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Méandres et éléments de langage

Comment penser qu’aujourd’hui, un texte, un discours voire un numéro de revue scientifique, consacrés à la formation et à l’éducation, puissent faire l’impasse d’insérer au coeur de leur argumentaire le concept de professionnalisation ? Attribut du parcours, indissociable qualificatif de la formation, construit dépendant des métiers en transformation et principalement des métiers de la relation, prélude aux discours récurrents sur la compétence et l’alternance, le terme de professionnalisation est omniprésent dans les intentions, dans les projets, dans les dispositifs et dans les politiques en quête d’une idéologie enfin acceptable.

Élément de langage des textes programmatiques de la révolution entrepreneuriale en marche , indicateur propagandiste d’un marchandising sans retenue de la formation professionnelle, alibi distinctif des tartuffes du nouveau management public, archange annonciateur d’une posture de la bienveillance organisationnelle, la professionnalisation perd peu à peu ses ambitions réformatrices et ses potentialités transformatrices. La professionnalisation en tant que discours annonçait la réforme des pratiques formatives et la transformation des organisations apprenantes. Aujourd’hui, elle semble n’être qu’une posture sans substance au service d’une idéologie néo-libérale décomplexée. La professionnalisation, comme discours, s’immole progressivement sur l’autel des impostures décisionnelles. Les sciences de l’éducation, elles-mêmes, semblent avoir cédé aux illusions et aux méandres des discours fades des experts et des slogans aguicheurs des consultants : professionnalisation des parcours de formation, professionnalisation des dispositifs, professionnalisation des situations de travail... L’adhésion à une lecture mercantile de la professionnalisation s’opère sans retenue. Elle fait fi de la nécessaire prise de distance attendue des chercheurs, notamment lorsqu’ils font face à un construit le plus souvent élaboré à l’aune des effets de mode. Nous découvrons effarés la prégnance des modèles et des méthodes et leurs diffusions virales auprès de celles et ceux dont la responsabilité est de mettre en oeuvre, ici et ailleurs, les transformations des politiques de formation. La professionnalisation est aujourd’hui un élément de langage des Trissotins des institutions éducatives. Elle n’est pas mise en contexte ni en situation. Elle n’est pas mise en perspective au regard des enjeux humains, souvent intimes et des défis sociétaux. Elle ne fait l’objet d’aucun débat. Ses interprétations diverses sont tues au profit d’une lecture strictement macro-économique. Ses fondements multi-référentiels ne sont pas interrogés et ses déclinaisons pratiques pas davantage. Et surtout, la professionnalisation réduite à des incantations et à des psalmodies insipides tend à ignorer le travail, dans ce qu’il porte comme valeur et comme ambition. Il nous semble donc essentiel de réinterroger le sens de la convocation d’un tel terme, en particulier si l’on a pour projet de penser autrement la formation et l’éducation.

Dans cette perspective, considérons que la professionnalisation, comme valeur, est d’abord et avant tout un analyseur des mutations en cours et à venir : mutation de l’activité du travail, transformation des métiers, changement dans les organisations, modifications des activités et des pratiques, mutations dans les sens attribués aux espaces et aux temps de vie. La professionnalisation nous invite à considérer non seulement la profession mais surtout le travail comme l’alpha et l’oméga de nos regards et de nos saisies instantanés de l’agir humain, de nos observations attentives des territoires du travail et des organisations productives. Décrire, caractériser et comprendre le concept de professionnalisation requiert préalablement de comprendre le travail dans ce qu’il porte en lui d’expressions du rapport à l’humain. Penser la professionnalisation, c’est d’abord et avant tout penser le travail et penser aux activités qui le constituent. Or, il semble qu’aujourd’hui, l’impensé du travail s’immisce au coeur des débats voire des polémiques sur les bouleversements en cours, souvent imposés par une idéologie des placements financiers et de la rente. Illustration de ce constat, le fait que les grandes réformes attendues aujourd’hui dans un grand nombre de pays, celle de l’écologie par exemple ou plus récemment celle des retraites, ignorent le travail. Elles font l’impasse sur ce qui donne sens aux activités humaines. Il est vain de penser qu’une politique écologique ou une politique organisant les temps de vie puissent faire l’impasse d’inscrire le travail, et le rapport de l’humain au travail, comme des leviers du changement sociétal espéré.

Mais la professionnalisation, comme valeur, comme objet social et comme marqueur du travail, requiert aussi d’identifier ses principes d’usages. Autrement dit, que signifie professionnaliser un parcours de formation ? Qu’exprime l’idée de professionnaliser des métiers ou des activités humaines ? Qu’est-ce que professionnaliser ? Pourquoi professionnaliser ? Quoi professionnaliser ? Comment professionnaliser ?

Si le travail doit être au coeur des considérations et préoccupations sociétales, le travail doit être alors la pierre angulaire de la mise en oeuvre de l’idée de professionnalisation. Parler d’une profession c’est donc d’abord et avant tout «dire» le travail et les activités du travail, ses dimensions cachées, ses règles et ses contraintes, ses modalités d’accès et de maîtrise, parfois aussi ses ambitions et réalisations émancipatrices. Parler d’un parcours de professionnalisation, c’est préalablement identifier les compétences attendues chez le futur professionnel. C’est s’interroger sur les exigences requises pour agir professionnellement en situation. C’est enfin choisir les ressources pédagogiques nécessaires et indispensables pour créer les conditions de l’apprentissage professionnel. En entrant dans la réflexion sur la profession par le travail, par son analyse et par le décryptage compréhensif de ses activités, l’analyste cherche à dévoiler trois dimensions constitutives de l’agir humain : les intentions de l’activité, en quelque sorte ses raisons d’être, le rapport social et culturel de l’humain à cette activité, le retour sur l’apprentissage de cette activité. Dès lors, s’intéresser à la professionnalisation, comme principe, c’est tout à la fois chercher à comprendre l’activité humaine et proposer de saisir les processus d’apprentissage de cette activité. C’est pourquoi la professionnalisation concerne tout autant le travail dans ce qu’il peut se définir et s’affirmer comme profession que la formation dans ce qu’elle invite à penser autrement les apprentissages professionnels. La professionnalisation, comme construit, a besoin aujourd’hui d’une mise en débat en interrogeant ses fins, ses valeurs, ses principes et ses pratiques situées. Sans ce passage obligé, l’idée de professionnalisation risque de se perdre dans les méandres des mots constitutifs d’un verbiage idéologique en proie à des usages tout autant intempestifs qu’inutiles.

En précisant à nouveau les deux volets concernés par les travaux scientifiques sur la professionnalisation (l’activité du travail et l’apprentissage professionnel), nous avons souhaité réaliser un double numéro dont les objectifs sont les suivants :

  1. Identifier et analyser la périphérie du concept de professionnalisation en révélant deux dimensions étudiées « autour de » la professionnalisation : l’insertion professionnelle et le développement professionnel ;

  2. Saisir et comprendre les mécanismes de transformation d’une activité du travail en profession constituée ;

  3. Décrire et caractériser les conditions de réussite des apprentissages professionnels.

L’ esquisse d’une méta-professionnalisation (Objectif 1)

L’article écrit par Carpentier, Mukamurera, Leroux et Lakhal rend compte d’une recherche portant sur les besoins des futurs enseignants lors de la phase souvent considérée comme problématique, celle de l’insertion professionnelle. Cette étape complexe est aujourd’hui accompagnée par différents dispositifs de soutien qui ont été analysés à la lumière de leur adéquation aux besoins exprimés par les enseignants débutants. L’article de Ghouati revient, quant à lui, sur la délicate question de la relation formation-emploi. En étudiant les formations universitaires, l’auteur nous invite à réfléchir aux conditions de transformation d’un parcours de formation en parcours de professionnalisation. Autrement dit, comment agir sur la formation pour favoriser l’insertion professionnelle des étudiants ? L’article de Gouttenoire, Fiorelli, Trognon et Roux traite de la notion de développement professionnel. Les auteurs réussissent à donner sens et corps à ce construit en analysant des pratiques formatives de formateurs convoquant le paradigme de la réflexivité.

Les frontières entre activité du travail et pratiques professionnelles (Objectif 2)

Le texte de Cherblanc et Risdon s’intéresse à une activité de service bénévole en cours de transformation. Confrontés aux attentes sociales de professionnalisation d’activités jusqu’alors relevant de l’engagement au service de la communauté, les auteurs interrogent ces transformations en convoquant une perspective interactionniste. À l’heure des encouragements plus ou moins sincères à s’engager dans des démarches ou projets au service d’autrui, les deux auteurs identifient les conditions d’une professionnalisation d’une activité bénévole adressée à autrui. Le texte de Janner-Raimondi, Bedoin et Baeza analyse les modalités de collaboration entre des professionnels et des non professionnels dans un contexte de soin. Si les interactions humaines constituent le coeur des professions de l’humain, cette réalité conduit les professionnels du soin à penser et à mettre en oeuvre une co-intervention en collaboration avec les patients et leurs familles.

L’apprentissage professionnel comme condition de la professionnalisation des parcours de formation (Objectif 3)

L’article de Maleyrot, Pourcelot et Perez-Roux étudie un dispositif pédagogique au service d’une visée de professionnalisation de la formation. En analysant une démarche d’analyse de pratiques, les auteurs montrent le sens et l’intérêt d’un tel outil, en particulier sa capacité à exprimer le dire de l’activité du travail. Le texte souligne aussi les impacts de divergences constatés quant aux effets attendus sur le plan de la professionnalisation de professionnels en émergence. La démarche d’analyse des pratiques est considérée ici comme le point de départ d’une situation d’apprentissage professionnel à construire.

Le texte de Mongoin et Mohib traite d’un champ d’application particulier de la professionnalisation des parcours de formation. En étudiant des dispositifs de formation dédiés aux jeunes adultes sans qualification, les deux auteurs interrogent les nécessaires transformations de pratiques formatives devant se défaire de la prégnance du modèle scolaire pour privilégier davantage une pédagogie centrée sur l’accompagnement réflexif des formés. L’article d’Oget prend pour objet la professionnalisation du parcours de formation des ingénieurs. Dans ce contexte, l’auteur s’intéresse à l’un des savoirs constitutifs de cette formation : la capacité à concevoir. L’article interroge ainsi « l’archéologie » de ce savoir académique et montre combien la formation à la conception en école d’ingénieur ne prend pas suffisamment en compte le rapport du futur ingénieur à cette activité. Le texte encourage à développer une perspective pédagogique valorisant la part d’inventivité dans l’apprentissage professionnel du travail de conception. Le texte de Tortochot et Moineau fait part des résultats d’une recherche portant sur l’analyse des activités de rédaction des mémoires professionnels exigés dans la plupart des formations professionnalisantes aujourd’hui. Le travail d’écriture contribue au développement de processus réflexifs nécessaires à l’apprentissage professionnel d’activités de créations, omniprésentes dans les professions artistiques notamment.

La lecture de ce double numéro de Phronesis doit nous encourager à traiter scientifiquement de la professionnalisation en tenant ensemble les deux ambitions constitutives de cette idéologie : le travail, en tant qu’activité génératrice de pratiques professionnelles et sociales d’une part et, d’autre part, la formation en tant que dispositif organisationnel illustré par un parcours, guidé par une ingénierie de formation ne se réduisant pas à des procédures techniques mais une ingénierie capable de replacer la pédagogie au coeur des valeurs de la formation des adultes. L’apprentissage professionnel nous semble plus que jamais constituer la modalité d’usage permettant de relier ces deux desseins prometteurs.