le savoir-faire de métier dans les usines et le «logos» qui est l’étude scientifique d’un objet ou d’un phénomène. Selon le dictionnaire Larousse, le sens plus récent du mot technologie est la science des arts, la science des techniques et des objets techniques ou l’application des connaissances scientifiques à la technique. Mentionnons qu’à ce jour, l’acception du mot technologie aurait dérivé vers la technique sophistiquée dite «de pointe»[6].

En quoi toutefois ces références étymologiques, qui sont souvent citées dans les textes sur la sociologie de la technologie, s’avèrent-elles utiles pour l’ingénieur ? Alsène (1990) mentionne qu’elles n’apportent pas grand-chose lorsqu’il s’agit d’étudier les impacts de la technologie dans les entreprises. Les définitions que l’on retrouve dans les entreprises expriment plutôt des objets concrets, des machines, des procédés ou des dispositifs techniques. Qui plus est, la recherche en sciences sociales sur l’innovation est aussi touchée par un important enchevêtrement conceptuel (voir Howells, 2005). Parfois la technologie est un produit fabriqué par l’entreprise, tantôt un matériau qui constitue ce produit ou, un procédé de production. Ailleurs elle est un robot, un système informatique ou parfois même une manière d’organiser le travail. Alsène (1990) précise que ce problème de définition est encore plus prégnant lorsque la recherche vise à déterminer le caractère nouveau de la technologie, en regard de ses impacts[7]. Il propose d’ailleurs de s’en tenir à «l’utilisation d’un procédé de production (méthode de fabrication, manière technique de produire) technologiquement nouveau et/ou la mise en service de nouveaux moyens (outils, instruments, équipements) technologiques de production ». Comme le souligne l’auteur, cette définition a l’avantage d’être opérationnelle. Elle met tout autant en évidence l’aspect social et humain de la technologie puisqu’elle a plus de sens pour l’utilisateur de la technologie. Que dire également des nouveautés technologiques qui se diffusent massivement dans la société et qui sont sans cesse renouvelées ? Ces technologies auront une toute autre signification pour l’ingénieur qui les produit, considérant dans la conception même de la technologie la question de l’ingéniosité de ses propres utilisateurs. Enfin, mentionnons la question des grands projets technologiques dont la viabilité dépend assurément de leur acceptabilité sociale.

Les activités de recherche scientifique dans le domaine de la sociologie de la technologie et les programmes d’études universitaires en génie se centrent sur ces trois acceptions de la technologie : celle qui touche les entreprises, celle qui considère les pratiques engendrées par la société et celle qui met en évidence la dynamique sociale entourant les grands projets technologiques.

2. Les points de repère théoriques

Il existe plusieurs modèles théoriques auxquels renvoient les sciences sociales afin d’expliquer le rapport «technologie et société» ou le rapport «technologie et organisation». Nous arrêtons notre analyse aux quatre approches théoriques suivantes : le déterminisme technologique, la théorie du choix rationnel, le déterminisme social et le modèle de la coévolution.

Selon les tenants du déterminisme technologique, la technologie n’est pas neutre. Elle porte en elle des impacts sociaux et organisationnels concrets, qui découlent ou non de la vision de son concepteur. On dira d’ailleurs que la technologie façonne la société d’une manière autonome. Son effet sur la société est unidirectionnel et spécifique (on peut anticiper l’impact). Le déterminisme technologique postule donc une logique d’antériorité : la science détermine la technologie qui elle détermine la société. Lorsque la recherche scientifique ou les médias sociaux parlent d’un impact de la technologie par exemple sur l’environnement, sur le climat, sur l’économie, sur la santé ou sur la qualité de vie, on renvoie au déterminisme technologique. On admet que c’est la technologie qui cause tel ou tel impact. Du point de vue du déterminisme technologique, on dira donc que l’innovation et le progrès technique ne sont pas influencés par la société, ils le sont plutôt par la science. On relève toutefois dans la documentation une forme de déterminisme technologique plus souple, c’est-à-dire qui offre à l’agent de changement une certaine liberté d’action, autrement dit des options technologiques en amont du changement technologique. Un ingénieur dans une entreprise pourrait par exemple choisir parmi plusieurs technologies celle qui répond à ses attentes, en fonction du contexte social (ex. : pressions du marché, revendications syndicales, contraintes économiques, etc.). Le déterminisme technologie est l’approche la plus ancienne et la plus largement critiquée dans la documentation.

La théorie du choix rationnel va plus loin que le déterminisme souple, puisqu’elle considère les choix d’adaptation de la technologie. L’ingénieur apparait ici comme un agent de changement rationnel et motivé par ses intérêts personnels. Il agit comme une sorte d’entrepreneur qui porte un projet technologique d’une manière autonome, en fonction de ses préférences personnelles (voir : Harrisson, 2012). La coopération entre différents agents de changement au sein d’une même entreprise existe seulement lorsque les rationalités de chacun convergeront vers un même objectif de rentabilité (Bourdon, 2004). La stratégie de l’ingénieur sera donc d’identifier les options d’adaptation de la technologie pour en maximiser la rentabilité. L’organisation (ou le contexte social) apparaît ici comme une variable modératrice du fait qu’elle module l’effet de la technologie ici essentiellement économique. La recherche en sociologie de la technologie s’attache donc à comprendre le sens du choix technologique, en fonction des croyances de l’agent de changement, de ses attitudes et des informations qu’il détient sur l’organisation ou contexte social (Hargreaves Heap et al., 1992).

Le déterminisme social (dans le sens du co-constructivisme) conçoit la technologie d’un tout autre point de vue que celui du déterminisme technologique. On renvoie principalement à l’idée que ce sont les interactions (discussions, débats, négociations, échanges, concertations, etc.) entre les acteurs réseau qui font en sorte qu’une technologie se développe et existe. Selon cette théorie, tout projet technologique met en relation des acteurs qui s’unissent afin de définir la technologie, d’en préciser les usages et son efficacité (Bijker, Hughes & Pinch, 1990). Callon et Latour (1986) renvoient à la sociologie de la traduction (ou sociologie de l’innovation), insistant sur le discours des acteurs quant aux enjeux technologiques. On vise, à travers la traduction, à dénouer la controverse entourant la technologie. La technologie est donc l’aboutissement d’une série de faits sociaux qui auront marqué son histoire. Les tenants du déterminisme social diront que la technologie ne peut s’imposer que si elle est intégrée dans un réseau d’acteurs (et d’actants[8]). Selon ce modèle, c’est la société qui propose à la science un projet technologique, raison pour laquelle on postule que c’est la société qui est à l’origine de la technologie et non la science.

Le modèle de la coévolution technologie / société se situe entre le déterminisme technologique et le déterminisme social. Il repose sur l’évidence qu’il est impossible d’établir une relation de causalité entre la technologie et la société, dans un sens ou dans l’autre (Valenduc, 2005). Alsène (1990) précise que dans les entreprises, la technologie et l’organisation apparaissent toujours comme étant des entités stratégiques indépendantes, mais sur un même plan. Indépendantes du fait qu’on peut changer l’une ou l’autre de ces entités sans effet mutuel. La technologie va toutefois induire des changements organisationnels lorsqu’elle est implicitement conçue à cette fin, en même temps qu’elle limite les changements organisationnels ou les usages de la technologie du fait qu’elle porte en elle des caractéristiques (ou contraintes) de nature organisationnelle (des impacts). L’ingénieur pourra alors modifier comme bon lui semble la technologie et, ou l’organisation (Alsène, 1990). Autrement dit, on parle d’une forme de façonnement mutuel de dimensions autonomes, toutefois limitées l’une par l’autre.

On dira qu’il y a toujours une part de déterminisme propre à chaque technologie (Alsène, 1990)[9], au même titre que les préférences individuelles et l’existence d’un réseau d’acteurs qui influencent le développement de tout projet technologique. Mentionnons que le modèle de la coévolution a l’avantage d’expliquer le changement technologique autant par rapport au choix technique (et ses impacts) que par rapport au fait social (et sa dynamique). La question de la professionnalisation de l’ingénieur prend ici tout son sens. Ces différentes assises théoriques constituent pour l’ingénieur des points de repère professionnels, par rapport aux enjeux sociaux, humains et organisationnels de l’ingénierie. Encore faut-il que les formations en sciences sociales pour les ingénieurs approfondissent ces questions, dans l’optique de la professionnalisation.

3. Les phases du développement des technologies

La sociologie de la technologie considère trois principales phases du développement de la technologie.

On renvoie dans un premier temps à la production sociale de la technologie, qui est le moment où l’interdisciplinarité fait converger les expertises vers un but technologique commun (Scardigli, 1996). C’est aussi le moment durant lequel émerge la controverse technologique et les débats (Callon, 1981). La recherche en sociologie de la technologie renvoie ici au modèle SCOT («Social Construction Of Technology»), qui met en évidence les acteurs concernés par le projet technologique (Pinch & Bijker, 1984). Selon le modèle SCOT, la technologie est le résultat de multiples négociations et de concertations entre les acteurs réseau. Pensons par exemple aux groupes sociaux qui feraient fléchir un projet technologique dans une direction ou dans une autre (Pinch & Bijker, 1984)[10]. Le même processus de négociation et de concertation entre les acteurs réseau existe en entreprise où le projet technologique s’impose comme un artefact flexible. C’est donc le moment où tout peut se passer par rapport à la technologie : ajout d’un élément technique, retrait d’un autre, changement de marque, ralentissement du projet, arrêt définitif du projet, etc.

L’autre phase du développement de la technologie nous amène à la diffusion de cette dernière dans la société. Il s’agit d’une phase de rupture, puisque la technologie échappe à ses concepteurs. Elle est prise en charge par de nouveaux acteurs, qui sont les utilisateurs. Scardigli (1996) mentionne que les nouvelles technologies passent toujours par des étapes d’expérimentation qui permettent aux concepteurs de revoir la technologie à partir des nouveaux usages ou des imprévus[11]. C’est dans cette perspective que Rogers (1983, 1995) propose un modèle de l’évolution du taux d’adoption de la technologie dans la société, qui tient compte des caractéristiques de la technologie, telles que perçues par les usagers. La technologie se diffuse dans la société du fait qu’elle comporte des avantages perceptibles et en cohérence avec les valeurs que partage un groupe cible. Elle se diffuse également parce qu’elle est accessible (elle n’est pas complexe), connue et disponible.

Flichy (1995) propose un autre point de vue de la diffusion sociale de la technologie, dans l’optique cette fois du modèle de la coévolution de la technologie et de la société. Il compare le cadre de fonctionnement de la technologie, c’est-à-dire son mode d’emploi, au cadre d’usage social de la technologie. Une technologie se stabilise dans la société lorsqu’il y a une sorte d’équilibre entre son cadre de fonctionnement et son cadre d’usage. L’élaboration du cadre de fonctionnement (en phase de production) fait donc appel aux usagers pour saisir leurs points de vue de la technologie à partir des pratiques qu’ils en font. Pour Flichy (1995), l’innovation technologique passe forcément par une sorte de médiation entre ces deux dimensions, ce qu’il désigne comme étant le «cadre sociotechnique». Le principe à la base de la diffusion sociale de la technologie est l’autonomie de ses utilisateurs

La troisième phase est l’appropriation sociale de la technologie, ce que Scardigli (1996) désigne comme étant l’«impact de la technologie» ou encore, la continuité étendue de sa diffusion, du fait qu’elle aura changé la société. Proulx (2002) précise trois critères d’appropriation sociale de la technologie. L’utilisateur doit d’abord comprendre le fonctionnement de la technologie. La technologie doit aussi lui permettre de créer de nouveaux usages. Ces nouveaux usages doivent être admis par la société. L’appropriation sociale de la technologie renvoie donc aux pratiques qui sont issues de l’activité. On entre ici dans la logique de l’expérience du travail, des apprentissages par l’usage, des «ficèles du métier», des savoir-faire complexes et difficiles à formaliser. Pensons par exemple à l’opérateur de machine qui prend des détours techniques non prescrits par l’ingénieur afin d’augmenter sa performance. Il aura su développer au fil du temps une connaissance approfondie de sa technologie. Il saura réagir au son, au grondement inhabituel de sa machine, à l’odeur du matériel, à la couleur des pièces qu’il fabrique, par intuition. Il aura dépassé les attentes de l’ingénieur souvent même à son insu. Il aura délaissé son cadre de fonctionnement pour éventuellement basculer dans l’univers de l’appropriation sociale de la technologie.

Ce sont trois phases du développement de la technologie que l’ingénieur apprend dans le cadre des normes d’agrément du BCAPG et de sa formation en sociologie de la technologie.

4. Discussion

L’apport de la sociologie de la technologie à la profession de l’ingénieur prend donc appuie sur différents modèles théoriques, en lien avec les qualités personnelles et sociales de l’ingénieur qui sont enseignées dans les écoles d’ingénieurs au Canada. Prendre part à la production sociale d’une technologie renvoie, entre autres, à la théorie de l’acteur réseau, au sens où l’entendent les tenants du déterminisme social. L’ingénieur pourrait être appelé à agir ici en tant que médiateur entre des groupes sociaux plus ou moins d’accord avec le projet technologique. Pensons aussi à l’ingénieur professionnel qui est mobilisé dans une entreprise afin de dénouer une controverse entourant un projet technologique. Il aura su développer les compétences lui permettant d’agir efficacement comme intermédiaire afin de faciliter la gestion du changement technologique. On comprend aussi que la représentation que se fait l’ingénieur de la technologie est en cohérence avec un ou plusieurs modèles théoriques du rapport entre la technologie et la société (ou l’organisation). Rappelons que le déterminisme technologique fait fi de l’humain et que c’est sans doute pour cette raison qu’il constitue un des principaux facteurs d’échec en matière de gestion du changement technologique. On met l’accent aussi dans les écoles d’ingénierie sur l’aspect entrepreneurial de la profession d’ingénieur, tout comme on enseigne les modalités humaines et organisationnelles de la gestion du changement technologique.

L’ingénieur qui intègre le marché du travail aura tôt fait de comprendre l’importance de la dynamique organisationnelle entourant le développement des nouvelles technologies. La recherche en sciences sociales nous montre que la technologie dans les entreprises se construit à partir de multiples interactions entre différents acteurs. Les employés pourraient avoir, s’il leur est permit, leur mot à dire, de même que le syndicat, les agents de la santé et sécurité, qui établiront leurs normes, ou les superviseurs, qui opteront pour un meilleur contrôle, etc. On observe aussi ce même phénomène dans les conventions collectives qui prévoient des mécanismes de concertation entourant la gestion du changement technologique (voir Lejeune, Poulet & Bernier, 2015). L’employeur doit, par exemple, informer le syndicat d’un changement technologique à venir, et dans certains cas prévoir une analyse d’impacts de la technologie. D’autres entreprises auront mis sur pied des comités paritaires dédiés à la gestion du changement technologie ou encore, auront développé une culture participative entourant le changement technologique. La recherche dans le domaine du développement des compétences, en lien avec la sociologie de la technologie, nous montre donc, que l’efficacité de l’entreprise dépend souvent davantage de l’appropriation des systèmes techniques par les opérateurs, certains d’entre eux ayant même acquis le statut de «gardien de la compétence» au sein de l’entreprise (voir : Lejeune, Poulet & Bernier, 2015), que l’inverse (la machine gardienne de la compétence).

L’influence de l’innovation technologique sur la vie en société est une autre préoccupation de l’ingénieur. La technologie occupe maintenant une place centrale dans la vie quotidienne, en référence par exemple aux applications mobiles, à la domotique, aux systèmes de surveillance à distance, au commerce électronique, à la formation à distance, à l’accès aux savoirs scientifiques et aux grands projets technologiques qui témoignent de l’importance de l’ingénieur dans la société du savoir.

Conclusion

Dire alors que la professionnalisation de l’ingénieur repose sur des qualités scientifiques, techniques, personnelles et sociales, c’est aussi comprendre que le rôle de l’ingénieur dans les entreprises et la société en est un d’agent de changement qui contribue, par ses choix technologiques, organisationnels et sociaux, à l’appropriation de la technologie, dans le sens de la créativité sociale et, de l’amélioration continue de la qualité de vie en société. Mentionnons toutefois que la sociologie de la technologie est une discipline relativement jeune. Sa pérennité dans les Écoles d’ingénierie canadiennes n’est pas étrangère aux normes d’agrément des programmes d’ingénierie promues par les organismes de régulation canadien et provinciaux. Ces normes reposent sur une vision de la professionnalisation de l’ingénieur qui confirme officiellement l’importance de la sociologie de la technologie, exprimée en termes de «qualités» essentielles à l’exercice de la profession d’ingénieur au Canada. Les écoles d’ingénierie les plus performantes à cet égard sont sans doute celles dont les structures comportent des unités dédiées à l’enseignement des sciences sociales. La qualité des enseignements dépend autant de la compétence des enseignants que de la présence d’assises scientifiques spécifiques à la recherche dans le domaine de la sociologie de la technologie.